Les Désenchantées

Chapitre 14

 

Le jeudi 30 novembre est arrivé, prompt et sans merci, commearriveront empressées toutes les dates décisives ou fatales, nonseulement pour chacun de nous celle où il faudra mourir, maiscelles après qui verront tomber les derniers de notre génération,finir l’Islam et disparaître nos races au déclin, puis cellesencore qui amèneront la consommation des Temps, l’anéantissement etl’oubli des tourbillons de soleils dans les souverainesTénèbres…

Vite, vite il est arrivé ce jeudi 30 novembre, date quelconqueet inaperçue pour la majorité des êtres si divers queConstantinople voit s’agiter dans ses foules ; mais, pourDjénane, pour André, date marquant un de ces tournants brusques oùla vie change.

À l’aube froide et grise, tous deux s’éveillèrent presque enmême temps, tous deux sous le même ciel, dans la même ville pourquelques heures encore, séparés seulement par un ravin emplid’habitations humaines et par un bois de cyprès empli de morts, –mais en réalité très loin l’un de l’autre à cause d’invisiblesbarrières. Lui, fut saisi par l’impression du départ, dès qu’ilrouvrit les yeux, car il n’habitait plus sa maison, mais campait àl’hôtel ; il s’y était du reste perché le plus haut possible,pour fuir le tapage d’en bas, les casquettes des globe-trottersd’Amérique et les élégances des aigrefins de Syrie ; etsurtout pour avoir vue encore sur Stamboul, avec Eyoub aulointain.

Et tous deux, Djénane et André, interrogèrent d’abord l’horizon,l’épaisseur des nuées, la direction du vent d’automne, l’un de safenêtre largement ouverte, l’autre à travers l’oppressant,l’éternel quadrillage de bois où s’emprisonnent les harems.

Ils avaient souhaité pour ce jour un temps lumineux et lerayonnement nostalgique de ce soleil d’arrière-saison, qui parfoisvient épandre sur Stamboul une tiédeur de serre. Lui, c’était pouremporter, dans ses yeux avides et affolés de couleur, une dernièrevision magnifique de la ville aux minarets et aux coupoles.

Elle, c’était pour être plus sûre de réussir à l’apercevoirencore une fois, de ce quai de Galata, en passant le long de sonnavire en partance, – car autrement, rien ne lui causait plusintime mélancolie que ces pâles illuminations roses des beaux soirsde novembre, et depuis longtemps elle s’était dit que s’il fallait,après qu’il serait parti pour jamais, rentrer s’ensevelir chez soipar un de ces couchers de soleil languides et tout en or, ce seraitplus intolérable que sous la morne tombée des crépuscules pluvieux.Mais voilà, par temps de pluie tout deviendrait plus compliqué etplus incertain : quel prétexte inventer alors pour unepromenade, comment échapper à l’espionnage redoublé des eunuquesnoirs et des servantes ?…

Or, la pluie s’annonçait, à n’en pas douter, pour tout le jour.Un ciel obscur, remué et tourmenté par le vent de Russie ; degros nuages qui couraient bas, presque à toucher la terre,enténébrant les lointains et inondant toutes choses ; du froidet de la mouillure.

Et Zeyneb aussi, par sa fenêtre aux vitres ouvertes, regardaitle ciel, indifférente à sa propre conservation, aspirant longuementl’humidité glacée des hivers de Constantinople, qui déjà l’annéeprécédente avait développé dans sa poitrine les germes de la mort.Puis tout à coup il lui sembla qu’elle gaspillait les minutesutiles ; ce n’était pourtant que ce soir à quatre heures, ledépart d’André, mais elle ne se tint pas d’aller chez Djénane,comme elle l’avait promis hier ; toutes deux avaient à revoirensemble leurs plans, a combiner de plus infaillibles ruses, afinde passer bien exactement à l’heure voulue sur ce quai despaquebots. Il demeurait encore là pour presque un jour, lui ;donc, l’agitation causée par sa présence, le trouble et le dangercontinuaient de les soutenir ; elles se sentaient actives etfébriles ; tandis qu’après, oh ! après ce serait lareplongée soudaine dans ce calme où il n’y aurait plus rien…

