Les Désenchantées

Chapitre 5

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« Le 17 août 1904 (à la franque).

« Vraiment, André, vous tenez à la suite de ma petitehistoire ? C’est pourtant une bien pauvre aventure, que j’aicommencé de vous conter là.

« Mais combien fait mal un amour qui meurt ! Ah !s’il mourait du moins tout d’un coup ! Mais non, il lutte, ilse débat, et c’est cette agonie qui est cruelle.

« Parce que de mes mains mon petit sac tomba, au bruit d’unflacon à parfum qui se brisait par terre, Durdané tourna vers moila tête. Elle ne fut pas troublée. Ses yeux couleur d’eaus’ouvrirent et elle me fit son joli sourire de panthère. Sans unmot, elle et moi nous regardions. Hamdi encore ne voyait rien. Elleavait un bras passé autour de son cou et, doucement, elle le forçalui aussi à tourner la tête : « Djénane ! »dit-elle, d’une voix indifférente.

« Je ne sais ce qu’il fit, car je me sauvai pour ne plusvoir. D’instinct, c’est auprès de sa mère que j’allai me réfugier.Elle lisait son Coran, et d’abord gronda d’être interrompue dans saméditation, puis se leva effarée, pour aller vers eux, me laissantseule. Quand elle revint, je ne sais combien de minutesaprès : « Rentre dans ton appartement, me dit-elle, avecune douceur tranquille ; va, ma pauvre petite, ils n’y sontplus. »

« Dans mon boudoir, seule, les portes fermées, je me jetaisur une chaise longue, et j’y pleurai jusqu’à m’endormir épuisée.Oh ! ensuite, à l’aube, ce réveil ! Retrouver cela danssa mémoire, recommencer à penser, se dire qu’il faut prendre unparti. J’aurais voulu les haïr, et il n’y avait en moi que de ladouleur, pas de la haine ; de la douleur et de l’amour.

« Il était grand matin, le jour commençait à peine.J’entendis des pas s’approcher de ma porte, ma belle-mère entra, etje vis d’abord que ses yeux avaient pleuré. « Durdané estpartie, me dit-elle ; je l’ai envoyée loin d’ici, chez une denos parentes. » Puis, s’asseyant près de moi, elle ajouta queces choses arrivent tous les jours dans la vie ; que lescaprices d’un homme ont moins de conséquences que ceux duvent ; que je devais rentrer dans ma chambre, me faire trèsbelle, et sourire à Hamdi ce soir, quand il rentrerait dupalais ; il était très malheureux, paraît-il, et ne voulaitpas m’approcher avant que je fusse consolée.

« Dans l’après-midi, on m’apporta des blouses de soie, desdentelles, des éventails, des bijoux.

« Alors, je priai seulement, qu’on me laissât seule dans machambre. Je voulais essayer de voir clair au fond de moi-même.Pensez donc que la veille j’étais rentrée au harem toute vibranted’un sentiment nouveau ; j’y avais apporté tout le printempsdes îles, ses parfums et ses chansons, et les baisers cueillis làdans l’air, et tout le frisson d’un réveil amoureux…

« Le soir Hamdi vint chez moi, tranquille, un peu pâle.Tranquille moi-même, je lui demandai simplement de me dire lavérité : m’aimait-il encore, ou non ? Je serais retournéechez ma grand-mère, pour le laisser libre. Il sourit et me pritdans ses bras. « Quelle enfant tu es, me dit-il ; voyons,pourrais-je cesser de t’aimer ? » Et il me couvrait debaisers, me grisait de caresses.

« Je tentai pourtant de demander comment il avait pu aimerl’autre, s’il m’aimait toujours… Oh ! André, alors j’ai apprisà juger les hommes, – ceux de chez nous du moins : celui-làn’avait même pas le courage de son amour ! Cette Durdané, maisnon il ne l’aimait point. Une fantaisie seulement à cause de sesprunelles vertes, de son corps onduleux lorsqu’elle dansait lesoir. Et puis elle prétendait connaître des arts subtils pourensorceler les hommes, et il avait voulu tenter l’épreuve.D’ailleurs, qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Sans marentrée à l’improviste, l’aurais-je même su jamais ?

