Triboulet

Chapitre 35CHEZ ÉTIENNE DOLET

Étienne Dolet penchait sur un manuscrit grec son front têtu oùla pensée, la volonté, l’effort continu avaient creusé une rideprofonde. Auprès de lui, droite sur un tabouret, la tête inclinéeseulement dans une pose gracieuse, Avette s’appliquait fort à unetapisserie. Le père et la fille, très absorbés, ne prêtaient aucuneattention aux bruits lointains du dehors.

– Ne te fatigue pas, fillette, disait Dolet de temps àautre.

Mais, plus souvent encore, Avette se levait et, d’un gestesilencieux, allait poser sa main fraîche sur le front brûlant deDolet.

– Tu as assez travaillé aujourd’hui, père ; je veuxque tu fermes tes livres.

Mais le grand penseur ne cédait point à la loi de sa fille. Ilrépondait :

– Je n’ai pas jeté assez de graines ; je n’ai pas faitassez de lumière.

Elle soupirait, et il reprenait son œuvre.

Jeune encore, dans toute la force de l’âge, Dolet mettait unehâte singulière, une sorte de volonté farouche à terminer lestravaux qu’il avait mis en train.

– Les heures me sont comptées, disait-il quelquefois. Il nes’expliquait pas davantage.

Cependant, ce jour-là, ce fut lui qui s’interrompit, au momentoù Avette lui apportait une lampe.

Quatre heures sonnaient. L’après-midi était obscur.

– Je suis surpris, fillette, que nous n’ayons vu Lanthenay.Il m’avait promis de venir.

– S’il a promis, il viendra, fit simplement la jeunefille.

Il y avait tout un poème d’amour et de confiance dans cettepetite phrase.

– Certes. À moins, pourtant, qu’il n’en soit empêché.

– Qu’est-ce qui pourrait l’en empêcher ?

– Le sais-je, moi ? Une toute petite chose,peut-être.

Elle secoua la tête avec un beau sourire :

– Non, père, non. Une toute petite chose n’arrêtera pasLanthenay sur le chemin de cette maison.

Ce fut le tour de Dolet de sourire :

– Tu supposes donc que le charme qui l’attire ici estpuissant ?

– J’en suis sûre, fit-elle avec une adorable moue.

– Orgueilleuse créature ! plaisanta-t-il.

Debout à coté de lui, elle mit une main sur son épaule.

– Non, père, je ne suis point orgueilleuse ; je suissûre que si Lanthenay m’entendait, il ne me dirait pas que je suisvaine.

– Il le penserait.

Elle secoua la tête, devenue grave.

– Il ne le penserait pas non plus, il me dirait que j’airaison d’avoir confiance. S’il n’était digne de respect autant qued’amour, je l’aimerais moins. Et toi aussi, père. D’ailleurs,pourquoi me taquines-tu ? Tu penses de lui autant de bien quemoi-même.

– C’est le plus loyal garçon que la terre ait porté, dit lavoix grave de Dolet, et lorsque je devrai te quitter, je luilaisserai sans appréhension le soin de te rendre heureuse.

– Pourquoi me dis-tu cela, père ? murmura-t-elle.

– Parce que si tu es encore une enfant par l’âge, tu esdéjà une femme par la réflexion et le cœur, ma fille chérie.

– Pour cela seulement ?

– Je n’ai aucune autre raison.

On frappa doucement à la porte.

– Dois-je ouvrir ? demanda Avette.

– Ouvre ! dit Dolet.

Deux secondes plus tard, Lanthenay apparaissait, accompagné deManfred.

– On commençait à s’inquiéter de toi, mon fils ! ditDolet avec un bon sourire. Prenez place, ami Manfred.

Lanthenay avait serré Avette dans ses bras puis Lanthenays’assit et jeta un coup d’œil à Dolet.

– Mon enfant, dit celui-ci, va rejoindre ta mère quicuisine bravement. Ton aide ne sera pas de trop, car nous avons cesoir deux bons amis à notre table.