Pour André au contraire, la journée commençait dans lamélancolie plutôt tranquille. L’immense lassitude d’avoir tantvécu, tant aimé et tant de fois dit adieu, endormait décidément sonâme à l’heure de ce départ, que d’avance il s’était représenté pluscruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà ensoi-même une sorte de détachement avant d’être en route…« D’ailleurs il fallait couper court, se disait-il ;quand je serai loin, tout ira mieux pour elle ; touts’arrangera, hélas ! sous les caresses de Hamdî… »

Mais quel ciel décevant, pour le dernier jour ! Il avaitcompté, dans une flânerie triste et douce au soleil de novembre,aller encore jusqu’à Stamboul. Mais non, impossible, avec ce tempsd’hiver ; ce serait finir sur des images trop décolorées… Ilne passerait donc pas les ponts, – plus jamais, – et resterait dansce Péra insipide et crotté, à s’ennuyer en attendant l’heure.

 

Deux heures, temps de quitter l’hôtel pour se diriger vers lamer. Avant de descendre, il y eut cependant l’infinie tristesse dudernier regard jeté de la fenêtre, vers cet Eyoub et ces grandschamps des morts que l’on n’apercevrait plus d’en bas, ni deGalata, ni de nulle part : tout au loin, dans le brouillard,au-delà de Stamboul, quelque chose comme une crinière noire dresséesur l’horizon, une crinière de mille cyprès que, malgré ladistance, on voyait aujourd’hui remuer, tant le vent lestourmentait…

Après qu’il eut regardé, il descendit donc vers ce quartier basde Galata, toujours encombré d’une vile populace Levantine, qui estla partie de Constantinople la plus ulcérée par le perpétuelcontact des paquebots, et par les gens qu’ils amènent, et par lapacotille moderne qu’ils vomissent sans trêve sur la ville desKhalifes.

Ciel sombre, ruelles feutrées de boue gluante, cabarets immondesempestant la fumée et l’alcool anisé des Grecs, cohue de portefaixen haillons, et troupes de chiens galeux. – De tout cela, le soleilmagicien parvient encore à faire de la beauté, parfois ; maisaujourd’hui, quelle dérision, sous la mouillure del’hiver !

 

Quatre heures maintenant ; on sent déjà baisser le jour denovembre derrière l’épaisseur des nuages. C’est l’heure officielledu départ, – et l’heure aussi où doit passer lentement la voiturede Djénane pour le grand adieu. André, sa cabine choisie, sesbagages placés, se tient à l’arrière sur la dunette, entouréd’aimables gens des ambassades qui sont venus pour le conduire,tantôt distrait de ce qu’on lui dit par l’attente de cette voiture,tantôt oubliant un peu celles qui vont passer, pour répondre enriant à ceux qui lui parlent.

Le quai, comme toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus.L’air est plein du bruit des machines, des treuils à vapeur, et desappels, des cris lancés par les portefaix ou les matelots, entoutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et secoudoie, c’est un méli-mélo de costumes turcs et de loqueseuropéennes, mais les fez bien rouges sur toutes les têtes fontquand même l’ensemble encore oriental. Le long de la rue, derrièretout ce monde, les cafés regorgent de Levantins, des figurescoiffées de bonnets rouges garnissent chaque fenêtre de ces maisonsen bois, perpétuellement remplies de musiquettes orientales et defumées de narguilés. Et ces gens regardent, comme toujours, lepaquebot en partance. Mais, au-delà de ce quartier interlope, decette bigarrure de costumes et de ce bruit, au-delà, séparé par leseaux d’un golfe qui supporte une forêt de navires, le grandStamboul érige ses mosquées dans la brume ; sa silhouettetoujours souveraine écrase les laideurs proches, domine de sonsilence le grossier tumulte…

Ne viendront-elles pas, les pauvres petites ?… Voiciqu’André les oublie presque, dans cette griserie inévitable desdéparts, occupé qu’il est à distribuer des poignées de main, àrépondre à des propos d’insouciante gaieté. Et puis, il n’est plusbien certain si c’est lui en personne qui s’en va : tant defois il est monté sur ces mêmes paquebots, en face de ce même quaiet de ces mêmes foules, venant reconduire ou recevoir des amis,comme c’est l’usage à Constantinople. Du reste, cette ville deStamboul, profilée là-bas, est tellement sienne, presque sa ville àlui depuis plus d’un quart de siècle ; est-ce possible qu’illa quitte bien réellement ? Non, il lui semble que demain il yretournera comme d’habitude, retrouvant les endroits si familierset les visages si connus…

