Les Désenchantées

Chapitre 4

 

André leur écrivit sur l’heure. À Djénane, il disait :« Ne plus vous revoir, – ou mieux ne plus entendre votre voix,car je ne vous ai jamais vue, – et cela parce que vous m’avez faitune gentille déclaration d’amitié intellectuelle ! Quelenfantillage ! J’en reçois bien d’autres, allez, et ça nem’émotionne pas du tout. » Il tenait de prendre la chose enbadinage et de se confirmer dans un rôle de vieil ami, très aîné,un peu paternel. Dans le fond, il était inquiet des résolutionsextrêmes que cette petite âme fière et obstinée était capable deprendre ; il ne s’y fiait pas, et sentait d’ailleurs qu’ellelui était déjà très chère, que ne plus la revoir assombrirait toutson été.

Dans sa lettre, il réclamait aussi la suite de l’histoirepromise, et, en finissant, contait, pour l’acquit de sa conscience,comment par hasard il les avait toutes les trois« identifiées ».

Le surlendemain elles répondirent :

 

« Que vous nous ayez identifiées, est un malheur : cesamies dont vous ne connaîtrez jamais le visage, vousintéressent-elles encore, maintenant que leur petit mystère estusé, percé à jour ?…

« La suite de mon histoire : cela, rien de plusfacile, vous l’aurez.

« Nous revoir, André, c’est moins simple : laissez-moiréfléchir…

« DJÉNANE. »

 

« Eh bien ! moi, je vais m’identifier à fond, en vousapprenant où est notre demeure. Quand vous descendez le Bosphore,côté d’Asie, dans la seconde crique après Tchiboukli, il y a unemosquée ; après la mosquée, un grand yali très vieux style,très grillagé, pompeux et triste, avec toujours quelque aimablenègre en redingote qui rôde sur le quai étroit : c’est cheznous. Au premier étage, qui s’avance en encorbellement sur la mer,les six fenêtres de gauche, défendues par de farouchesquadrillages, sont celles de nos chambres. Puisque vous aimez cettecôte d’Asie, passez là de préférence et regardez à ces fenêtres,sans regarder trop : vos amies, qui reconnaîtront de loinvotre caïque, montreront le bout de leur doigt par un trou, ensigne d’amitié, ou bien le coin de leur mouchoir.

« Ça s’arrange avec Djénane, et comptez sur une entrevue àStamboul pour la semaine prochaine.

« MÉLEK. »

 

Il ne se fit point prier pour « passer là ». Lelendemain précisément se trouvait être un vendredi, jour depromenade élégante aux Eaux-Douces d’Asie où il ne manquait jamaisde se rendre, et la vieille demeure de Djénane, sans doute trèsfacile à reconnaître, était sur le chemin. Étendu dans son caïque,il passa aussi près que la discrétion put l’y autoriser. Le yali,tout en bois suivant la coutume turque, un peu déjeté par le temps,et peint à l’ocre sombre, avait grand air, mais combien triste etsecret ! Par la base, il baignait presque dans le Bosphore, etles fenêtres de ses amies captives surplombaient l’eau marine,qu’agitait l’éternel courant. Derrière, c’étaient des jardins hautmurés, qui montaient se perdre dans les bois du coteau voisin.

Sous la maison s’ouvrait une de ces espèces d’antres voûtés, quiétaient d’usage général dans le vieux temps pour remiser lesembarcations des maîtres, et André, comme il approchait, en vitsortir un beau caïque équipé pour la promenade, rameurs en veste develours bleu brodé d’or, et long tapis de même velours, brodépareillement, qui traînait dans l’eau. Iraient-elles auxEaux-Douces, elles aussi, ses petites amies ? Cela en avaittout l’air.

Il passa, en jetant un coup d’œil aux grillages indiqués ;des doigt fins, chargés de bagues, en sortirent, et le coin d’unmouchoir de dentelles. Rien qu’à la façon enfantine de remuer cesdoigts-là et de faire danser ce bout de mouchoir, André tout desuite reconnut Mélek.

À Constantinople, il y a des Eaux-Douces d’Europe : c’est,dans les arbres et les prairies, une petite rivière où l’on vienten foule, les vendredis de printemps. Et il y a les Eaux-Doucesd’Asie : une rivière encore plus en miniature, presque unruisseau, qui coule des collines asiatiques pour se jeter dans leBosphore, et où l’on se réunit tous les vendredis d’été.

À l’heure où André s’y rendait aujourd’hui, quantité d’autrescaïques y venaient aussi des deux rives, les uns amenant des damesvoilées, les autres des hommes en fez rouge. Au pied d’unefantastique citadelle du moyen âge sarrasin, hérissée de tours etde créneaux, et près d’un somptueux kiosque au quai de marbre,appartenant à Sa Majesté le Sultan, s’ouvre ce petit cours d’eauprivilégié qui attire chaque semaine tant de bellesmystérieuses.

Avant de s’engager là, entre les berges de roseaux et defougères, André s’était retourné pour voir si vraiment ellesvenaient aussi, ses amies, et il avait cru reconnaître, là-bas,loin derrière lui, leurs trois silhouettes en tcharchaf noir, et lalivrée bleu et or de leurs bateliers.

