Les Désenchantées

Chapitre 3

 

Cependant le mois de juillet tout entier s’écoula sans que lasuite annoncée parvînt à André Lhéry, non plus qu’aucune autrenouvelle des trois petites ombres noires.

Comme tous les riverains du Bosphore à cette saison, il vivaitbeaucoup sur l’eau, en va-et-vient de chaque jour entre l’Europe etl’Asie. Étant au moins aussi Oriental qu’un Turc, il avait soncaïque ; et ses rameurs portaient le traditionnelcostume : chemises en gaze de Brousse aux manches flottanteset vestes en velours brodé d’or. Le caïque était blanc, long,effilé, pointu comme une flèche, et le velours des livrées étaitrouge.

Un matin, dans cet équipage, il longeait la rive asiatique,parcourant d’un regard distrait les vieilles demeures avancées toutau bord, les fenêtres closes des harems, la retombée des verdurespar-dessus les grilles des mystérieux jardins, – quand il vit venirdevant lui une barque frêle où ramaient trois femmes drapées desoie blanche ; un eunuque, en redingote correctementboutonnée, se tenait assis à l’arrière, et les trois rameusesdonnaient toute leur force comme pour une joute. Elles lecroisèrent de près et tournèrent la tête vers lui ; ilconstata qu’elles avaient des mains élégantes, mais les voiles demousseline étaient baissés sur les visages, ne laissant devinerrien.

Et il ne se douta point d’avoir rencontré là ses trois petitsfantômes noirs, qui étaient devenus, avec l’été, des fantômesblancs.

Le lendemain, elles lui écrivirent :

 

« Le 3 août 1904.

« Depuis deux jours, vos amies sont revenues s’installer auBosphore, côté d’Asie. Et hier matin, elles étaient montées enbarque, ramant elles-mêmes, comme c’est leur habitude, pour allervers Pacha-Bagtché, où c’est plein de mûres dans les haies, etplein de bleuets dans l’herbe.

« Nous ramions. Au lieu du tcharchaf et du voile noir, nousn’avions qu’un yeldirmé de soie claire et une écharpe de mousselineautour de la tête : au Bosphore, à la campagne, on nous lepermet. Il faisait beau, il faisait jeune, un vrai temps d’amour etd’aube de vie. L’air était frais et léger, et les avirons dans nosmains ne pesaient pas plus que des plumes. Au lieu de jouirpaisiblement de la belle matinée, je ne sais quelle ardeur follenous avait prises de nous hâter, et nous faisions voler notrebarque sur l’eau, comme à la poursuite du bonheur, ou de lamort…

« Ce n’est ni la mort, ni le bonheur que nous avons attrapédans cette course, mais notre ami, qui faisait son pacha, dans unbeau caïque aux rameurs rouges et dorés. Et moi, j’ai croisé enplein vos yeux, qui regardaient dans la direction des miens sansles voir.

« Depuis notre retour ici, nous sommes au peu grisées,comme des captives qui sortiraient de cellule pour reprendre laprison simple : si vous saviez, malgré la magnificence desroses, ce que c’était, là-bas d’où nous venons !… Quand onest, comme vous, quelqu’un de l’Occident fiévreux et libre, est-oncapable de sentir l’horreur de nos existences mortes, de noshorizons où n’apparaît qu’une seule chose : aller là-basdormir à l’ombre d’un cyprès, au cimetière d’Eyoub, après quel’Imam aura bien dit les prières qu’il faut !

« DJÉNANE. »

 

« Nous vivons comme ces verreries précieuses, vous savez,que l’on tient emballées dans des caisses pleines de son. Tous leschocs, on s’imagine ainsi nous les éviter, mais il nous arriventquand même, et alors les cassures vives, avec les deux morceaux enperpétuel contact, nous font un mal sourd, profond et horrible…

« ZEYNEB. »

 

« Je suis la seule personne de bon sens dans le trio, amiAndré, vous vous en êtes certainement déjà aperçu. Les deux autres,– ceci tout à fait entre nous, n’est-ce pas, – sont un peu« maboul ». Surtout Djénane, qui veut bien continuer àvous écrire, mais ne plus vous revoir. Heureusement que je suis là,moi, pour arranger les choses. Répondez-nous à l’ancienne adresse(Madame Zahidé, vous vous rappelez ?). Après-demain nous avonsune amie sûre qui doit aller en ville et passer à la posterestante.

« MÉLEK. »

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