Les Désenchantées

Chapitre 4

 

Le lendemain, elle avait écrit à André :

 

« S’il fait beau jeudi, voulez-vous que nous nousrencontrions à Eyoub ? Vers deux heures, en caïque, nousarriverons aux degrés qui descendent dans l’eau, juste au bout del’avenue pavée de marbre qui mène à la mosquée. Du petit café quiest là, vous pourrez nous voir débarquer, et, n’est-ce pas, vousreconnaîtrez bien vos nouvelles amies, les trois pauvres petitsfantômes noirs de l’autre jour ? Puisque vous portezvolontiers le fez, mettez-le, ce sera toujours moins dangereux.Nous irons droit à la mosquée, où nous entrerons un moment. Vousnous aurez attendues dans la cour. Alors, marchez, nous voussuivrons. Vous connaissez Eyoub mieux que nous-mêmes ;trouvez-y un coin (peut-être sur les hauteurs du cimetière) où nouspourrons causer en paix. »

 

Et il faisait très beau, ce jeudi-là, sous un ciel de hautemélancolie bleue. Il faisait chaud tout à coup, après ce longhiver, et les senteurs d’Orient, qui avaient dormi dans le froid,s’étaient partout réveillées.

Recommander à André de mettre un fez pour aller à Eyoub étaitbien inutile, car, en souvenir du passé, jamais il n’aurait vouluparaître autrement dans ce quartier qui avait été le sien. Depuisson retour à Constantinople, il revenait là pour la première fois,et, au sortir du caïque, en posant le pied sur ces marches toujoursles mêmes, avec quelle émotion il reconnut toutes choses, dans cerecoin d’élection, si épargné encore ! Le vieux petit café,maisonnette de bois vermoulu, s’avançant sur pilotis vers l’eautranquille, n’avait pas changé depuis l’époque de sa jeunesse. Encompagnie de Jean Renaud, aussi coiffé d’un fez, et qui avait laconsigne de ne pas parler, quand il entra prendre place dansl’antique petite salle, tout ouverte à l’air pur et à la fraîcheurdu golfe, il y avait là, sur les humbles divans recouvertsd’indienne bien lavée, des chats câlins sommeillant au soleil, ettrois ou quatre personnages en longue robe et turban quicontemplaient le ciel bleu. Partout alentour régnaient cetteimmobilité, cette indifférence à la fuite du temps, cette sagesserésignée et très douce, qui ne se trouvent qu’en pays d’Islam, dansle rayonnement isolateur des mosquées saintes et des grandscimetières.

Il s’assit sur les banquettes en indienne, avec son compliced’aventure dangereuse, et bientôt leurs fumées de narguilé semêlèrent à celles des autres rêveurs ; c’étaient des Imans,ces voisins de fumerie, qui les avaient salués à la turque, ne lescroyant point des étrangers, et André s’amusait de leur méprise,favorable à ses projets.

Ils avaient là, bien sous leurs yeux, le tout petit débarcadèretranquille, où sans doute elles allaient arriver ; un bonhommeà barbe blanche, qui en était le surveillant, y faisait une facilepolice, du bout de sa gaffe dirigeant l’accostage des rarescaïques, et on voyait miroiter doucement l’eau de ce golfe trèsenclos, sans marée, toujours baignant les marches séculaires.

C’est le bout du monde, ce fond de la Corne-d’Or ; on n’ypasse point pour se rendre ailleurs, cela ne mène nulle part. Surles berges non plus, il n’y a point de route pour s’avancer plusloin ; tout vient mourir ici, le bras de mer et le mouvementde Constantinople ; tout y est vieux et délaissé, au pied decollines arides, d’une couleur brune de désert, emplies desépultures. Après ce petit café sur pilotis, où ils attendaient,encore quelques maisonnettes en bois déjeté, un vieux couvent dederviches tourneurs, et puis plus rien, que des pierres tombales,dans une solitude.

Ils surveillaient les caïques légers, qui accostaient de temps àautre, venant de la rive de Stamboul ou de celle de Khassim-Pacha,et amenaient des fidèles pour la mosquée, pour les tombeaux, oubien des habitants du paisible faubourg. Ils virent débarquer deuxderviches ; ensuite des dames-fantômes toutes noires, mais quiavaient la démarche lente et courbée ; et ensuite de pieuxvieillards à turban vert. Au-dessus de leurs têtes, les reflets dusoleil sur la surface remuée venaient danser au plafond de bois, ety dessiner comme les réseaux changeants d’une moire, chaque foisqu’un nouveau caïque avait troublé le miroir de l’eau.