« Oh ! de l’entendre, quelle pitié et quel dégoût aufond de moi-même, pour elle, pour lui, et pour moi quivoulais pardonner ! Je souffrais moins cependant,depuis que j’étais renseignée : ainsi donc, ce corps souple etces yeux d’eau, c’était là tout ce que Hamdi avait aimé chezl’autre ! Eh bien ! je me savais plus joliequ’elle ; moi aussi j’avais des prunelles vertes, d’un vert demer plus sombre et plus rare que le sien, et, s’il suffisait aveclui d’être jolie et amoureuse, j’étais les deux à présent.

« Et la campagne de reconquête commença. Oh ! ce nefut pas long ; le souvenir de Durdané ne pesa plus lourdbientôt sur la mémoire de son amant… Mais jamais de ma vie je n’aiconnu de jours plus lamentables. Je sentais tout ce qui était enmoi de haut et de pur s’en aller, s’effeuiller comme des roses quise fanent près du feu. Je n’avais plus une pensée en dehors decelle-ci : lui plaire, lui faire oublier l’amour de l’autredans un amour plus grand.

« Mais bientôt, quelle horreur de m’apercevoir qu’avec lemépris croissant de moi-même, me venait peu à peu la haine de celuipour qui je m’avilissais ! Car j’étais devenue tout à fait etuniquement une poupée de plaisir. Je ne songeais qu’à être belle, àl’être chaque jour d’une manière différente. À pleines caisses,arrivaient de Paris les toilettes du soir, les« déshabillés », les parfums, les fards ; tous lesartifices de la coquetterie d’Occident et ceux de notre coquetterieorientale étaient devenus mon seul souci. Je n’entrais plus jamaisdans mon boudoir, par crainte des reproches muets de mes livresdélaissés ; là flottaient des pensées si différentes,hélas ! de celles d’à présent…

« La Djénane amoureuse avait beau faire, elle pleurait surla Djénane d’autrefois qui avait essayé d’avoir une âme… Et commentvous exprimer cette torture, quand je sentis enfin bien nettementque mes caresses étaient fausses, que mes baisers mentaient, quechez moi l’amour n’était plus !

« Mais il m’aimait, lui, maintenant, avec une ardeur quidevenait pour moi une épouvante ; quel parti prendre pouréchapper à ses bras, que faire pour ne pas prolonger cettehonte ? Je ne vis d’autre issue que la mort, et je voulusl’avoir là, toujours préparée, et tout près de moi, sur cette tablede toilette devant laquelle à présent j’étais constammentassise ; une mort bien douce et prompte, à portée de ma main,dans un flacon d’argent pareil à mes flacons de parfum.

« C’est là que j’en étais, quand un matin, entrant dans lesalon de ma belle-mère Émiré Hanum, je trouvai deux visiteuses quiremettaient leur tcharchaf pour partir : Durdané et la tanteéloignée qui en avait pris charge. Elle souriait, comme toujours,cette Durdané, mais aujourd’hui avec un petit air de triomphe,tandis que les deux vieilles dames paraissaient bouleversées. Moiau contraire, je me sentais si calme. Je remarquai que sa robe, endrap beige, était un peu flottante, que sa taille semblait épaissieet ses mouvements plus lourds : elle acheva lentement de fixerson tcharchaf, son voile, nous salua et sortit. « Qu’est-ellevenue faire ? » demandai-je simplement, quand nous fûmesseules. Émiré Hanum me fit asseoir près d’elle en me tenant lesmains, hésita avant de répondre, et je vis des larmes couler surses rides : cette Durdané allait avoir un enfant, et ilfallait que mon mari l’épousât ; une femme de leur famille nepouvait être mère sans être épousée, et d’ailleurs une enfant deHamdi avait de droit sa place dans la maison.

