Les Désenchantées

Chapitre 11

 

André était réinstallé à Péra depuis une quinzaine de jours etavait pu revoir une fois à Stamboul, dans la vieille maison deSultan-Selim, ses trois amies qui lui avaient amené une gentilleinconnue, une petite personne dissimulée sous de si épais voilesnoirs que le son de sa voix était presque étouffé. Le lendemain, ilreçut cette lettre :

 

« Je suis la petite dame fantôme de la veille, monsieurLhéry ; je n’ai pas su vous parler ; mais, pour le livreque vous nous avez promis à toutes, je vais vous raconter lajournée d’une femme turque en hiver. Ce sera de saison, car voicibientôt novembre, les froids, l’obscurité, tout un surcroît d’ombreet d’ennui s’abattant sur nous… La journée d’une femme turque enhiver. Je commence donc.

« Se lever tard, même très tard. La toilette lente, avecindolence. Toujours de très longs cheveux, de trop épais et lourdscheveux, à arranger. Puis après, se trouver jolie, dans le miroird’argent, se trouver jeune, charmante, et en être attristée.

« Ensuite, passer la revue silencieuse dans les salons,pour vérifier si tout est en ordre ; la visite aux menusobjets aimés, souvenirs, portraits, dont l’entretien prend unegrande importance. Puis déjeuner, souvent seule, dans une grandesalle, entourée de négresses ou d’esclaves circassiennes ;avoir froid aux doigts en touchant l’argenterie éparse sur latable, avoir surtout froid à l’âme ; parler avec les esclaves,leur poser des questions dont on n’écoute pas les réponses…

« Et maintenant, que faire jusqu’à ce soir ? Lesharems du temps jadis, à plusieurs épouses, devaient être moinstristes : on se tenait compagnie entre soi… Que fairedonc ? De l’aquarelle ? (Nous sommes toutes aquarellistesdistinguées, monsieur Lhéry : ce que nous avons peintd’écrans, de paravents, d’éventails !) Ou bien jouer du piano,jouer du luth ? Lire du Paul Bourget, ou de l’AndréLhéry ? Ou bien broder, reprendre quelqu’une de nos longuesbroderies d’or, et s’intéresser toute seule à voir courir sesmains, si fines, si blanches, avec les bagues quiscintillent ?… C’est quelque chose de nouveau que l’onsouhaiterait, et que l’on attend sans espoir, quelque chosed’imprévu qui aurait de l’éclat, qui vibrerait, qui ferait dubruit, mais qui ne viendra jamais… On voudrait aussi se promenermalgré la boue, malgré la neige, n’étant pas sortie depuis quinzejours ; mais aller seule est interdit. Aucune course àimaginer comme excuse ; rien. On manque d’espace, on manqued’air. Même si on a un jardin, il semble qu’on n’y respire pas,parce que les murs en sont trop hauts.

« On sonne ! Oh ! quelle joie si cela pouvaitêtre une catastrophe, ou seulement une visite !

« Une visite ! c’est une visite, car on entend courirles esclaves dans l’escalier. On se lève ; vite une glace,pour s’arranger les yeux avec fièvre. Qui ça peut-il être ?Ah ! une amie jeune et délicieuse, mariée depuis peu. Elleentre. Élans réciproques, mains tendues, baisers des lèvres rougessur les joues mates.

« – Est-ce que je tombe bien ? Que faisiez-vous,ma chère ?

« – Je m’ennuyais.

« – Bon, je viens vous chercher, pour une promenadeensemble, n’importe où.

« Un instant plus tard, une voiture fermée les emmène. Surle siège, à côté du cocher un nègre : Dilaver, l’inévitableDilaver, sans lequel on n’a pas le droit de sortir et qui fera sonrapport sur l’emploi du temps.

« Elles causent, les deux promeneuses :

« – Eh bien ! aimez-vous Ali Bey ?

« – Oui, répond la nouvelle mariée, mais parce qu’ilfaut absolument que j’aime quelqu’un ; j’ai soif d’affection.Ceci est en attendant. Si je trouve mieux plus tard…

« – Eh bien ! moi, je n’aime pas le mien, mais làpas du tout ; aimer par force, non, je ne suis pas de cellesqui se plient…

« Leur voiture roule, au grand trot de deux chevauxmagnifiques. Elles ne devront pas en descendre, ce ne serait pluscomme il faut. Et elles envient les mendiantes libres qui lesregardent passer.

« Elles sont arrivées à la porte du Bazar, où des gens dupeuple achètent des marrons grillés.

« – J’ai bien faim, dit l’une. Avons-nous del’argent ?

« – Non.

« – Dilaver en a.

« – Dilaver, achète-nous des marrons.

« Dans quoi les mettre ? Elles tendent leurs mouchoirsde dentelles, tous les marrons leur reviennent là-dedans, où ilsont pris une odeur d’héliotrope. – Et c’est tout leur grandévénement du jour, cette dînette qu’elles s’amusent à faire làcomme des femmes du peuple mais sous le voile, et en voiturefermée.

« Au retour, en se quittant, elles s’embrassent encore, etéchangent ces éternelles phrases de femmes turques entreelles :

« – Allons, pas de chimères, pas de regrets vains.Réagissez !

« Cependant cela les fait sourire elles-mêmes, tant leconseil en connu et usé.

« La visiteuse est donc partie. C’est le soir. On allume detrès bonne heure, car la nuit tombe plus tôt dans les harems, àcause de ces quadrillages de bois aux fenêtres. Votre nouveaufantôme noir d’hier, monsieur Lhéry, se retrouve seul. Mais voicile bey qui rentre, le maître annoncé par un bruit de sabre dansl’escalier. La pauvre petite dame de céans a encore plus froid àl’âme. Par habitude, elle se regarde dans une glace ; l’imagereflétée lui paraît vraiment bien jolie, et elle pense :« Toute cette beauté, pour lui, quel dommage ! »

« Lui, insolemment étendu sur une pile de coussins,commence une histoire :

« – Vous savez, ma chère, aujourd’hui au palais…

« Oui, le palais, les camarades et les fusils, lesnouvelles armes, c’est tout ce qui l’intéresse ; rien de plus,jamais.

« Elle n’écoute pas, elle a envie de pleurer. Alors, on latraite de « détraquée ». Elle demande la permission de seretirer dans sa chambre, et bientôt elle pleure à sanglots, la têtesur son oreiller de soie, lamé d’or et d’argent, pendant que lesEuropéennes, à Péra, vont au bal ou au théâtre, sont belles etaimées, sous des flots de lumière…

« *** »

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