Enfin, là-bas quelque chose se montra qui ressemblait beaucoupaux visiteuses attendues : dans un caïque, sur le bleulumineux du golfe, trois petites silhouettes noires, qui, même dansle lointain, avaient de la sveltesse et de l’élégance.

C’était bien cela. Tout près d’eux, elles descendirent, lesreconnurent sans doute à travers leurs triples voiles, ets’acheminèrent lentement sur les dalles blanches, vers la mosquée.Eux, bien entendu, n’avaient pas bronché, osant à peine les suivredes yeux dans cette avenue presque toujours déserte, mais sisacrée, et environnée de tant d’éternels sommeils.

Un long moment après, sans hâte, d’un air indifférent, André seleva, et, lentement comme elles avaient fait, prit la belle avenuedes morts, – qui est bordée tantôt de kiosques funéraires, sortesde rotondes en marbre blanc, tantôt d’arcades, comme des séries deportiques fermés par des grilles de fer… Devant ces kiosques, si ons’arrête pour regarder aux fenêtres, on voit à l’intérieur, dans lapénombre, des compagnies de hauts catafalques vert-émir, quedrapent des broderies anciennes. Et derrière les grilles desarcades, ce sont des tombeaux à ciel ouvert, que l’on aperçoitpartout, en foule étonnamment pressée ; des tombeaux encoremagnifiques, de grandes stèles en marbre qui se dressent les unes àtoucher les autres, mystérieusement exquises de forme, et couvertesd’arabesques, d’inscriptions dorées, au milieu d’un fouillis deverdure, de rosiers roses, de fleurs sauvages et de longues herbes.Entre les dalles aussi de l’avenue sonore, les herbes poussent, et,quand on approche de la mosquée, on est dans la pénombre verte, carles branches des arbres forment une voûte.

En arrivant, André regarda dans la sainte cour, cherchant sielles étaient là. Mais non, encore personne. Très ombreuse, cettecour, sous des arceaux, sous des platanes centenaires ; lesvieilles faïences brillaient çà et là sur les murailles, d’unreflet de soleil filtré entre des feuilles ; par terre sepromenaient des pigeons et des cigognes du voisinage, très enconfiance dans ce lieu calme, où les hommes ne songent qu’à prier.La lourde tenture qui masquait l’entrée du sanctuaire se soulevapourtant, et les trois petits fantômes noirs sortirent.

« Marchez, nous vous suivrons », avait écrit« Zahidé ». Donc, il prit les devants, d’un pas un peuindécis, s’engagea, – par des sentiers funèbres et doux, toujoursentre des arceaux grillés laissant voir la multitude des pierretombales, – dans une partie plus humble, plus ancienne aussi etplus éboulée du cimetière, où les morts sont un peu comme en forêtvierge. Et, arrivé tout de suite au pied de la colline, il se mit àmonter. À une vingtaine de pas, suivaient les trois petitsfantômes, et, beaucoup plus loin, Jean Renaud, chargé de faire leguet et donner l’alarme.

Ils montaient, sans sortir pour cela des cimetières infinis, quicouvrent toutes les hauteurs d’Eyoub. Et, peu à peu, un horizon deMille et une Nuits se déployait alentour ; on allait bientôtrevoir tout Constantinople qui surgissait dans les lointains,au-dessus de l’enchevêtrement des branches, comme pour monter aveceux. Ce n’était plus un bocage, ainsi que dans le bas-fond autourdu sanctuaire, une mêlée d’arbustes et de plantes ; non, surcette colline, l’herbe s’étendait rase, et il n’y avait, parmi lesinnombrables tombes, que des cyprès géants qui laissaient entre euxbeaucoup d’air, beaucoup de vue.

Ils étaient maintenant tout en haut de cette tranquillesolitude ; André s’arrêta, et les trois sveltes formes noiressans visage l’entourèrent :

– Pensiez-vous nos revoir ? – demandèrent-ellespresque ensemble, de leur gentilles voix charmeuses, en lui tendantla main.

