Les Désenchantées

Chapitre 17

 

Une longue lettre de Zeyneb lui parvint trois jours après,contenant une enveloppe fermée, sur laquelle son nom,« André », avait été écrit encore de la main deDjénane.

 

LETTRE DE ZEYNEB

« André, toutes mes souffrances, toutes mes détressesn’étaient que joie tant que son sourire les éclairait ; tousmes jours noirs s’illuminaient d’elle : je le comprends àprésent qu’elle n’y est plus…

« Voici une semaine bientôt qu’elle est couchée sous de laterre… Jamais je ne reverrai ses yeux profonds et graves où son âmeparaissait, jamais je n’entendrai plus sa voix, ni son rired’enfant ; tout sera morne autour de moi jusqu’à la fin :Djénane est couchée dans la terre… Je ne le crois pas encore,André, et pourtant j’ai touché ses petites mains froides, j’ai vuson sourire figé, ses dents nacrées entre ses lèvres de marbre…C’est moi qui suis allée près d’elle la première, qui ai pris lasuprême lettre qu’elle avait écrite, la lettre pour vous, froisséeet tordue entre ses doigts… Je ne le crois pas encore, et pourtantje l’ai vue raidie et blanche ; j’ai tenu dans mes mains sesmains de morte… Je ne le crois pas, mais cela est, et je l’ai vu,et j’ai vu son cercueil enveloppé du Validé-Châle, avec un voilevert de la Mecque, et j’ai entendu l’Imam dire pour elle la prièredes morts…

« Jeudi, ce jour même où nous devions la reconduire à HamdiBey, j’ai reçu un mot à l’aube, avec une clef de sa chambre… (Cetteserrure qu’elle était si contente d’avoir obtenue, vous vousrappelez ?) C’est Kondja-Gul qui m’apportait cela, et pourquoide si bonne heure ?… J’avais de l’effroi déjà en déchirantl’enveloppe… Et j’ai lu : « Viens, tu me trouveras morte.Tu entreras la première et seule dans ma chambre ; près de moitu chercheras une lettre ; tu la cacheras dans ta robe, etensuite tu l’enverras à mon ami. »

« Et j’y suis allée en courant, je suis entrée seule danscette chambre… Oh ! André, l’horreur d’entrer là… L’horreur dupremier regard jeté là-dedans !… Où serait-elle ? Dansquelle pose,… tombée, couchée ?… Ah ! là, dans cefauteuil, devant son bureau, cette tête renversée, toute blanche,qui avait l’air de regarder le jour levant… Et je ne devais pasappeler, pas crier… Non, la lettre, je devais chercher la lettre…Des lettres, j’en voyais cinq ou six cachetées sur ce bureau prèsd’elle ; sans doute ses adieux, Mais il y avait aussi desfeuillets épars, ce devait être ça, avec cette enveloppe prête quiportait votre nom… Et le dernier feuillet, celui que vous verrezfroissé, je l’ai pris dans sa main gauche qui le tenait, crispée…J’ai caché tout cela, et, quand j’ai eu fait comme elle voulait,alors seulement j’ai crié de toute ma voix, et on est venu…

« Djénane, mon unique amie, ma sœur… Pour moi, il n’y aplus rien, en dehors d’elle, après elle, ni joie, ni tendresse, nilumière du jour ; elle a tout emporté au fond de sa tombe, oùse dressera bientôt une pierre verte, là-bas, vous savez, dans cetEyoub que vous aimiez tous deux…

« Et elle aurait vécu, si elle était restée la petitebarbare, la petite princesse des plaines d’Asie ! Ellen’aurait rien su du néant des choses… C’est de trop penser et detrop savoir, qui l’a empoisonnée chaque jour un peu… C’estl’Occident qui l’a tuée, André… Si on l’avait laissée primitive etignorante, belle seulement, je la verrais là près de moi, etj’entendrais sa voix… Et mes yeux n’auraient pas pleuré, comme ilspleureront des jours et des nuits encore… Je n’aurais pas eu cedésespoir, André, si elle était restée la petite princesse desplaines d’Asie…

« ZEYNEB. »

 

La lettre de Djénane, André avait une pieuse frayeur del’ouvrir.

Ce n’était plus comme le faire-part, décacheté si distraitement.Cette fois il était averti ; depuis des jours, il avait prisle deuil pour elle ; la tristesse de l’avoir perdue étaitentrée en lui par degrés avec une pénétration lente etprofonde ; il avait eu le temps aussi de méditer sur la partde responsabilité qui lui revenait dans ce désespoir.

Donc, avant de déchirer cette enveloppe, il s’enferma seul, pourn’être troublé par rien dans son tête-à-tête avec elle.

Plusieurs feuillets… Et le dernier, celui d’en dessous, eneffet, les doigts le sentaient tout froissé et meurtri.