Avette obéit, non sans avoir adressé un furtif baiser du boutdes doigts au jeune homme qui ne le rendit pas, préoccupé qu’ilétait par une évidente inquiétude.

– Tu as quelque chose de grave à me dire ? fit Doletdès qu’ils furent seuls.

– Oui, père… Manfred va parler pour moi…

Dolet tourna vers Manfred un regard interrogateur.

– Je viens de Meudon, dit celui-ci.

– Maître Rabelais n’est pas venu ici depuis plus de quinzejours, c’est mal… Comment va-t-il ?…

– Maître, dit Manfred sans répondre, j’ai dîné là-bas avecdeux hommes redoutables…

– Oh ! oh ! il faut qu’ils soient en effetredoutables pour que vous en soyez ému…

– Jugez-en : l’un s’appelle Calvin et l’autre Ignacede Loyola…

– Ignace de Loyola ! dit Dolet, tressaillant.

– Oui ! c’est ce nom seul qui vous frappe… et c’est eneffet cet homme seul qu’il faut craindre pour l’instant…

Manfred se rapprocha de Dolet.

– Maître, dit-il à voix basse, il faut fuir.

– Fuir !… Moi !…

– Oui. Je sais tout ce que vous pouvez me dire… Je saisl’esprit de bataille et de sacrifice qui vous anime. Mais je nesais à quelles manœuvres tortueuses se livre ce Loyola. Et j’aipeur !… Écoutez, maître. Cet homme se vante d’avoir l’oreilledu roi. Et ce doit être vrai. Loyola veut votre mort.

Dolet se leva.

– Je le savais, dit-il simplement. Loyola est un grandesprit… Je l’ai suivi pas à pas, je connais ses travaux… et ce serama gloire, à moi, que d’avoir pu inquiéter un pareil homme !Il veut ma mort ! Ou plutôt il veut la mort de l’imprimerie.Ce qu’il veut frapper en moi, c’est la science et le livre…

– Père, il faut fuir !…

– Jamais ! dit Dolet avec une ferme douceur. Lareligion des despotes a eu ses martyrs. La science qui affranchirales hommes doit avoir les siens…

Lanthenay, à son tour, se leva, prit la main de Dolet et luimontra la porte par où était sortie Avette. Etienne Doletpâlit.

– Ma femme ! murmura-t-il. Mon enfant !…

– Père, dit Lanthenay, croyez-vous avoir le droit desacrifier ces deux êtres de douceur et d’amour ? Croyez-vousque vous puissiez sans remords mettre dans leur vie une pareillecatastrophe ?…

Dolet se mit à marcher avec agitation. Peu à peu, il secalma.

– Loyola, reprit-il, est un de ces hommes fameux quiimpriment sur l’humanité la marque indélébile de leur vouloir.Seulement, ce qu’ils veulent, c’est leur propre glorification, etnon le bonheur commun. Ce sont ces hommes qui arrêtent, durant dessiècles, la marche de la vérité ou la font dévier… L’humanité vavers un idéal si lointain, si profond qu’à peine on l’oseconcevoir. Par moment, elle ressent un choc, puis, quand lasecousse est finie, elle passe, croyant que la route est toujoursdroite devant elle… Elle a dévié… l’écart, faible au départ,devient immense au bout de cinquante ans, de cent ans… Et alors, ilfaut une révolution dans les esprits et les mœurs pour quel’humanité rejoigne sa route… Oui, certes, ce Loyola est un fléausemblable à ces grands tueurs. Il tue à sa façon. Ce qu’il y a deterrible en lui, c’est qu’il ne veut pas tuer seulement le corps,c’est l’esprit qu’il veut atteindre…

Paisiblement, Dolet développait sa pensée.

Sa physionomie était redevenue sereine. Manfred et Lanthenay leregardaient avec une admiration attendrie.

