Les Désenchantées

Chapitre 10

 

Ce fut le valet de chambre qui vint regarder au lever du jour,et remonta tout effaré vers Péra :

–  Mademoiselle Mélek doit être morte, dit-il à son maîtreen le réveillant ; elles ont mis un signal bleu, que je viensde voir…

Il avait eu plus d’une fois l’occasion de parler à cette petiteMélek, par quelque fente de porte, lorsqu’il venait faire lesdangereuses commissions d’André ; même elle lui avait montrégentiment son visage en lui disant merci. Et pour lui c’étaitmademoiselle Mélek, tant il lui avait trouvé l’air jeune.

André, informé une heure plus tard par Djénane qu’onl’emporterait à la mosquée vers midi, descendit à Khassim-Pachaavant onze heures. Il avait pris un fez et des vêtements d’homme dupeuple, pour être plus sûr qu’on ne le reconnaîtrait pas, car ilvoulait à un moment donné s’approcher beaucoup, et essayer deremplir un pieux devoir d’Islam envers sa petite amie.

D’abord il attendit à l’écart, dans le cimetière voisin de lamaison. Et bientôt il vit sortir le léger cercueil, porté àl’épaule par des gens quelconques, ainsi que le veut l’usage enTurquie ; un vieux châle l’enveloppait exactement, un châle« Validé » à raies vertes et rouges, et aux minutieuxdessins de cachemire ; un petit voile blanc était posé dessus,du côté de la tête, pour indiquer que c’était une femme, et,innovation surprenante, il y avait aussi un modeste bouquet deroses épinglé au châle.

Chez les Turcs, on se hâte bien plus que chez nous d’enterrerles morts, et on n’envoie point de lettres de faire-part. Vient quiveut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle s’est répandue,les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortègesimprovisés, et surtout point de porteurs : ce sont lespassants qui en font l’office.

Un beau soleil de novembre, une belle journée lumineuse etcalme ; Stamboul, resplendissant là-bas et, prenant son grandair immuable, au-dessus du léger brouillard d’automne quienveloppait à ses pieds la Corne-d’Or.

Bien souvent il passait d’une épaule à une autre, le cercueil deMélek, au gré des gens rencontrés en chemin et qui voulaient tousfaire une action pieuse en portant quelques minutes cette petitemorte inconnue. Devant, marchaient deux prêtres à turbanvert ; une centaine d’hommes suivaient, des hommes de toutesclasses ; et il était venu aussi des vieux derviches, avecleurs bonnets de mages, qui psalmodiaient en route, à voix haute etlugubre, – comme ces cris de loups, les soirs d’hiver dans lesbois.

On se rendit à une antique mosquée, en dehors des maisons,presque à la campagne, dans un bas-fond tout de suite sauvage. Lapetite Mélek fut déposée sur les dalles de la cour, et les Imams,en voix de fausset très douces, chantèrent les prières desmorts.

Dix minutes à peine, et on se remit en marche pour descendrevers le golfe, prendre ensuite des barques, et gagner l’autre rive,les grands cimetières d’Eyoub où serait sa définitive demeure.

En approchant de la Corne-d’Or, dans les quartiers bas où il yavait beaucoup de monde, le cortège se fit plus lent, à cause detous ceux qui voulurent en être. La petite Mélek fut portée là, àtour de rôle, par une quantité de bateliers ou de matelots. André,qui avait hésité jusqu’à cette heure, s’approcha enfin, rassuré parcette foule où il était comme perdu, il toucha de la main le vieuxchâle « Validé », avança l’épaule, et sentit le poids desa petite amie s’y appuyer un peu le temps de faire une vingtainede pas avec elle vers la mer.

Après, il s’éloigna pour tout à fait, de peur que sonobstination à suivre ne fût remarquée…

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