D’abord il vit que c’était son écriture des lettres habituelles,toujours sa même écriture aussi nette. Elle avait donc été bienmaîtresse d’elle-même devant la mort ! Et elle commençait parces phrases un peu rythmées qui étaient dans sa manière ; desphrases d’abord si calmes, qu’André eût douté presque, lui qui nel’avait pas vue « raidie et blanche », lui qui n’avaitpas eu le contact de « sa main de morte ».

 

LA LETTRE

« Mon ami, l’heure est venue de nous dire adieu. L’iradépar lequel je me croyais protégée a été rapporté, Zeyneb a dû vousl’apprendre. Ma grand-mère et mes oncles ont tout préparé pour monmariage, et demain doit me rendre à l’homme que vous savez.

« Il en minuit et, dans la paix de la maison close, pointd’autre bruit que le grincement de ma plume ; rien ne veille,hors ma souffrance. Pour moi, le monde s’est évanoui ; j’aidéjà pris congé de tout ce qui m’y était cher, j’ai écrit mesdernières volontés et mes adieux. J’ai débarrassé mon âme de toutce qui n’en est pas l’essence, j’en ai voulu chasser toutes lesimages – pour que rien ne demeure entre vous et moi, pour ne donnerqu’à vous les dernières heures de ma vie, et que ce soit vous seulqui sentiez s’arrêter le dernier battement de mon cœur.

« Car, mon ami, je vais mourir… Oh ! d’une mortpaisible semblable à un sommeil, et qui me gardera jolie. Le repos,l’oubli sont là, dans un flacon à portée de ma main. C’est untoxique arabe très doux qui, dit-on, donne à la mort l’illusion del’amour.

« André, avant de m’en aller de la vie, j’ai fait unpèlerinage à la petite tombe qui vous est chère. J’ai voulu prierlà et demander à celle que vous avez aimée de me secourir à l’heuredu départ, – et aussi de permettre à mon souvenir de se mêler ausien dans votre cœur. Et tantôt je me suis rendue à Eyoub, seuleavec ma vieille esclave, demander aux morts de me faire accueil.Parmi les tombes j’ai erré, choisissant ma place. Dans ce coin oùnous nous étions assis ensemble, je me suis reposée seule. Ce jourd’hiver avait la douceur de l’avril où mon âme, en ce même lieu,s’était donnée… Dans la Corne-d’Or, au retour, du ciel il pleuvaitdes roses. Oh ! mon pays, si beau dans ta pourpre dusoir ! J’ai clos mes yeux pour emporter dans l’autre vie tavision !…

« Zeyneb m’avait conseillé la fuite, quand l’annulation del’iradé nous a été signifiée. Cependant, je n’ai pu m’y résoudre.Peut-être, si j’avais su trouver, sous un autre ciel, l’amour pourm’accueillir… Mais je n’avais droit de prétendre qu’à une pitiéaffectueuse. J’aime mieux la mort, je suis lasse.

« Un calme étrange règne en moi… J’ai fait apporter dans machambre, – ma chambre de jeune fille oh vous êtes entré un jour, –toutes les fleurs envoyées par mes amies pour la « fête »de demain. En les disposant autour de mon lit, de la table surlaquelle j’écris, c’est à vous, ami, que je pense. Je vous évoque.Cette nuit, vous êtes mon compagnon. Si je ferme les yeux, vousvoici, froid, immobile ; mais vos yeux à vous, – ces yeux dontje n’aurai jamais sondé le mystère, – percent mes paupières closeset me brûlent le cœur. Et si je rouvre mes yeux, vous êtes làencore parmi les fleurs, votre portrait me regarde.

« Et votre livre, – notre livre, – à part cesfeuillets que vous m’avez donné et qui me suivront demain, je m’envais donc sans l’avoir lu ! Ainsi je n’aurai pas même su votreexacte pensée. Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie.Aurez-vous bien compris le crime d’éveiller des âmes qui dorment etpuis de les briser si elles s’envolent, l’infamie de réduire desfemmes à la passivité des choses ?… Dites-le, vous, que nosexistences sont comme enlisées dans du sable, et pareilles à delentes agonies… Oh ! dites-le ! Que ma mort serve aumoins à mes sœurs musulmanes ! J’aurais tant voulu leur fairedu bien quand je vivais !… J’avais caressé ce rêve autrefois,de tenter de les réveiller toues… Oh ! non, dormez, dormez,pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes !…Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevud’autres horizons que celui du harem, oh ! André, je vous lesconfie ; parlez d’elles et parlez pour elles. Soyez leurdéfenseur dans le monde où l’on pense. Et que leurs larmes àtoutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les pauvresaveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nousoppriment !… »

 

L’écriture maintenant changeait tout à coup, devenait moinsassurée, presque tremblante :

 

