Les Désenchantées

Chapitre 4

 

Le lendemain, qui tombait un vendredi, il ne voulut pas manquerd’aller aux Eaux-Douces d’Asie, car c’était bien la dernière desdernières fois : son contrat de la saison, pour le caïque etles rameurs, expirait ce soir-là même, et du reste les ambassadesredescendaient toutes à Constantinople la semaine suivante ;le temps du Bosphore touchait à sa fin.

Et jamais jour de plein été ne fut si lumineux ni sicalme ; à part qu’il y avait moins de barques peut-être lelong de la rive déjà un peu délaissée on aurait pu se croire à unvendredi du beau mois d’août. Par habitude, par attachement aussi,toujours et quand même, il fit passer son caïque sous les fenêtrescloses du yali de ses amies… Le petit signal blanc était là, à sonposte ! Quelle inexplicable surprise ! Est-ce doncqu’elles allaient venir ?…

Là-bas, aux Eaux-Douces, les prairies étaient couleur d’orautour de la gentille rivière, tant il y avait de feuilles mortesen jonchée, et les arbres disaient bien l’automne. Cependant laplupart des caïques élégants, habitués de ce lieu, entraient l’unaprès l’autre, amenant les belles des harems, et André reçut aupassage, encore une fois pour l’adieu final, des sourires discretsqui lui venaient de dessous les voiles.

Longtemps il attendit, regardant de tous côtés ; mais sesamies toujours n’arrivaient point, et la Journée s’avançait, et lespromeneuses commençaient à se retirer.

Il s’en allait donc lui aussi, et il était presque à la sortiede la rivière, lorsqu’il vit poindre dans un beau caïque a livréebleu et or, une femme seule, la tête enveloppée du yachmak blancqui laisse paraître les yeux ; des coussins sans doutel’élevaient, car elle semblait un peu grande et haute sur l’eau,comme s’étant arrangée ainsi pour être mieux vue.

Ils se croisèrent, et elle le regarda fixement :Djénane !… Ces yeux couleur de bronze vert et ces longssourcils roux, que depuis une année elle lui avait cachés,n’étaient comparables à aucuns et ne pouvaient être confondus avecd’autres… Il frissonna devant l’apparition si imprévue qui sedressait à deux pas de lui ; mais il ne fallait pas broncher,à cause des bateliers, et ils passèrent immobiles, sans échanger unsigne.

Cependant il fit retourner son caïque l’instant d’après, pour lacroiser encore tout à l’heure quand elle redescendrait le cours duruisseau. Presque plus personne lorsqu’ils se retrouvèrent prèsl’un de l’autre, dans ce croisement rapide. Et, à cette seconderencontre, la figure qu’enveloppait le yachmak de mousselineblanche se détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèlesd’un vieux cimetière, qui est posé là au bord de l’eau ; – cardans ce pays les cimetières sont partout, sans doute pour maintenirplus présente la pensée de la mort.

Le soleil, déjà bas, et ses rayons, devenus roses, il fallaits’en aller. Leurs deux caïques sortirent presque en même temps del’étroite rivière, et se mirent à remonter le Bosphore, dans lamagnificence du soir, celui d’André à une centaine de mètresderrière celui de Djénane…, Il la vit de loin mettre pied sur sonquai de marbre et rentrer dans son yali sombre.

Ce qu’elle venait de faire en disait très long : seule,être allée aux Eaux-Douces, – de plus, y être allée en yachmak,afin de montrer ses yeux et d’en graver l’expression dans lamémoire de son ami. Mais André, qui d’abord avait senti tout cequ’il y avait là de particulier et de touchant, se rappela soudainun passage de Medjé où il racontait quelque chose d’analogue, àpropos d’un regard solennel échangé dans une barque au moment de laséparation : « C’était très gentil de sa part, se dit-ildonc tristement ; mais c’était encore un peu « littéraire« ; elle voulait imiter Nedjibé… Cela ne l’empêchera pas, dansquelques jours, de rouvrir les bras à son Hamdi.

Et il continua de remonter le Bosphore en longeant de tout prèsla rive d’Asie ; déjà beaucoup de maisons vides,hermétiquement closes ; beaucoup de jardins aux grillesfermées, sous l’enchevêtrement des vignes vierges couleur depourpre ; partout s’indiquait l’automne, le départ, la fin. Çàet là, sur ces petits quais où il est si défendu d’aborder,quelques femmes attardées à la campagne étaient encore venuess’asseoir au bord de l’eau pour ce dernier vendredi de lasaison ; mais leurs yeux (tout ce qu’on voyait de leurvisage), exprimaient la tristesse du retour si prochain au harem dela ville, l’appréhension de l’hiver. Et le soleil couchantéclairait toute cette mélancolie, comme un feu de Bengalerouge.

Lorsque André fut rentré dans sa maison de Thérapia, ses rameursvinrent lui présenter leurs sélams d’adieu ; ils avaientrepris leurs humbles costumes et chacun rapportait, soigneusementpliées, sa belle chemise en gaze de Brousse, et sa belle veste develours capucine. Ils rapportaient aussi le long tapis en veloursde même couleur, recommandant avec naïveté de bien le faire sécherparce qu’il était imprégné d’humidité salée. André regarda cespauvres loques, où les broderies d’or avaient commencé de prendre,sous les embruns et le soleil, la patine des vieilles chosesprécieuses. Qu’en faire ? Les détruire, ne serait-ce pas moinstriste que de les rapporter dans son pays, pour se dire plus tard,dans l’avenir morne, en retrouvant ces reliques, fanées de plus enplus : « C’était la livrée de mon caïque jadis, du tempslumineux où j’habitais au Bosphore… »

Le crépuscule arrivait. Il pria son domestique turc, celui quiétait un ancien berger d’Eski-Chehir, de prendre sa flûte au songrave et de rejouer l’air de l’an dernier, l’espèce de fuguesauvage qui exprimait maintenant pour lui tout l’indicible d’unefin d’été, dans ce lieu, et dans ces circonstances spéciales. Puis,s’étant accoudé à sa fenêtre, il regarda partir son caïque dont lesrameurs étaient redevenus de pauvres bateliers, et qui allaitredescendre par étapes vers Constantinople pour s’y louer à unnouveau maître. Longtemps il suivit des yeux, sur l’eau de plus enplus couleur de nuit, cette longue chose blanche, effilée, dont ladisparition dans les grisailles crépusculaires représentait pourlui la fuite pareille de deux étés d’Orient.

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