Dolet reprit :

– Je te remercie, mon fils, de m’avoir rappelé que mesdevoirs sont multiples. Tu as raison, je ne dois pas sacrifier mafemme et ma fille… Je fuirai…

– Quand cela ? demanda vivement Lanthenay.

– Dès demain…

– C’est dès maintenant, c’est tout de suite qu’il fautfuir ! dit Manfred.

– Rien ne presse… les voies de Loyola sont lentes… Demain,il sera temps…

Dolet jeta autour de lui un long regard.

– Ce soir, dit-il, nous mangerons ensemble. Je veux qu’unefois encore nous soyons réunis dans ce décor que j’avais appris àaimer… ce dressoir, les sculptures de cet escalier et une table auxjambes torses, chargée de mes livres préférés, et ces tapisseries…Je veux dire adieu à tout cela… Il ne me manquera que maîtreAlcofribas…

À ce moment, un coup violent frappé à la porte le fittressaillir. Manfred alla ouvrir, la dague à la main.

– J’ai cru que je n’arriverais jamais ! s’écria unevoix joyeuse. Cette mule est aussi entêtée que messire Calvin etaussi astucieuse que notre grand Loyola…

– Maître Rabelais ! s’écria Dolet dont la figures’éclaira.

– En personne ! À moins que ce ne soit Satanas !Car il faut être Satanas pour entreprendre de pareils voyages.

– Il faut que le motif qui vous a poussé hors votreermitage soit des plus graves…

– Je vois à vos figures, dit Rabelais, que vous avez déjàagité la question qui m’amène.

– Oui, fit Dolet, je suis décidé à fuir…

– Bon ! Je respire… et respire d’autant mieux quel’odeur qui sort de la cuisine me paraît digne d’un nase royal.Mais achevons d’abord… Donc, aujourd’hui, après le départ de cependard (il désignait Manfred), je songeais tout doucement à unefoule de choses, et déjà j’échafaudais dans ma tête quelquechapitre bien et dûment philosophé à ajouter au livre dePantagruel, lorsque… mais que diable sentent donc les casseroles dedame Julie ?

– Ce sont tout simplement des alouettes bardées de lard etcuisant dans leur jus au fond d’une casserole… dit Étienne Dolet ensouriant. Ma femme y excelle…

– La digne femme ! Savez-vous, maître Dolet, que jeplace l’alouette même avant la bécassine ? Bardée de lard, ilfaut la laisser mijoter en son jus. C’est un crime d’y adjoindretelles sauces barbares…

– Maître Rabelais, fit Dolet, la nouvelle que vous apportezdoit être sérieuse, et bien redoutable pour moi.

– La voici, sans plus : une vingtaine de gens d’armesse sont abattus tout à l’heure sur ma maison ; ils venaientarrêter messire Calvin. Celui-ci courait depuis trois heures sur laroute de Genève. Mais la promptitude du coup m’a fait craindrequ’on n’eût agi par ici en même temps qu’à Meudon. Croyez-moi, ami,il est grand temps.

– Dès demain ! fit Dolet.

Rabelais devint pensif.

– Demain est bien loin ! dit-il.

– J’ai résolu de partir demain, reprit Dolet avec fermeté.Pas un mot devant les femmes. Lanthenay et Manfred, soyez ici à dixheures du matin. Je vous confie ce que j’ai de plus précieux aumonde. Moi, je serai parti dès l’aube.

– Nous serons là pour vous escorter, dit Lanthenay.

– Non, mon ami… Je vous en prie… faites comme jedésire.

– Ordonnez, père !

– Donc, je pars à l’aube et je tâche de gagner la Suisse.De là je descendrai en Italie, je m’arrêterai à Florence.Lanthenay, dans huit jours, vous partez à votre tour et vous merejoignez avec les deux chères créatures que je vous confie…Maintenant, disons-nous adieu, et plus un mot sur tout ceci…

Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous réunis autour de latable éblouissante sous la lumière de la lampe, et qui les eûtentendus deviser gaiement, n’eût pu se douter du drame qui agitaitleurs pensées.

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