« Elle me disait cela en pleurant et m’avait prise dans sesbras. Mais avec quelle tranquillité je l’écoutais ! C’était ladélivrance au contraire qui venait à moi, quand je me croyaisperdue ! Et je répondis aussitôt que je comprenais tout celatrès bien, que Hamdi était libre, que j’étais prête à divorcer surl’heure sans en vouloir à personne.

« – Divorcer ! reprit-elle, avec une explosion delarmes. Divorcer ! Tu veux divorcer ! Mais mon filst’adore. Mais nous t’aimons tous, ici ! Mais tu es la joie denos yeux !

« Pauvre femme, en quittant cette maison, elle est la seuleque j’aie regrettée… Pour me retenir, elle commença de me citerl’exemple des épouses de son temps, qui savaient être heureusesdans des situations semblables. Elle-même, n’avait-elle pas eu àpartager l’amour du pacha avec d’autres ? Dès qu’avait pâli sabeauté, n’avait-elle pas vu une, deux, trois jeunes femmes sesuccéder au harem ? Elle les appelait sessœurs ; jamais aucune ne lui avait manqué d’égards, etc’était toujours à elle-même que revenait le pacha quand il avaitune confidence à faire, un avis à demander, ou bien quand il sesentait malade. De tout cela avait-elle souffert ? À peine,puisqu’elle ne se souvenait plus que d’un seul chagrin dans savie : c’était quand mourut la petite Sahida, la dernière deses rivales, en lui confiant son bébé ! Oui, le plus jeunefrère d’Hamdi, le petit Férid n’était pas son propre fils à elle,mais le fils de la pauvre Sahida ; c’est du reste à cetteheure que je l’apprenais…

« Durdané devait faire le lendemain sa rentrée dans leharem. Que m’importait cette femme, au point où nous enétions ? D’ailleurs Hamdi ne l’aimait plus et ne voulait quemoi. Mais elle était le prétexte qu’il fallait saisir, l’occasionqu’il ne fallait perdre à aucun prix. Pour abréger, par horreur desscènes et plus encore par crainte de Hamdi qui s’affolerait, je fisséance tenante ma demi-soumission. À genoux devant cette mère quipleurait, je demandai seulement, et j’obtins, d’aller passer deuxmois de retraite à Khassim-Pacha, dans ma chambre de jeunefille ; j’avais besoin de cela, disais-je, pour merésigner ; ensuite je reviendrais.

« Et j’étais partie avant que Hamdi ne fût rentréd’Yldiz.

« C’est à ce moment-là, André, que vous arriviez àConstantinople. Les deux mois expirés, mon mari, bien entendu,voulut me reprendre : je lui fis dire qu’il ne m’aurait pasvivante, le petit flacon d’argent ne me quitta plus, et ce fut unelutte atroce, jusqu’au jour où Sa Majesté le Sultan daigna signerl’iradé qui me rendit libre.

« Vous avouerai-je que j’ai souffert encore, les premièressemaines. Contre mon attente, l’image de cet homme, ses baisers quej’avais trop aimés et trop haïs, devaient continuer quelque tempsde me poursuivre.

« Aujourd’hui tout s’apaise. Je lui ai pardonné d’avoirfait de moi presque une courtisane ; il ne m’inspire plus nile désir ni haine ; c’est fini. Un peu de honte me reste pouravoir cru rencontrer l’amour parce qu’un joli garçon me serraitdans ses bras. Mais j’ai reconquis ma dignité, j’ai retrouvé monâme et repris mon essor.

« Maintenant, répondez-moi, André, que je sache si vous mecomprenez, ou bien si, comme tant d’autres, vous me tenez pour unepauvre petite déséquilibrée, en quête de l’impossible.

« DJÉNANE. »

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