À quoi André répondit un peu mélancoliquement :

– Est-ce que je savais, moi, si vous reviendriez ?

– Eh bien ! les revoilà, vos trois petites âmes enpeine, qui ont toutes les audaces… Et, où nousconduisez-vous ?

– Mais, ici même, si vous voulez bien… Tenez, ce carré detombes, il est tout trouvé pour nous y asseoir… Je n’aperçoispersonne d’aucun côté… Et puis, je suis en fez ; nousparlerons turc si quelqu’un passe, et on s’imaginera que vous vouspromenez avec votre père…

– Oh ! rectifia vivement « Zahidé », notremari, vous voulez dire…

Et André la remercia, d’un léger salut.

En Turquie, où les morts sont entourés de tant de respect, onn’hésite pas à s’installer au-dessus d’eux, même sur leurs marbres,et beaucoup de cimetières sont des lieux de promenade et de stationà l’ombre, comme chez nous les jardins et les squares.

– Cette fois, dit « Néchédil », en prenant placesur une stèle qui gisait dans l’herbe, nous n’avons pas voulu vousdonner rendez-vous très loin, comme le premier jour : votrecourtoisie à la fin se serait lassée.

– Un peu fanatique, cet Eyoub, peut-être, pour une aventurecomme la nôtre, observa « Zahidé » ; mais vousl’aimez, vous y êtes chez vous… Et nous aussi, nous l’aimons… etnous y serons chez nous, plus tard, car c’est ici, quand notreheure sera venue, que nous désirons dormir.

André alors les regardait avec une stupeur nouvelle :était-ce possible, ces trois petites créatures, dont il avait sentidéjà le modernisme extrême, qui lisaient madame de Noailles, etpouvaient à l’occasion parler comme les jeunes Parisiennes tropdans le train des livres de Gyp, ces petites fleurs duXXe siècle, étaient appelées, en tant que musulmanes etsans doute de grande famille, à dormir un jour dans ce bois sacré,là, en bas, parmi tous ces morts à turban des vieux siècles del’hégire ; dans quelqu’un de ces inquiétants kiosques demarbre, elles auraient leur catafalque en drap vert, garni d’unvoile de la Mecque sur quoi la poussière s’amasserait bientôt, eton viendrait le soir leur allumer comme aux autres leur petiteveilleuse… Oh ! toujours ce mystère d’Islam, sous lequel cesfemmes restaient enveloppées, même en plein jour, quand le cielétait bleu et quand brillait un soleil de printemps…

Ils causaient, assis sur des tombes très anciennes, les piedsdans un herbe fine, semée de ces fleurettes délicates qui sontamies des terrains secs et tranquilles. Ils avaient là, pour leurconversation, un site merveilleux, un site unique au monde, etconsacré par tout un passé. Quantité de précédentes générations,des empereurs byzantins et des khalifes magnifiques avaienttravaillé pendant des siècles à composer pour eux seuls ce décor deféerie : c’était tout Stamboul, un peu à vol d’oiseau etdécoupant son amas de mosquées sur le bleu lointain de lamer ; un Stamboul vu en raccourci, en enfilade, les dômes, lesminarets chevauchant les uns sur les autres en profusion confuse etsuperbe, avec, par-derrière, la nappe immobile de la Marmaradessinant son vertigineux cercle de lapis. Et aux premiers plans,tout près d’eux, il y avait les milliers de stèles, les unesdroites, avec leurs arabesques dorées, leurs fleurs dorées, leursinscriptions dorées ; il y avait les cyprès de quatre centsans, aux troncs comme des piliers d’église, et d’une couleur depierre, et aux feuillages si sombres qui montaient partout dans cebeau ciel comme des clochers noirs.

Elles semblaient presque gaies aujourd’hui, les trois petitesâmes sans figure, gaies parce qu’elle étaient jeunes, parcequ’elles avaient réussi à s’échapper, qu’elles se sentaient librespour une heure, et parce que l’air ici était suave et léger, avecdes odeurs de printemps.

– Répétez un peu nos noms, commanda « Ikbal »,pour voir si vous ne vous embrouillerez pas.

Et André, les montrant l’une après l’autre du bout de son doigt,prononça comme un écolier qui récite docilement sa leçon :« Zahidé, Néchédil, Ikbal. »

– Oh ! que c’est bien !… Mais nous ne nousappelons pas comme cela du tout, vous savez ?