« Il est trois heures du matin et je reprends ma lettre.J’ai pleuré, tant pleuré, que je n’y vois plus bien. Oh !André ! André ! est-ce donc possible d’être jeune,d’aimer, et cependant d’être poussée à la mort ? Oh !quelque chose me serre à la gorge et m’étouffe… J’avais le droit devivre et d’être heureuse… Un rêve de vie et de lumière plane encoreautour de moi… Mais demain, le soleil de demain, c’est le maîtrequ’on m’impose, ce sont ses bras qui vont m’enlacer… Et oùsont-ils, les bras que j’aurais aimés… »

 

Un intervalle, témoignant d’un autre temps d’arrêt :l’hésitation suprême sans doute et puis l’accomplissement de l’acteirrévocable. Et la lettre, pour quelques secondes encore, reprenaitsa tranquillité harmonieuse. Mais cette tranquillité-là donnait lefrisson…

 

« C’est fini, il ne fallait qu’un peu de courage. Le petitflacon d’oubli est vide. Je suis déjà une chose du passé. En uneminute, j’ai franchi la vie, il ne m’en reste qu’un goût amer defleurs aux lèvres. La terre me paraît lointaine, et tout sebrouille et de dissout ? – tout sauf l’ami que j’aimais, quej’appelle, que je veux près de moi jusqu’à la fin. »

 

L’écriture commençait à s’en aller de travers comme celle despetits enfants. Puis, vers la fin de la nouvelle page, les ligneschevauchaient tout à fait. La pauvre petite main n’y était plus, nesavait plus, les lettres se rapetissaient trop, ou bien tout à coupdevenaient très grandes, effrayantes d’être si grandes… C’était ledernier feuillet, celui qui avait été tordu et pétri pendant laconvulsion de la mort, et les meurtrissures de ce papier ajoutaientà l’horreur de lire.

 

« … l’ami que j’appelle, que je veux près de moi jusqu’à lafin… Mon bien-aimé, venez vite, car je veux vous le dire… Nesaviez-vous donc pas que je vous chérissais de tout mon être ?Quand on est mort, on peut tout avouer. Les règles du monde, il n’yen a plus. Pourquoi, en m’en allant, ne vous avouerais-je pas queje vous ai aimé ?…

« André, ce jour où vous êtes assis là, devant ce bureau oùje vous écris mon adieu, le hasard, comme je me penchais, m’a faitvous frôler ; alors j’ai fermé les yeux, et derrière mes yeuxclos, quels beaux songes ont tout à coup passé ! Vos bras mepressaient contre votre cœur, et mes mains emplies d’amourtouchaient doucement vos yeux et en chassaient la tristesse.Ah ! la mort aurait pu venir, et elle serait venue en mêmetemps que pour vous la lassitude, mais comme elle eût été douce, etquelle âme joyeuse et reconnaissante elle eût emportée… Ah !tout se brouille et tout se voile… On m’avait dit que je dormirais,mais je n’ai pas encore sommeil, seulement tout remue, tout sedédouble, tout danse, mes bougies sont comme des soleils, mesfleurs ont grandi, grandi, je suis dans une forêt de fleursgéantes…

« Viens, André, viens près de moi, que fais-tu là parmi lesroses ? Viens près de moi pendant que j’écris, je veux tonbras autour de moi et tes chers yeux près de mes lèvres. Là, monamour, c’est ainsi que je veux dormir, tout près de toi, et te direque je t’aime… Approche de moi tes yeux, car, de l’autre vie où jesuis, on peut lire dans les âmes à travers les yeux… Et je suis unemorte, André… Dans tes yeux clairs où je n’ai pas su voir, y a-t-ilpour moi une larme ?… Je ne t’entends pas répondre parce queje suis morte… Pour cela je t’écris, tu n’entendrais pas ma voixlointaine…

« Je t’aime, entends-tu au moins cela, jet’aime… »

 

Oh ! sentir ainsi, comme sous la main, cette agonie !Être celui à qui elle s’était obstinée à parler quand même, pendantla minute de grand mystère où l’âme s’en va… Recueillir la dernièretrace de sa chère pensée qui venait déjà du domaine desmorts !…

 

« Et je m’en vais, je m’envole, serre-moi !…André !… Oh ! t’aimera-t-on encore d’un amour si tendre…Ah ! le sommeil vient et la plume est lourde ?

« Dans tes bras… mon bien-aimé… »

…  …  …  …  … …  … . .

Ils se perdaient, tracés à peine, les derniers mots. Du reste,ni cela, ni rien, celui qui lisait ne pouvait plus lire… Sur lefeuillet, froissé par la pauvre petite main qui ne savait plus, ilappuya les lèvres, pieusement et passionnément. Et ce fut leurgrand et leur seul baiser…

 

Chapitre 18

 

Ô Djénane-Feridé-Azâdé, que le rahmet d’Allah descende surtoi ! Que la paix soit à ton âme fière et blanche ! Etpuissent tes sœurs de Turquie, à mon appel, pendant quelques annéesencore avant l’oubli, redire ton cher nom, le soir dans leursprières !…

FIN

Auteurs::

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