Cependant le second coup de la cloche du départ achève desonner ; les amis qui le reconduisaient s’en vont, la dunettese vide ; ceux-là seuls qui doivent prendre la mer restent enface les uns des autres et s’observent. – Il n’y a pas à dire, il atinté un peu lugubrement, ce second coup de cloche, le dernier, –et André alors se ressaisit…

Ah ! cette voiture là-bas, ce doit être cela. Un coupé delouage, – bien quelconque, mais elle l’avait annoncé tel, – et quiavance avec plus de lenteur encore que l’encombrement nel’exigerait. Il va passer tout près ; la glace estbaissée ; là-dedans ce sont bien deux femmes voilées de noir…Et l’une soulève brusquement son voile. Djénane !… Djénane quia voulu être vue ; Djénane qui le regarde, la durée d’uneseconde, avec une de ces expressions d’angoisse qui ne peuvent pluss’oublier jamais…

Ses yeux resplendissaient au milieu de ses larmes ; maisdéjà ils n’y sont plus… Le voile est retombé, et cette fois André asenti que c’était quelque chose de définitif et d’éternel, commelorsqu’on vous cache une figure aimée sous le couvercle d’uncercueil… Elle ne s’est point penchée à la portière, elle n’a pasfait un adieu de la main, pas un signe ; rien que ce regard,qui suffisait du reste pour mettre une femme turque en dangergrave. Et maintenant le coupé de louage continue lentement samarche, il s’éloigne à travers la foule pressée…

Cependant ce regard-là vient de pénétrer plus avant dans le cœurd’André que toutes les paroles et toutes les lettres. Sur le quai,ces groupes de gens, qui lui disent adieu de la main ou du chapeau,n’existent plus pour lui ; il n’y a au monde à présent quecette voiture là-bas, qui s’en retourne lentement vers un harem. Etses yeux, qui voudraient au moins la suivre, tout à coups’embrument, voient les choses comme oscillantes et troubles…

Mais quoi ? alors, c’est qu’il rêve ! La voiture, quicheminait toujours au pas, on dirait qu’elle s’éloigne rapidementquand même, et dans un sens différent de celui où les chevauxmarchent ! Elle s’en va par le travers, comme une image quel’on emporte, et tout s’en va avec elle, les gens, ce grouillementde peuple, les maisons, la ville… Ah ! c’est le paquebot quiest parti !… Sans un bruit, sans une secousse, sans qu’on aitentendu tourner son hélice… La pensée ailleurs, il n’y avait paspris garde… Le grand paquebot, entraîne par des remorqueurs,s’éloigne du quai sans qu’on le sente remuer ; on dirait quec’est le quai qui fuit, qui se dérobe très vite, avec sa laideur,avec ses foules, tandis que le grand Stamboul, étant plus haut etplus lointain, ne bouge pas encore. La clameur des voix se perd, onne distingue plus les mains qui disent adieu, – ni la caisse noirede cette voiture, au milieu des mille points rouges qui sont desfez turcs.

Toujours sans que rien n’ait semblé remuer à bord, et dans unsilence presque soudain que l’on n’attendait pas, Stamboul lui-mêmecommence de s’estomper sous le brouillard et le crépuscule ;toute cette Turquie s’efface, avec une sorte de majesté funèbre,dans le lointain, – bientôt dans le passé.

Et André ne cesse de regarder, aussi longtemps qu’un vaguecontour de Stamboul reste dessiné au fond des grisailles du soir.Pour lui, de ce côté-là de l’horizon, persiste un charme d’âmes etde formes féminines, – de celles qui s’en allaient tout à l’heuredans cette voiture, et des autres déjà dissoutes par la mort…

 

La tombée de la nuit, dans la Marmara…

André songe : « À cette heure-ci, elles viennentd’arriver chez elles. » Et il se représente ce qu’a dû êtreleur trajet de retour, puis leur rentrée à la maison sous desregards inquisiteurs, et enfin leur enfermement, leur solitude cemême soir…

On est encore tout près : ce phare, qui vient de s’allumerà petite distance, et brille sur l’obscurité de la mer, c’est celuide la Pointe-du-Sérail. Mais André a l’impression d’être déjàinfiniment loin ; ce départ a tranché comme d’un coup de hacheles fils qui reliaient sa vie turque à l’heure présente, et alorscette période, en réalité si proche mais qui n’est plus retenue parrien, se détache, tombe, tombe tout à coup au fond de l’abîme oùs’anéantissent les choses absolument passées…

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