– Je m’en doutais, croyez-le… D’autant plus que Néchédil,entre autres, est un nom d’esclave.

– Néchédil… En effet, oui… Ah ! vous êtes si fin queça !

Le radieux soleil tombait en plein sur leurs épais voiles, etAndré, à la faveur de cet éclairage à outrance, essayait dedécouvrir quelque chose de leurs traits. Mais non, rien. Trois ouquatre doubles de gaze noire les rendaient indéchiffrables…

Un moment il se laissa dérouter par les modestes tcharchafs, ensoie noire un peu élimée, et les gants un peu défraîchis, qu’ellesavaient cru devoir prendre pour ne pas attirer l’attention :« Après tout, se dit-il, peut-être ne sont-elles pas de sibelles dames que je croyais, les pauvres petites. » Mais sesyeux tombèrent ensuite sur leurs souliers très élégants et leursfins bas de soie… Et puis, cette haute culture dont elles faisaientpreuve, et cette parfaite aisance ?…

– Eh bien ! depuis l’autre jour, demanda l’une,n’avez-vous pas fait quelques perquisitions pour nous« identifier » ?

– Elles seraient commodes, les perquisitions, parexemple !… Et puis, ça m’est égal !… J’ai trois petitesamies charmantes ; ça, je le sais, et, comme indication, jem’en contente…

– Oh ! à présent, proposa « Néchédil », nouspourrions bien lui dire qui nous sommes… La confiance en lui, nousl’avons…

– Non, j’aime mieux pas, interrompit André.

– Gardons-nous-en bien, dit « Ikbal »… C’est toutnotre charme à ses yeux, ça : notre petit mystère… Avouez-le,monsieur Lhéry, si nous n’étions pas des musulmanes voilées, s’ilne fallait pas, à chacun de nos rendez-vous, jouer notre vie, – etpeut-être, vous aussi, la vôtre, – vous diriez :« Qu’est-ce qu’elles me veulent, ces trois petitessottes ? » et vous ne viendriez plus.

– Mais non, voyons…

– Mais si… L’invraisemblance de l’aventure, et le danger,c’est bien tout ce qui vous attire, allez !

– Non, je vous dis… plus maintenant…

– Soit, n’approfondissons pas, – conclut« Zahidé » qui depuis un moment ne disait plus rien, –n’éclaircissons pas le débat ; je préfère… Mais, sans vousmettre au courant de notre état civil, monsieur Lhéry, permettezqu’on vous apprenne nos noms vrais ; tout en nous laissantnotre incognito, il me semble que cela nous rendra plus vosamies…

– Ça, je le veux bien, répondit-il, et je crois que je vousl’aurais demandé… Des noms d’emprunt, c’est comme une barrière…

– Donc, voici. « Néchédil » s’appelleZeyneb : le nom d’une dame pieuse et sage, qui jadis à Bagdadenseignait la théologie ; et cela lui va très bien…« Ikbal » s’appelle Mélek[10] , etcomment ose-t-on usurper un nom pareil, étant la petite pestequ’elle est ?… Quant à moi, « Zahidé », je m’appelleDjénane[11] , et, si vous savez jamais monhistoire, vous verrez quelle dérision, ce nom-là !… Allons,répétez à présent : Zeyneb, Mélek, Djénane.

– Inutile, je n’oublierai pas. D’ailleurs, puisque vousavez tant fait, il vous reste à m’apprendre une choseessentielle : quand on vous parle, est-ce Madamequ’il faut vous dire, ou bien…

– Il faut nous dire rien du tout : Zeyneb, Mélek,Djénane, sans plus.

– Oh ! cependant…

– Cela vous choque… Que voulez-vous, nous sommes despetites barbares… Eh bien ! alors, si vous y tenez, que cesoit Madame,… Madame à toutes les trois, hélas !…Mais nos relations déjà sont tellement contraires à tous lesprotocoles !… Un peu plus ou un peu moins,qu’importerait ? Et puis, voyez combien notre amitié risque den’avoir pas de lendemain : un si terrible danger plane sur nosrencontres que nous ne saurons même pas, en nous quittant tout àl’heure, si nous nous reverrons jamais. Donc, pourquoi, pendant cetinstant qui peut si bien être sans retour dans notre existence,pourquoi ne pas nous donner l’illusion que nous sommes pour vousd’intimes amies ?

