Les Désenchantées

Chapitre 5

 

Elles connaissaient au bord de la Marmara, du côté asiatique,une petite plage solitaire, très abritée, disaient-elles, de cevent qui désole le Bosphore, et tiède comme une orangerie.Justement une de leurs amies habitait aux environs et s’engageait àfournir un alibi très acceptable, en affirmant mordicus les avoirretenues toute la journée. Donc, elles avaient décidé qu’ontenterait de faire par là une dernière promenade ensemble, avantcette séparation prochaine, qui pouvait si bien être la grande etla définitive : André comptait prendre bientôt un congé dedeux mois pour la France ; Djénane devait aller avec sagrand-mère passer la saison des froids dans son domaine deBounar-Bachi ; entre eux, le revoir ne serait plus qu’auprintemps de l’année suivante, et d’ici là, tant de dramespouvaient advenir…

Le dimanche 12 décembre 1904, jour choisi pour cette promenade,après mille combinaisons et roueries, se trouva être l’un de cesjours de splendeur qui, sous ce climat variable, viennent tout àcoup en plein hiver, entre deux périodes de neige, ramener l’été.Sur le pont de la Corne-d’Or, d’où partent les petits vapeurs pourles Échelles d’Asie, ils se rencontrèrent en plein soleil de midi,mais sans broncher, en voyageurs qui ne se connaissent point, etils prirent comme par hasard le même bateau, où elless’installèrent correctement dans le roufle-harem réservé auxmusulmanes, après avoir congédié nègres et négresses.

À cause de ce beau ciel, il y avait aujourd’hui un monde fou quiallait se promener sur l’autre rive. En même temps qu’eux, étaientparties une cinquantaine de dames-fantômes et, quand on accostal’Échelle de Scutari, André, s’embrouillant au milieu de tous cesvoiles noirs qui débarquaient ensemble, prit d’abord une faussepiste, suivit trois dames qu’il ne fallait pas et risqua d’amenerun affreux scandale. Par bonheur, elles avaient l’allure moinsélégante que le petit trio en marche là-bas, et il les lâcha toutconfus au détour du premier chemin, pour rejoindre ses trois amies,– les vraies, cette fois.

Ils frétèrent une voiture de louage, la même pour eux quatre, cequi est toléré à la campagne. Lui, étant le bey, s’assit à la placed’honneur, contrairement à nos idées occidentales, Djénane à côtéde lui, Zeyneb et Mélek en face, sur la banquette de devant. Et,les chevaux lancés au trot, elles éclatèrent de rire toutes lestrois sous leurs voiles, à cause du tour bien joué, à cause de laliberté conquise jusqu’à ce soir, à cause de leur jeunesse, et dutemps clair, et des lointains bleus. Elles étaient du reste le plussouvent adorables de gaieté enfantine, entre leurs crises sombres,même Zeyneb qui savait oublier son mal et son désir de mourir.C’est avec une souriante aisance de défi qu’elles bravaient tout,la séquestration absolue, l’exil, ou peut-être quelque autrechâtiment plus lourd encore.

À mesure qu’on s’avançait le long de la Marmara, le perpétuelcourant d’air du Bosphore se faisait de moins en moins sentir. Leurpetite baie était loin, mais baignée d’air tiède, comme ellesl’avaient prévu, et si paisible dans sa solitude, si rassurantepour eux dans son absolu délaissement ! Elle s’ouvrait auplein Sud, et une falaise en miniature l’entourait comme un abrifait exprès. Sur ce sable fin, on était chez soi, préservé desregards comme dans le jardin clos d’un harem. On ne voyait riend’autre que la Marmara, sans un navire, sans une ride, avecseulement la ligne des montagnes d’Asie à l’extrême horizon ;une Marmara toute d’immobilité comme aux beaux jours apaisés deseptembre, mais peut-être trop pâlement bleue, car cette pâleurapportait, malgré le soleil, une tristesse d’hiver ; on eûtdit une coulée d’argent qui se refroidit. Et ces montagnes, toutlà-bas, avaient déjà leurs neiges éblouissantes.

