Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Elles lui avaient annoncé que le Ramazan allait les rendre pluscaptives, à cause des prières, des saintes lectures, du jeûne detoute la journée, et surtout à cause de la vie mondaine du soir,qui prend une importance exceptionnelle pendant ce mois decarême : grands dîners d’apparat, nommés Iftars, quisont pour compenser l’abstinence du jour, et auxquels on conviequantité de monde.

Et au contraire, voici que ce Ramazan semblait faciliter leurprojet le plus fantastique, un projet à en frémir : recevoirune fois André Lhéry à Khassim-Pacha même, chez Djénane, à deux pasde madame Husnugul !

Stamboul, en carême d’Islam, ne se reconnaît plus. Le soir,fêtes et milliers de lanternes, rues pleines de monde, mosquéescouronnées de feux, grandes bagues lumineuses partout dans l’air,soutenues par ces minarets qui alors deviennent à peine visiblestant ils ont pris la couleur du ciel et de la nuit. Mais, enrevanche, somnolence générale tant que dure le jour ; la vieorientale est arrêtée, les boutiques sont closes ; dans lesinnombrables petits cafés, qui d’ordinaire ne désemplissent jamais,plus de narguilés, plus de causeries, seulement quelques dormeursallongés, sur les banquettes, la mine fatigué par les veilles etpar le jeûne. Et dans les maisons, jusqu’au coucher du soleil, mêmeaccablement que dehors. Chez Djénane en particulier, où lesdomestiques étaient vieux comme les maîtres, tout le monde dormait,nègres imberbes, ou gardiens moustachus avec pistolets à laceinture.

Le 12 Ramazan 1322, jour fixé pour l’extravagante entreprise, lagrand-mère et les grands-oncles, grippés à point, gardaient lachambre, et, circonstance inespérée, madame Husnugul, depuis deuxjours, était retenue au lit par une indigestion, contractée aucours d’un iftar.

André devait se présenter à deux heures précises, à la minute, àla seconde ; il avait la consigne de raser les murailles, pourn’être point vu des fenêtres surplombantes, et de ne se risquerdans la grande porte que si on lui montrait, à travers les grillesdu premier étage, le coin d’un mouchoir blanc, – le signalhabituel.

Vraiment, cette fois, il avait peur ; peur pour elles, etpeur pour lui-même, non du danger immédiat, mais du scandaleeuropéen, universel, qui ne manquerait point de survenir s’il selaissait prendre. Il arrivait lentement, les yeux au guet.Disposition favorable, la maison de Djénane était sans vis-à-vis etdonnait, comme toutes celles du voisinage, sur le grand cimetièrede cette rive ; en face, rien que les vieux cyprès et lestombes ; aucun regard ne pouvait venir de ce côté-là, quiétait une solitude enveloppée aujourd’hui par la brume denovembre.

Le signal blanc était à son poste ; il ne s’agissait doncplus de reculer. Il entra, comme qui se jette tête baissée dans ungouffre. Un vestibule monumental, vieux style, vide aujourd’hui deses gardiens armés et dorés. Mélek seule, en tcharchaf noirderrière la porte, et qui lui jeta, de sa voix rieuse :

– Vite, vite ! Courez !

Ensemble, ils montèrent un escalier quatre à quatre,traversèrent comme le vent de longs couloirs, et firent irruptiondans l’appartement de Djénane, qui attendait toute palpitante, etreferma sur eux à double tour.

Un éclat de rire, aussitôt : leur rire de gamineriequ’elles lançaient comme un défi à tout et à tous, chaque foisqu’un danger plus immédiat venait d’être conjuré. Et Djénanemontrait d’un amusant petit air de triomphe la clef qu’elle tenaità la main : une clef, une serrure, quelle innovationsubversive, dans un harem ! Elle avait obtenu ça depuis hier,paraît-il, et n’en revenait pas de ce succès. Elle, Djénane, etaussi Zeyneb, puis Mélek lestement débarrassée de son tcharchaf,étaient plus pâles que de coutume, à cause du jeûne sévère.D’ailleurs elles se présentaient à André sous un aspect tout à faitnouveau pour lui, qui ne les avait jamais vues qu’en odalisques ouen fantômes : coiffées et habillées en Européennes trèsélégantes ; seul détail pour les rendre encore un peuOrientales, des tout petits voiles de Circassie, en gaze blanche etargent, posés sur leurs cheveux, descendaient sur leursépaules.

– Je croyais qu’à la maison vous ne mettiez pas de voile dutout, demanda André.

– Si, si, toujours. Mais ces petits-là seulement.