Si étrange que ce fût, c’était présenté d’une manièreparfaitement honnête, franche et comme il faut, avec une puretéinattaquable, comme d’âme à âme ; André alors se rappela ledanger, qu’il oubliait en effet, tant ce lieu adorable avait desapparences de paix et de sécurité, et tant cette journée deprintemps était douce ; il se rappela leur courage, qu’ilavait perdu de vue, leur courage d’être ici, leur audace dedésespérées, et, au lieu de sourire d’une telle demande, il sentitce qu’elle avait d’anxieux et de touchant.

– Je dirai comme vous voudrez, répondit-il, et je vousremercie… Mais vous, en échange, vous supprimerezMonsieur, n’est-ce pas ?

– Ah !… et comment dirons-nous donc ?

– Mon Dieu, je ne sais pas trop… Je ne vous vois guèred’autre ressource que de m’appeler André.

Alors Mélek, la plus enfant des trois :

– Pour Djénane, ce ne sera pas la première fois que ça luiarrivera, vous savez !

– Ma petite Mélek, de grâce !

– Si ! laisse-moi lui conter… Vous n’imaginez pas ceque nous avons déjà vécu avec vous, surtout elle, tenez ! Etjadis, dans son journal de jeune fille, écrit sous forme de lettreà votre intention, elle vous appelait André tout le temps.

– C’est un enfant terrible, monsieur Lhéry ; elleexagère beaucoup, je vous assure…

– Ah ! et la photo ! reprit Mélek, passantbrusquement d’un sujet à un autre.

– Quelle photo ? demanda-t-il.

– Vous, avec Djénane. C’est comme chose irréalisable, vouscomprenez, qu’elle a désiré l’avoir… Faisons vite, l’instant ne seretrouvera peut-être jamais plus… Mets-toi près de lui,Djénane.

Djénane, avec sa grâce languide, sa flexibilité harmonieuse, seleva pour s’approcher.

– Savez-vous à quoi vous ressemblez ? lui dit André. Àune élégie, dans tout ce noir qui est léger et qui traîne… et avecla tête penchée, comme je vous vois là, parmi ces tombes.

Dans sa voix même, il y avait de l’élégie, dès qu’elleprononçait une phrase un peu mélancolique ; le timbre en étaitmusical, infiniment doux, et pourtant brisé et comme lointain.

Mais cette petite élégie vivante pouvait tout à coup devenirtrès gaie, moqueuse, et faire des réflexions impayables ; onla sentait capable d’enfantillage et de fou rire.

Près d’André, elle se posait gravement, sans faire mine derelever ses voiles :

– Comment, mais vous allez rester ainsi, toute noire, sansvisage ?

– Bien entendu ! En silhouette. Les âmes, vous savez,n’ont pas besoin d’avoir une figure…

Et Mélek, retirant, de dessous son tcharchaf d’austèremusulmane, un petit kodak du tout dernier système, les mit enjoue : tac ! une première épreuve ; tac ! uneseconde…

Ils ne se doutaient pas combien, plus tard, par la suiteimprévue des jours, elles leur deviendraient chères etdouloureuses, ces vagues petites images, prises en s’amusant, dansun tel lieu, à un instant où il y avait fête de soleil et derenouveau…

Par précaution, Mélek allait prendre un cliché de plus, quandils aperçurent une paire de grosses moustaches sous un bonnetrouge, qui surgissaient tout près d’eux, derrière des stèles :un passant, stupéfait d’entendre parler une langue inconnue et devoir des Turcs faire des photographies dans un saint cimetière.

Pourtant il s’en alla sans protester, mais avec un air dedire : Attendez un peu, je reviens ; on va éclaircircette affaire-là… Comme la première fois, le rendez-vous finit doncpar une fuite des trois gentils fantômes, une fuite éperdue. Et ilétait temps, car, au bas de la colline, ce personnage ameutait dumonde.

Une heure après, quand André et son ami se furent assurés, enépiant de très loin, que les trois petites Turques avaient réussi,par des chemins détournés, à gagner sans encombre une des échellesde la Corne-d’Or et à prendre un caïque, ils s’embarquèrenteux-mêmes, à une échelle différente, pour s’éloigner d’Eyoub.

