Triboulet

Chapitre 11LOYOLA

Nous sommes maintenant au Louvre, dans ce somptueux cabinetqu’affectionnait François Ier. Le roi avait donné l’ordred’introduire Ignace de Loyola.

Celui-ci parut, et son premier regard apprit à François qu’ilavait devant lui un rude lutteur : regard de flamme, jailli dedeux yeux noirs qui ne se baissaient pas.

Le roi était debout.

– Vous avez désiré me parler, dit-il avec la sourde colèrede se voir si peu roi devant le redoutable moine. Je vousécoute ! que me voulez-vous ?

– Tout d’abord, sire, vous donner la bénédictionpontificale que je vous apporte de Rome ! ; réponditLoyola levant la dextre avec une sorte de majesté impérieuse.

– Roi de France, dit-il, fils aîné de l’Église, au nom dusouverain pontife de la chrétienté qui m’en a donné mission, au nomdu Saint-Père, roi des rois, je vous bénis !

Surpris, vaincu par le geste autoritaire, FrançoisIer s’inclina soudain, dans un presque agenouillement,sous la menaçante bénédiction. Puis il se releva, hautain, etdit :

– Le roi de France accepte avec grand bonheur labénédiction du Saint-Père. Maintenant, parlez, monsieur…

Et François Ier, s’asseyant dans un vaste fauteuil,se renversa sur le dossier, et regarda fixement Loyola, tandis quesa main, qui pendait par-dessus le bras du siège, tiraillaitdistraitement les oreilles d’un magnifique lévrier.

Loyola se mordit les lèvres. Ses yeux se firent durs.

– Sire, dit-il, je ne vous apporte pas seulement labénédiction du Saint-Père : je vous apporte aussi l’écho deses justes craintes… Le pape, sire, jette un regard de tristesse etd’angoisse sur cette France qu’il aime tant…

– Par Notre-Dame ! monsieur, si fort que le pape aimemon royaume, il serait étrange qu’il l’aimât plus quemoi !

Loyola parut n’avoir pas entendu et poursuivit :

– La France, pays chrétien, la France de saint Louisdevient le réceptacle impur du schisme et de l’hérésie… Oh !sire, continua-t-il avec une force croissante, la cour de Rome rendun hommage mérité aux intentions et aux actes de VotreMajesté : ce qui se passe en Provence…

– Dix mille cadavres d’hérétiques ! interrompit leroi.

– Sont insuffisants ! répondit Loyola.

Sa voix tomba avec un bruit de hache.

Le roi, debout, frémissant, les bras croisés,ripostait :

– Dites tout de suite que vous voulez voir la Francedépeuplée !

– Nous voulons la France grande et forte, sire. Nousvoulons Votre Majesté plus grande et plus forte encore ! Unroi se diminue et court à l’abîme dès qu’il oublie qu’il tient sonautorité de Dieu seul. Un royaume est bien près des pirescataclysmes lorsque la foi y est rongée par la lèpre impure duschisme… Ah ! sire, ce n’est pas avec de fades discours qu’onsert le Maître de toutes choses, mon Maître à moi, votre Maître àvous. Jésus veut que l’on croie fortement. Et la foi vivante,sincère, s’impose…

– Comment ? Dites-le donc…

– Par la force !…

– La force ! murmura le roi.

– Sire, poursuivit ardemment Loyola, on vous appelle lePère des lettres, le protecteur des arts… et ces épithètes desfaiseurs de vers vous font peut-être oublier qu’un monarque estatteint dans sa politique autant que l’Église dans son essence,lorsque triomphent les perversions des scribes… Moi, sire, onm’appelle le Chevalier de la Vierge. Ce titre m’est infinimentprécieux. Mais j’en revendique un autre. Je veux être le Chevalierde Jésus. L’ordre de Jésus, que j’ai fondé, domptera la rébellion,écrasera le schisme, et réduira l’hérésie à néant. La bataille quis’engage entre la foi et l’incrédulité sera, sire, une autrebataille de géants. Mais pour triompher, sire, pour que Jésusdomine l’univers, il faut tout d’abord que les princes dépositairesde l’autorité divine, agissent avec la foi, c’est-à-dire avec laForce ! À ce prix l’Église sera sauvée. À ce prix aussi, lestrônes des rois seront à jamais consolidés… Quiconque sera contrenous périra… Quiconque sera avec nous sera glorifié… Roi de France,voulez-vous être puissant ? Soyez avec nous !…

François Ier se promenait avec agitation.

– Hé ! monsieur, s’écria-t-il, qui vous dit que je nesuis pas avec l’Église ? N’ai-je pas assez fait ?… Quantà mon trône, n’en prenez cure… Par le ciel, l’épée qui fut àMarignan est de bonne trempe encore !

– Vous oubliez, sire, que cette épée a été àMadrid !

Le roi pâlit. Les deux hommes se regardèrent : le roifrémissant de honte à cette brutale évocation de sacaptivité ; Loyola rayonnant d’audace.

– Pardieu ! monsieur, vous prenez ici de singulièresfaçons ! s’écria François. Ces moines se croient vraimentnécessaires au monde… On leur montrera qu’on sait se passerd’eux…

– Sont-ce là les paroles que je dois rapporter àRome ?

– Morbleu ! Rapportez au Saint-Père que charbonnierest maître chez soi, et que j’entends demeurer maître en monroyaume !

– Daigne donc Votre Majesté pardonner mon importunité, ditLoyola glacial. Je me retire. J’espère être plus heureux auprès deS. M. l’empereur Charles !

Loyola fit une salutation et se dirigea vers la porte.

– Demeurez, monsieur, dit sourdement FrançoisIer.

Loyola se retourna, grave et sévère. Le roi était vaincu.

– Que me voulez-vous ? Parlez sans ambages !…

La voix de Loyola, d’âpre et dure qu’elle était, se fit soudaintrès douce et, avec un sourire, il répondit :

– Votre Majesté demeure le fils bien-aimé de l’Église…Sire, le schisme ne se répandrait pas, l’hérésie serait viteétouffée si une science maudite…

– L’imprimerie !…

– Vous l’avez dit, sire. L’imprimerie, si elle restaitentre nos mains, serait un puissant moyen de propagationévangélique… mais il est des hommes qui, sournoisement, s’enservent pour répandre le mépris de toute autorité… Ce sont ceshommes, sire, que je viens dénoncer…

– Vous voulez parler de Rabelais ?

– Pas encore, sire. Sans doute il est déjà suspect. Mais onne sait encore si c’est un bouffon qui s’amuse, ou si, derrière sesbouffonneries grossières, il ne se cache pas quelque profondepensée de maléfice… Nous le saurons ! on l’observe, on lemettra à l’épreuve… Non, celui dont je veux parler est célèbre parsa science et son éloquence… C’est lui qui répand en France deslatins dont il s’est fait le traducteur, et Votre Majesté sait quechaque mot des littératures païennes recèle une impureté, masqueune hérésie ! Or, le roi de France protège cet homme, nousassure-t-on. Que dis-je, sire, c’est par privilège, c’est parbrevet royal que cet homme peut, au cœur même de Paris, exercer sonart abominable !…

– Etienne Dolet ! s’écria le roi dans un éclat decolère qui surprit Loyola. Ah ! pour celui-là, monsieur, jecrois que vous avez raison.

– Lui-même, sire, affirma Loyola… Vous me voyez toutheureux des excellentes dispositions où je crois voir Votre Majestéà l’égard de cet homme.

Mais déjà le roi s’était repris.

– Que lui reproche-t-on ? demanda-t-il froidement.S’il faut lui enlever son privilège, ce sera chose faite…

– Sire, cet homme est jeune, hardi, entreprenant. Il estdoué de dangereuses qualités. Le démon lui a donné l’éloquence quipersuade. Il a mis sur sa figure un masque d’honnêteté, de dignitéqui impose le respect aux âmes naïves et crédules. Enlevez sonbrevet à cet homme : demain, il n’en continuera pas moins àrépandre l’erreur !…

– Que voulez-vous donc ?… demanda FrançoisIer.

– Qu’il meure !… répondit Loyola.

– Monsieur, vous vous croyez en Espagne ! Ici on netue pas.

– Non, sire, mais on juge… et on exécute !

– Pour juger, il faut un crime !

– Le crime est patent, sire. Je vous le dénonce !J’accuse l’imposteur Étienne Dolet d’avoir imprimé pour le comptede l’imposteur Calvin un livre infâme : moi, chevalier de laVierge, j’affirme que l’audace des démons va, dans cet abjectvolume, jusqu’à nier le mystère de l’Immaculée Conception.

– Par Notre-Dame !… si cela était !…

– Que Votre Majesté, dans trois ou quatre jours, fasseopérer une fouille chez cet homme, et on trouvera le livre dedamnation que je vous dénonce !

– C’est bien, monsieur, cela sera fait… Allez dire à Romeque le roi de France est toujours très glorieux de son titre defils aîné de l’Église…

Loyola s’inclina profondément et sortit du cabinet royal. Quantà François Ier, quiconque eût pu lire dans son esprit sefût demandé lequel l’emportait en lui, de la joie qu’il éprouvait àse venger des hautaines résistances d’Étienne Dolet, ou del’humiliation sourde que lui causait l’éclatante victoire remportéepar Loyola sur cette autorité royale dont il était si jaloux…

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