Déjà beaucoup de monde, quand il arriva ; du monde surl’eau ; des barques de toute forme et des livrées de toutecouleur ; du monde alentour, sur ces pelouses presque tropfines et trop jolies qui s’arrangent en amphithéâtre, comme exprèspour les gens qui veulent s’asseoir et regarder ces barques passer.Çà et là, de grands arbres, à l’ombre desquels des petits cafésvenaient de s’établir, et où d’indolents fumeurs de narguilésavaient étendu des nattes sur l’herbe pour s’y reposer àl’orientale. Et des deux côtés, les collines boisées, touffues, unpeu sauvages, enfermaient tout cela entre leurs pentesdélicieusement vertes. C’étaient des femmes surtout, quigarnissaient le haut des gradins naturels, sur les deux charmantspetits rivages, et rien n’est aussi harmonieux qu’une foule defemmes turques à la campagne, sans tcharchafs sombres comme à laville, mais en longs vêtements toujours d’une seule couleur, – desroses, des bleus, des bruns, des rouges, – chacune ayant la têteuniformément enveloppée d’un voile en mousseline blanche.

L’étrangeté amusante de la promenade, c’est cet encombrementmême, sur une eau si tranquille, si enclose et enveloppée deverdure, – avec tant de paires de jolis yeux qui observentalentour, par la fente des voiles. Souvent on n’avance plus, lesavirons se croisent, se mêlent, les rameurs crient, les caïques sefrôlent, et on est stationnaire les uns près des autres, avec toutloisir de se regarder. Il y a des dames sans visage qui restent uneheure rangées contre la berge, leur caïque presque dans les joncset les fleurs d’eau, et qui détaillent avec un face-à-main ceux quipassent. Il en est d’autres qui ne craignent pas de se lancer dansla mêlée, mais toujours impassibles et énigmatiques sous le voilebaissé, tandis que se démènent leurs bateliers chamarrés d’or. Et,si l’on fait cinq ou six cents mètres à peine, en remontant lagentille rivière, on est dans l’épaisseur des branchages, entre desarbres qui se penchent sur vous, on touche les galets blancs dufond, il faut rebrousser chemin, alors on tourne à grand-peine,tant l’étroit caïque a de longueur, et on redescend le fil del’eau, – mais pour le remonter ensuite, et puis le redescendre,comme qui ferait les cent pas dans une allée.

Quand son caïque eut tourné, dans la petite nuit verte où leruisseau finit d’être navigable, André songea : « Je vaissûrement croiser mes amies, qui ont dû arriver aux Eaux-Doucesquelques minutes après moi. » Il ne regarda donc plus lesfemmes assises par groupes sur l’herbe, plus les paires d’yeuxnoirs, gris ou bleus que montraient toutes ces têtes enveloppées deblanc ; il ne s’occupa que de ce qui arrivait à sa rencontresur l’eau. Un défilé encore si joli dans son ensemble, bien que cene soit déjà plus comme aux vieux temps et qu’il faille parfoistourner la tête pour ne pas voir les prétentieuses yolesaméricaines des jeunes Turcs dans le train, ni les vulgairesbarques de louage où des Levantines exhibent d’ahurissantschapeaux. Cependant les caïques dominent encore, et il y en avaitaujourd’hui de remarquables, avec leurs beaux rameurs aux vestes develours très dorées ; là-dedans passaient, à demi étendues,des dames en tcharchaf plus ou moins transparent, et quelquesgrandes élégantes, en yachmak comme pour se rendre à Yldiz,laissant voir leur front et leurs yeux d’ombre. – Au fait, commentdonc n’étaient-elles pas aussi en yachmak, ses petites amies, desfleurs d’élégance pourtant, au lieu d’arriver ici toutes noires,telles qu’il les avait aperçues là-bas ? Sans doute à cause del’obstination de Djénane à rester pour lui une invisible.

À un détour de la rivière, elles apparurent enfin. C’était biencela : trois sveltes fantômes, sur un tapis de velours bleu,qui accrochait les algues en traînant dans l’eau ses franges d’or.Trois, c’est beaucoup pour un caïque ; deux étaient royalementassises à l’arrière sur la banquette de velours, le même veloursque le tapis et la livrée des rameurs, – les aînées sans doute,celles-là, – et la troisième, la plus enfant, se tenait accroupie àleurs pieds. Elles passèrent à le toucher. Il reconnut d’abord, desi près, sous la gaze noire qui aujourd’hui n’était pas triple, cesyeux rieurs de Mélek entrevus un jour dans un escalier, et regardavite les deux autres assises aux bonnes places. L’une avait aussiun voile semi-transparent qui permettait de deviner presque levisage tout jeune, d’une finesse et d’une régularité exquises, maislaissant encore les yeux dans l’imprécision. Il n’hésita pas :ce devrait être Zeyneb, qui consentait enfin à être moins cachée,et la troisième, aussi parfaitement indéchiffrable que toujours,c’était Djénane.

Il va sans dire, ils n’échangèrent ni un salut, ni un signe.Seule, Mélek, la moins sévèrement voilée, lui sourit, mais sidiscrètement qu’il fallait être tout près pour le voir.

Deux autres fois encore ils se croisèrent, et puis ce fut letemps de s’en aller. Le soleil n’éclairait bientôt plus que la cimedes collines et des bois : on sentait la fraîcheur délicieusequi montait de l’eau avec le soir. La petite rivière et ses entoursse dépeuplaient peu à peu, pour redevenir solitaires jusqu’à lasemaine prochaine ; les caïques se dispersaient sur tous lespoints du Bosphore, ramenant les belles promeneuses qui, avant lecrépuscule, doivent être de retour et mélancoliquement enferméesdans tous ces harems disséminés le long du rivage. André laissapartir ses amies bien avant lui, de peur d’avoir l’air de lessuivre ; puis rentra en rasant le bord asiatique, trèslentement pour laisser reposer ses rameurs et voir se lever lalune.

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