C’était maintenant la sécurité et le calme, dans cette barqueeffilée, où ils venaient de s’asseoir presque couchés, à la manièrede Constantinople, et ils descendaient ce golfe, tout enclavé dansl’immense ville, à l’heure où la féerie du soir battait son plein.Leur batelier les menait en suivant la rive de Stamboul, dans cetteombre colossale que les amas de maisons et de mosquées projettent,au déclin du soleil, depuis des siècles, sur cette eau toujourscaptive et tranquille. Stamboul au-dessus d’eux commençait des’assombrir et de s’unifier, étalant comme tous les soirs lamagnificence de ses coupoles contre le couchant ivre delumière ; Stamboul redevenait dominateur, lourd de souvenirs,oppressant comme aux grandes époques de son passé, et, sous cettebelle nappe réfléchissante qu’était la surface de la mer, ondevinait, entassés au fond, les cadavres et le déchet de deuxcivilisations somptueuses… Si Stamboul était sombre, en revancheles quartiers qui s’étageaient sur la rive opposée, Khassim-Pacha,Tershané, Galata, avaient l’air de s’incendier, et même le banalPéra, perché tout en haut et enveloppé de rayons couleur de cuivre,jouait son rôle dans cet émerveillement des fins de jour. Il n’y aguère d’autre ville au monde, qui arrive à se magnifier ainsi, dansles lointains et les éclairages propices, pour produire tout à coupgrand spectacle et apothéose.

Pour André Lhéry, ces trajets en caïque le long de la berge,dans l’ombre de Stamboul, avaient été presque quotidiens jadis,quand il habitait au bout de la Corne-d’Or. En ce moment, il luisemblait que c’était hier, ce temps-là ; l’intervalle devingt-cinq années n’existait plus ; il se rappelait jusqu’àd’insignifiantes choses, des détails oubliés, il avait peine àcroire qu’en rebroussant chemin vers Eyoub, il ne retrouverait pasà la place ancienne sa maison clandestine, les visages autrefoisconnus. Et, sans s’expliquer pourquoi, il associait un peu l’humblepetite Circassienne, qui dormait sous sa stèle tombée, à cetteDjénane apparue si nouvellement dans sa vie ; il avait presquele sentiment sacrilège que celle-ci était une continuation decelle-là, et, à cette heure magique où tout était bien-être etbeauté, enchantement et oubli, il n’éprouvait aucun remords de lesconfondre un peu… Que lui voulaient-elles, les trois petitesTurques d’aujourd’hui ? Comment finirait ce jeu qui lecharmait et qui était plein de périls ? Elles n’avaientpresque rien dit, que des choses enfantines ou quelconques, etcependant elles le tenaient déjà, au moins par un lien desollicitude affectueuse… C’étaient leurs voix peut-être ;surtout celle de Djénane, une voix qui avait l’air de venird’ailleurs, du passé peut-être, qui différait, on nesavait par quoi, des habituels sons terrestres…

Ils avançaient toujours ; ils allaient comme étendus surl’eau même, tant on en est près dans ces minces caïques presquesans rebords. Ils avaient dépassé la mosquée de Soliman, qui trôneau-dessus de toutes les autres, au point culminant de Stamboul,dominant tout de ses coupoles géantes. Ils avaient franchi cettepartie de la Corne-d’Or où des voiliers d’autrefois stationnenttoujours en multitude serrée : hautes carènes à peinturlures,inextricable forêt de mâts grêles portant tous le croissant del’Islam sur leurs pavillons rouges. Le golfe commençait de s’ouvrirdevant eux sur l’échappée plus large du Bosphore et de la Marmara,où les paquebots sans nombre leur apparaissaient, transfigurés parl’éloignement favorable. Et maintenant c’était la côte d’Asie quientrait brusquement en scène avec splendeur ; une autre villeencore, Scutari donnait cette illusion, de presque chaque soir,qu’il y avait le feu dans ses vieux quartiers asiatiques : lespetites vitres de ses fenêtres turques, les petites vitres parmyriades, reflétant chacune la suprême fulguration du soleil àmoitié disparu, auraient fait croire, si l’on n’eût été avisé de cetrompe-l’œil coutumier, qu’à l’intérieur toutes les maisons étaienten flammes.

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