En montant sur la petite falaise, on n’apercevait âme qui vive,dans la plaine un peu nue et désolée qui s’étendait alentour. Donc,ayant relevé leur voile jusqu’aux cheveux, toutes trois segrisaient d’air pur ; jamais encore André n’avait vu ausoleil, au grand air, leurs si jeunes visages, un peu pâlis ;jamais encore ils ne s’étaient sentis tous dans une si complètesécurité ensemble, – malgré les risques fous de l’entreprise, etles périls du retour, ce soir.

D’abord, elles s’assirent par terre, pour manger des bonbonsachetés en passant chez le confiseur en vogue de Stamboul. Etensuite elles passèrent en revue tous les recoins de la gentillebaie, devenue leur domaine clandestin pour l’après-midi. Unétonnant concours de circonstances, et de volontés, et d’audaces,avait réuni là, – par cette journée de décembre si étrangementensoleillée, presque inquiétante d’être si belle et d’être sifurtive entre deux crises du vent de Russie, – ces hôtes qui luiarrivaient de mondes très différents et qui semblaient voués parleur destinée première à ne se rencontrer jamais. Et André, enregardant les yeux, le sourire de cette Djénane, qui allaitrepartir après-demain pour son palais de Macédoine, appréciait toutce que l’instant avait de rare et de non retrouvable ; lesimpossibilités qu’il avait fallu déjouer pour se réunir là, devantla pâleur hivernale de cette mer, les impossibilités reparaîtraientencore demain et toujours ; qui sait ? on ne se reverraitpeut-être même jamais plus, au moins avec tant de confiance et lecœur si léger ; c’était donc une heure dans la vie à noter, àgraver, à défendre, autant que faire se pourrait, contre un troprapide oubli…

À tour de rôle, un d’eux montait sur la minuscule falaise, poursignaler les dangers de plus loin. Et une fois, la dame du guet,qui était Zeyneb, annonça un Turc arrivant le long de la mer, encompagnie lui aussi de trois dames au voile relevé. Elles jugèrentque ce n’était pas dangereux, qu’on pouvait affronter larencontre ; seulement elles rabattirent pour un temps lesgazes noires sur leur visage. Quand le Turc passa, sans doutequelque bey authentique promenant les dames de son harem, celles-ciavaient également baissé leur voile, à cause d’André ; maisles deux hommes se regardèrent distraitement, sans méfiance d’uncôté ni de l’autre ; l’inconnu n’avait pas hésité à prendreces gens rencontrés dans cette baie pour les membres d’une mêmefamille.

Des petits cailloux tout plats, comme taillés à souhait, que leflot tranquille de la Marmara avait soigneusement rangés en lignesur le sable, rappelèrent tout à coup à André un jeu de sonenfance ; il apprit donc à ses trois amies la manière de leslancer, pour les faire sautiller longtemps à la surface polie de lamer, et elles s’y mirent avec passion, sans succès du reste… MonDieu ! combien elles étaient enfants, et rieuses, et simples,aujourd’hui, ces trois pauvres petites compliquées, surtout cetteDjénane, qui s’était donné tant de mal pour gâcher savie !

Après cette heure unique, ils allèrent rejoindre leur voiturequi attendait là-bas, loin, pour les ramener à Scutari. Sur lebateau, bien entendu, ils ne se connaissaient plus. Mais pendant lacourte traversée, ils eurent ensemble la réapparition merveilleusede Stamboul, éclairage des soirs limpides. Un Stamboul vu de face,en enfilade ; d’abord les farouches remparts crénelés du VieuxSérail, que baignait la nappe tout en argent rose de laMarmara ; et puis, au-dessus, l’enchevêtrement des minarets etdes coupoles, profilé sur un rose différent, un rose de décembreaussi, mais moins argenté, moins blême que celui de la mer, tirantplutôt sur l’or…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer