Les Désenchantées

Chapitre 6

 

André répondit à Djénane que son Hamdi lui faisait l’effet deressembler beaucoup à tous les hommes, à ceux d’Occident aussi bienqu’à ceux de Turquie, et que c’était elle, la petite créatured’exception et d’élite. Et puis il la pria de remarquer, – ce quin’était pas neuf, – que rien ne fuyait comme le temps ; lesdeux années de son séjour à Constantinople avaient déjà commencéleur fuite, et ne se retrouveraient jamais plus ; ils devaientdonc en profiter tous deux pour échanger leurs pensées, quiseraient si promptes à s’anéantir, comme les pensées de tous lesêtres, dans les abîmes de la mort.

Et il reçut un avis de rendez-vous pour le jeudi suivant, àStamboul, à Sultan-Selim, dans la vieille maison, au fond del’impasse de silence.

Ce jour-là, il descendit le Bosphore dès le matin, dans unemouche à vapeur, et trouva un Stamboul de grand été, qui semblaits’être rapproché de l’Arabie, tant il y faisait chaud et calme,tant les mosquées étaient blanches sous l’ardent soleil d’août.Comment imaginer aujourd’hui qu’une ville pareille pouvait avoir desi longs hivers et de si persistants linceuls de neige ? Lesrues étaient plus désertes, à cause de tout ce monde qui avaitémigré vers le Bosphore ou les îles de la Marmara, et les senteursorientales s’y exagéraient dans l’atmosphère surchauffée.

Pour attendre l’heure, il alla à Sultan-Fatih, s’asseoir à saplace d’autrefois, sous les arbres, à l’ombre, devant la mosquée.Des imams qui étaient là, et ne l’avaient pas vu depuis tant dejours, lui firent grand accueil ; après quoi, ils retombèrentdans leur rêverie. Et le « cafedji », le traitant commeun habitué, lui apporta, avec le narguilé berceur, la petite Tékir,la chatte de la maison, qui avait été souvent sa compagne auprintemps et qui s’installa tout de suite près de lui, la tête surses genoux pour être caressée. En face, les murs de la mosquéeéblouissaient avec leur réverbération blanche. Des enfantspuisaient l’eau d’une fontaine et la versaient sur les vieux pavés,autour des fumeurs, mais il faisait quand même si chaud que lespinsons et les merles, dans les cages pendues aux branches,restaient muets et somnolents. Des feuilles jaunes cependanttombaient déjà, annonçant que ce bel été ne tarderait pas à courirvers son déclin.

À Sultan-Selim, où il arriva sous l’accablement de deux heures,l’impasse était inquiétante de sonorité et de solitude. Derrière laporte au frappoir de cuivre, il trouva Mélek en faction, qui luisourit comme une bonne petite camarade, heureuse de le revoirenfin. Son voile était mis en simple et sa figure se voyait à peuprès comme celle d’une Européenne en voilette de deuil. En haut, iltrouva Zeyneb arrangée pareillement et, pour la première fois, ilvit briller ses prunelles brunes, il rencontra le regard de sesjeunes yeux graves et doux. Mais, ainsi qu’il s’y attendait,Djénane persistait à n’être qu’une svelte apparition noire,absolument sans visage.

La question qu’elle lui posa, d’un petit ton drôle, dès qu’ilfut assis sur le modeste divan décoloré :

– Eh bien ! comment va votre ami JeanRenaud ?…

– Mais parfaitement, je vous remercie, répondit-il demême ; vous savez son nom ?

– On sait tout, dans les harems. Exemple : je puisvous dire que vous dîniez hier au soir chez madame de Saint-Énogat,à côté d’une personne en robe rose ; que vous vous êtes isolésaprès, tous deux, sur un banc du jardin et qu’elle a accepté une devos cigarettes au clair de lune. Ainsi de suite… Tout ce que vousfaites, tout ce qui vous arrive, nous savons… Alors, vous m’assurezqu’il va toujours bien, monsieur Jean Renaud ?

– Mais oui, je vous dis…

– Alors, Mélek, tu as perdu ta peine : ça n’agitpas.

Il apprit donc que Mélek, depuis quelques jours, avait entreprisdes prières et un envoûtement pour obtenir sa mort, – un peu commeenfantillage et plus encore pour tout de bon, s’étant imaginéequ’il incarnait une influence hostile et maintenait André endéfiance contre elles.

– Voilà, dit Djénane en riant, vous avez voulu connaîtredes Orientales, eh bien ! c’est ainsi que nous sommes. Dèsqu’on gratte un peu le vernis : des petitesbarbares !

– En tout cas, pour celui-ci, vous vous trompiez bien. Maisau contraire, il rêve de vous tout le temps, le pauvre JeanRenaud ! Et tenez, sans lui, nous ne nous connaîtrionspas ; notre premier rendez-vous, à Pacha-Bagtché, le jour dece grand vent, il m’a entraîné, je refusais d’y venir…

– Bon Jean Renaud ! s’écria Mélek. Écoutez, alorsemmenez-le demain vendredi aux Eaux-Douces, dans votre beau caïque,et j’irai tout exprès, moi, pour lui faire un sourire enpassant…

Dans le petit harem triste et semi-obscur, où la splendeur de cejour d’été se devinait à peine, Djénane, plus encore que ladernière fois, faisait son sphinx et ne bougeait pas. On sentaitqu’une timidité nouvelle, une gêne lui étaient venues, pour s’êtretrop livrée dans ses longues lettres, et de la voir ainsi, celarendait André un peu nerveux, par instants, presque agressif.

Aujourd’hui, elle cherchait à maintenir la conversation sur lelivre :

– Ce sera un roman, n’est-ce pas ?…

– Comment saurais-je faire autre chose ? Mais encore,je ne le vois pas du tout ce roman-là.

– Permettez-vous que je vous dise ce que je pensais ?Un roman, oui, et dans lequel vous seriez un peu.

– Ah ! cela non, par exemple.

– Laissez-moi expliquer. Vous ne parleriez pas à lapremière personne, je sais déjà que vous ne le voulez plus. Mais ilpourrait y avoir là-dedans un Européen de passage dans notre pays,un chantre de l’Orient qui verrait avec vos yeux et sentirait avecvotre âme…

– Et on ne me reconnaîtrait pas du tout, soyez-ensûre !

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Laissez-moicontinuer, voulez-vous… Il aurait rencontré clandestinement, avecles mille dangers inévitables, une de nos sœurs de Turquie et ilsse seraient aimés…

– Ensuite ?

– Ensuite, eh bien ! il part, comme c’est fatal, voilàtout…

– Ce sera tout à fait nouveau dans mon œuvre cette petiteintrigue-là…

– Pardon, il pourrait y avoir ceci de nouveau, que l’amourentre eux deux resterait pur et toujours inavoué…

– Ah !… Et elle après son départ ?

– Elle !… Eh bien ! mais… que voulez-vous qu’ellefasse ? Elle meurt !

Elle meurt… C’était prononcé avec l’accent d’une conviction sipoignante qu’André en reçut comme un choc profond qui le surprit etlui commanda le silence.

Et Zeyneb ensuite fut celle qui recommença de parler :

– Dis-lui, Djénane, le titre auquel tu songeais ; ilnous avait paru si joli, à nous : Le bleu dont onmeurt… Non ? Il n’a pas l’air de vous plaire ?

– Il est gentil, c’est vrai, dit André… Je le trouvepeut-être un peu… Comment dire cela, voyons… Un peu romance…

– Allons, reprit Djénane, dites tout de suite que vous letrouvez 1830… Il est rococo ; passons…

– Un titre qui a des papillotes, ajouta Mélek.

Il comprit alors que, depuis un moment il lui faisait de lapeine en contrecarrant avec demi-moquerie ses petites idéeslittéraires, qu’elle s’était acquises toute seule, avec tantd’effort et parfois avec une intuition merveilleuse. Soudain ellelui parut si naïve et si jeune, elle qu’il jugeait à première vuepeut-être un peu trop frottée de lectures ! il fut désoléd’avoir pu la froisser, même très légèrement, et tout de suitechangea de ton, pour redevenir tout à fait doux, presque avectendresse.

– Mais non, chère petite amie invisible, il n’est pasrococo, il n’est pas ridicule, votre titre, ni rien de ce que vouspouvez imaginer ou dire… Seulement, ne mettons pas de mortlà-dedans, voulez-vous ? D’abord ça changera ; j’en aitant fait mourir dans mes livres ; vous n’y pensez pas, on meprendrait pour le sire de Barbe-Bleue ! Non, pas de mort, dansce livre ; mais au contraire, si possible, de la jeunesse etde la vie… Cette restriction posée, j’essaierai de l’écrire sous laforme qui vous plaira, et nous travaillerons ensemble, comme deuxcollaborateurs bien d’accord, bien camarades, n’est-cepas ?

Et ils se quittèrent beaucoup plus amis qu’ils ne l’avaient étéjusqu’à ce jour.

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