Elles le firent entrer d’abord dans le salon de musique, oùl’attendaient trois autres femmes, conviées à la périlleuseaventure : mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, mademoiselleTardieu, ex-institutrice de Mélek, et enfin une dame-fantôme,Ubeydé Hanum, diplômée de l’école normale et professeur dephilosophie au lycée de jeunes filles, dans une ville d’AsieMineure. Pas rassurées, les deux Françaises, qui étaient restéeslongtemps indécises entre la tentation et la peur de venir. Etmademoiselle de Saint-Miron avait tout l’air de quelqu’un qui sedit à soi-même : « C’est moi, hélas ! la causepremière de cet inénarrable désastre, André Lhéry en personne dansl’appartement de mon élève ! » Elles causèrent cependant,car elles en mouraient d’envie, et il parut à André qu’ellesavaient l’âme à la fois haute et naïve, ces deux demi-vieillesfilles ; du reste, distinguées et supérieurement instruites,mais avec une exaltation romanesque un peu surannée en 1904. Ellescrurent pouvoir lui parler de son livre, dont elles savaient letitre et qui les excitait beaucoup :

– Plusieurs pages de vos Désenchantées sont déjàécrites, maître, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu ! non, répondit-il en riant, pas uneseule !

– Et moi, je le préfère, – dit Djénane à André, de sa voixqui surprenait toujours comme une musique extra-terrestre, mêmeaprès d’autres voix déjà très douces. – Vous le composerez une foisparti, ce livre, ainsi au moins il servira encore de lien entrenous pendant quelques mois : quand vous aurez besoin d’êtredocumenté, vous songerez a nous écrire…

André jugeant devoir, par politesse, adresser une fois la paroleà la dame-fantôme, lui demanda le plus banalement du monde si elleétait contente des petites Turques d’Asie, ses élèves. Il prévoyaitquelque réponse de pédagogue, aussi banale que sa question. Mais lavoix sérieuse et douce, qui partait de dessous le voile noir, luidit en pur français ce qu’il n’attendait pas :

– Trop contente, hélas !… Elles n’apprennent que tropvite et sont beaucoup trop intelligentes. Je regrette d’être l’undes instruments qui aura inoculé le microbe de la souffrance à cesfemmes de demain. Je plains toutes ces petites fleurs, qui serontainsi plus tôt fanées que leurs candides aïeules…

Ensuite on parla du Ramazan. Jeûne toute la journée, bienentendu, petits ouvrages pour les pauvres et lecturespieuses ; au cours de ce mois lunaire, une musulmane doitavoir relu son Coran tout entier, sans passer une ligne ;elles n’avaient garde d’y manquer, ces trois petites qui, malgré ledéséquilibrement et l’incroyance, vénéraient avec admiration lelivre sacré de l’Islam ; et leurs Corans étaient là, marquésd’un ruban vert à la page du jour.

Et puis, le soleil couché, ce sont les Iftars. Dans lesélamlike, iftar des hommes, suivi d’une prière pourlaquelle invités, maîtres et serviteurs se réunissent en commundans la grande salle, chacun agenouillé sur son tapis àmihrab ; chez Djénane, paraît-il, cette prière était chantéechaque soir par un des jardiniers, le seul qui fût jeune, et dontla voix de muezzin emplissait toute la demeure.

Dans le harem, iftar des femmes :

– Ces réunions de jeunes Turques, dit Zeyneb, deviennentrarement frivoles en Ramazan, alors que le mysticisme est réveilléau fond de nos âmes, et les questions qu’on y aborde sont de vie etde mort. Toujours la même ardeur, la même fièvre au début. Ettoujours la même tristesse à la fin, le même découragement dontnous sommes prises, quand, après deux heures de discussions, surtous les dogmes et toutes les philosophies, nous nous retrouvons aumême point, avec la conscience de n’être que de faibles,impuissantes et pauvres créatures ! Mais l’espoir est unsentiment si tenace que, malgré la faillite de nos tentatives, ilnous reste la force de reprendre, le lendemain, une autre voie pouressayer encore d’atteindre l’inapprochable but…

– Nous, les jeunes Turques, ajouta Mélek, nous sommes unepoignée de graines d’une très mauvaise plante, qui germe, résisteet se propage, malgré les privations d’eau, les froids, et même les« coupes » répétées.

– Oui, dit Djénane, mais on peut nous diviser en deuxespèces. Celles qui, pour ne pas mourir, saisissent toutes lesoccasions de s’étourdir, d’oublier. Et celles, mieux trempées, quise réfugient dans la charité, comme par exemple Djavidé, notrecousine ; je ne sais pas si, chez vous, les petites sœurs despauvres font plus de bien qu’elle, avec plus de renoncement ;et, dans nos harems, nous en avons tant d’autres qui l’égalent. Ilest vrai, elles sont obligées d’opérer en secret, et quant à formerdes comités de bienfaisance, interdiction absolue, car nos maîtresdésapprouvent ces contacts avec les femmes du peuple, par crainteque nous ne leur communiquions nos pessimismes, nos détraquementset nos doutes.

Mélek, dont les interruptions brusques étaient la spécialité,proposa de faire essayer à André sa cachette en cas de grandealarme : c’était derrière un chevalet d’angle, qui supportaitun tableau et que drapaient des brocarts :

– Un surcroît de précaution, dit-elle cependant, car rienn’arrivera. Le seul valide de la famille en ce moment, c’est monpère, et il ne quittera Yldiz qu’après le coup de canon deMoghreb…

– Oui, mais enfin, objecta André, si quelque chosed’imprévu le ramenait avant l’heure ?

– Eh bien ! dans un harem on n’entre pas sans êtreannoncé. Nous lui ferions dire qu’une dame turque est ici envisite, Ubeydé Hanum, et il se garderait de franchir notre porte.Pas plus difficile que ça, quand on sait s’y prendre… Non, il n’y avraiment que votre sortie, tout à l’heure, qui seradélicate.

Sur le piano traînaient les feuillets manuscrits d’un nocturneque Djénane venait de composer, et André eût aimé se le faire jouerlà par elle, qu’il n’avait jamais entendue que de loin, en passantla nuit sous ses fenêtres au Bosphore. Mais non, en Ramazan, onosait à peine faire de la musique. Et puis, quelle imprudence deréveiller cette grande maison dormeuse, dont le sommeil, en cemoment, était si nécessaire !

Quant à Djénane, elle désirait que son ami se fût accoudé unefois pour écrire à son bureau de jeune fille, – son bureau surlequel jadis, au temps où il n’était à ses yeux qu’un personnage derêve, elle griffonnait son journal en pensant à lui. Donc, ellesl’emmenèrent dans la grande chambre où tout était blanc, luxueux ettrès moderne. Il dut regarder en leur compagnie, par les fenêtresaux persiennes quadrillées toujours closes, ces perspectivesfamilières à leur enfance, et devant lesquelles sans doute la griseet lente vieillesse finirait par venir peu à peu leséteindre ; des cyprès, des stèles de tous les âges ; enbas, comme dans un précipice, l’eau de la Corne-d’Or, aujourd’huiterne et lourde, semblable à une nappe d’étain, et puis, au-delà,Stamboul noyé de brume hivernale. Il du regarder aussi, par lesfenêtres libres qui donnaient à l’intérieur, ce vieux jardin sihaut muré que Djénane lui avait décrit dans ses lettres :« Un jardin tellement solitaire, lui disait-elle, que l’onpeut y errer sans voile. D’ailleurs, chaque fois que nous ydescendons, nos nègres sont là, pour éloigner lesjardiniers. »

En effet, dans le fond là-bas, où les platanes enchevêtraientleurs énorme ramures dépouillées, tristement grisâtres, celaprenait des allures de forêt prisonnière ; elles devaientpouvoir se promener là-dessous sans être aperçues de personne aumonde.

André bénissait le concours d’audaces qui lui permettait deconnaître cette demeure, si interdite à ses yeux… Pauvres petitesamies de quelques mois, rencontrées sur le tard de sa vie errante,et qu’il allait fatalement quitter pour jamais ! Au moinscomme cela, quand il repenserait à elles, le cadre de leurséquestration s’indiquerait précis dans sa mémoire…

Maintenant, c’était l’heure de se retirer, l’heure grave. Andréavait presque oublié, au milieu d’elles, l’invraisemblance de lasituation ; à présent qu’il s’agissait de sortir, le sentimentlui revenait de s’être faufilé tout vif dans une ratière, dontl’issue après son passage se serait rétrécie et hérissée depointes.

Elles firent plusieurs rondes d’exploration ; tout seprésentait bien ; le seul personnage de trop était un certainnègre, du nom de Yousouf, qui gardait avec obstination le grandvestibule. Pour celui-là, il fallait imaginer sur-le-champ unecourse longue et urgente :

– J’ai trouvé, dit tout à coup Mélek. Rentrez dans votrecachette, André. Nous allons le faire comparaître ici même, ce seraun comble !

Et, quand il se présenta :

– Mon bon Yousouf, une commission vraiment pressée. Monte àPéra bien vite, pour nous acheter un livre nouveau, dont je vaist’inscrire le nom sur une carte ; au besoin, tu feras tous leslibraires de la grand-rue, mais surtout ne reviens pasbredouille !

Et voici ce qu’elle écrivit sans rire : « LesDésenchantées, le dernier roman d’André Lhéry. »

Une ronde encore dans les couloirs, après de nouveaux ordresjetés aux uns et aux autres pour les occuper ailleurs ; puiselle vint prendre André par la main, d’une course folle l’entraînajusqu’en bas, et un peu nerveusement le poussa dehors.

Lui s’en alla, rasant de plus près que jamais les vieillesmurailles, se demandant si cette porte, fermée peut-être avec tropde bruit, n’allait pas se rouvrir pour une bande de nègres avecrevolvers et bâtons, lancés à sa poursuite.

Elles lui avouèrent le lendemain leur mensonge, au sujet de cespetits voiles de Circassie. À la maison, elles n’en mettaientpoint. Mais, pour une musulmane, montrer à un homme tous sescheveux, montrer sa nuque surtout, est plus malséantencore que montrer son visage, et elles n’avaient pu s’yrésoudre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer