Triboulet

Chapitre 25TRIBOULET

Tout dormait dans le Louvre silencieux et obscur. Onze heuresvenaient de sonner à Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le long d’un couloir qu’emplissaient de profondes ténèbres, deuxombres se traînaient… lentement, avec d’infinies précautions…

Les deux ombres pénétrèrent dans une pièce faiblement éclairée.À la lueur du flambeau qui brûlait, abrité par un écran, les deuxpersonnages se regardèrent.

L’un d’eux était Triboulet.

L’autre, l’une des dames d’honneur de la duchesse deFontainebleau, Mlle Jeanne de Croizille.

La pièce où ils se trouvaient était l’antichambre desappartements de la duchesse de Fontainebleau.

– Elle vous attend ! murmura Jeanne de Croizille.Ah ! monsieur, je ne sais à quoi je m’expose !… Mais jen’ai pu la voir si triste… Car moi-même, je souffre en moncœur…

Triboulet fit un geste de compassion. Il était méconnaissable.Ces huit jours l’avaient transformé. Le pli sardonique de sa boucheavait disparu. Ses yeux exprimaient l’immense inquiétude d’un êtrequi se demande quel malheur va fondre sur lui…

– Il faut attendre minuit ! dit la dame d’honneur. Àminuit, tout le monde se retire par le fond… Cette porte-ci devraitêtre fermée… C’est moi qui en garde la clef.

– Pauvre Gillette ! murmura Triboulet.Prisonnière !

– Ce ne serait rien, s’il n’y avait pas Mme deSaint-Albans…

– Mme de Saint-Albans !… Cette guenonédentée qui ne peut se consoler d’être vieille, qui en veutmortellement à tout ce qui a moins de cinquante ans…

Il s’assit, la tête dans ses deux mains, et murmura :

– Minuit n’arrivera donc pas, ce soir !…

Mlle de Croizille – une délicieuse brune de dix-huitans – le regardait avec compassion.

– Mais, reprit Triboulet, comment avez-vous pu vousintéresser assez à la malheureuse enfant pour risquer ce que vousfaites, mademoiselle ?

– Je vous l’ai dit, monsieur… moi aussi je souffre…

– Vous souffrez !… Il n’y a donc que les bons quisouffrent sur cette terre !… Cette cour de damnation ne voitdonc que le triomphe et le bonheur des méchants !… Oh !si je pouvais !… je donnerais dix ans de ma vie, mademoiselle,pour faire cesser ce chagrin qui attriste vos beaux yeux… Mais nepuis-je savoir ?…

– Hélas ! monsieur, c’est bien simple : j’étaisfiancée à Luc de Bervieux !…

– Pauvre enfant !… Pauvres enfants !…

Jeanne de Croizille avait mis sa main devant ses yeux pourcacher ses larmes.

À ce moment, minuit sonna au clocher tout proche.

– Silence ! recommanda la dame d’honneur qui éteignitle flambeau.

Puis Jeanne de Croizille prit Triboulet par la main et luidit :

– Venez !…

Jeanne de Croizille traversa deux pièces plongées dansl’obscurité. Enfin, elle ouvrit une porte.

Et dans cette clarté, Triboulet éperdu vit Gillette debout,vêtue de blanc, pareille à une apparition auréolée…

– Ma fille !… Mon enfant chérie !balbutia-t-il.

– Père ! dit Gillette en donnant à ce nom plus dedouceur et de tendresse, et plus de fermeté aussi comme pour biensignifier que rien n était changé dans leurs situations.

L’instant d’après, Triboulet était assis, Gillette sur sesgenoux, ses bras autour du cou du bouffon…

– Que je te voie ! répétait Triboulet en prenant dansses deux mains la tête blonde de la jeune fille. Oui, c’est bientoi ! Je ne rêve pas ! Tu es là… si belle, toujours, avecton sourire qui me transporte… Pâlie, par exemple, et maigrie. Tuas souffert, dis… d’être séparée de ton vieux père… Tu as pleuré…pleuré pour moi !… (Gillette rougit.)

– Mon père !…

– Oui, oui… Appelle-moi ainsi… Dis-moi que je suis encoreton père !… Peut-on concevoir plus merveilleuseaventure !… Mon enfant apprend qu’elle est fille du roi… etc’est moi, le bouffon, qu’elle appelle son père !… Ah !ça ! qu’ai-je fait pour être si heureux !…

– Pauvre père !… Vous êtes si bon !…

– Ainsi, cela ne t’a rien fait de savoir que c’était moi,Triboulet ! que cet homme exécré, c’était moi ! que ceméchant bossu, cet être difforme dont on redoute la mauvaiselangue, c’était moi !… Que ce bouffon maudit, conspué,toujours à l’affût de l’épigramme, c’était moi !

– Père, je vous ai toujours vu si bon !…

– Bon pour toi, méchant pour les autres ! Écoute…j’avais mon excuse, aussi ! Tu ne sais pas comme ce métier debouffon est terrible… tu ne sais pas la lâcheté des hommes, tu nesais pas à combien de coups de poignard dans mon cœur répondaientmes coups d’épingle…

– Père… qu’ai-je besoin de savoir tout cela…

– C’est un horrible métier !… Et tu ne m’en veuxpas !… Ah ! que j’ai souffert ! que j’aitremblé !…

– Et c’est pour moi ! pour m’élever ! pour fairede la pauvre abandonnée une demoiselle enviée dans laville !

– Mon métier, mon vil et lâche métier, Gillette, je lefaisais avec bonheur, puisqu’il me permettait de te rendreheureuse, puisque chacun des affronts que je dévorais, la honte aucœur, se payait d’une libéralité qui me permettait de satisfaire unde tes caprices… Mais si j’ai souffert et tremblé, Gillette, c’estque je vivais dans la terreur continuelle… Si elle reconnaissait enmoi Triboulet !… Cette pensée m’assassinait, vois-tu… C’estfini, puisque tu me souris, mon doux trésor !… Oh !laisse mon pauvre cœur se dégonfler… Quand je venais à la maison,je passais deux heures devant un miroir à essayer de me redresser,à tâcher de faire disparaître de mon visage le pli de moquerie quemes méchancetés y ont imprimé… Et pourtant, dans la rue, il mesemblait que chacun allait dire : « Celui-ci est lefameux Triboulet à la langue de vipère ! »

Gillette serra plus fort ses bras autour du cou deTriboulet.

– Te rappelles-tu un jour ? Marceline, devant moi,devant toi, parla de Triboulet… Elle prétendit l’avoir vu !…Et enfin, elle ajouta : « Il est bossu… commemonsieur ! » Te souviens-tu ?… Je me détournai,j’avais les yeux pleins de larmes, et l’épouvante fit pâlir monvisage…

– Ne songez plus à ces choses, père ! Vous l’avezdit : c’est fini…

– Oui, fini… Écoute !… Tu souffres, n’est-cepas ? Tu étouffes dans cette cage dorée ?

– Oui, père ! murmura Gillette.

– Et le roi, ton père ? car c’est ton père,Gillette…

– Il me fait horreur ! répondit-elle tout bas.

– Alors ? fit Triboulet en examinant Gillette avec uneprofonde attention, tu ne veux pas rester ici ?… Tu ne veuxpas être duchesse ?…

– Non… oh ! père… notre petite maison, mes oiseaux…mon jardin… mes fleurs… et vous !…

Triboulet tremblait. Une joie infinie délectait son cœur, silongtemps martyrisé.

– Mais, reprit-il, tenace, songes-y, mon enfant… ma filleadorée… C’est un rêve splendide que tu interromps… une réalité plussplendide encore que tu abandonnes… Le roi…

– Oh ! ne me parlez pas de lui ! balbutiaGillette.

– Pourquoi ?… C’est ton père, Gillette !

– Lui ! oh ! non, non !…

Et une rougeur empourpra le visage de la jeune fille.

– Le misérable ! éclata Triboulet. Je devine !…Il a osé jeter sur toi des regards criminels !… Tu as lu sapensée turpide à travers ses réticences, et sous le masquehypocrite de sa paternité… Ô roi ! Rends grâces au ciel que tun’aies pas eu le temps d’accomplir ton abominable dessein… car, jele jure sur la tête adorée de mon enfant, tu fusses tombé sous lescoups de ton bouffon !… Gillette, mon enfant, il fautfuir…

– Oh ! oui !… fuir au plus tôt…

– Écoute… j’ai de l’argent… J’arriverai à corrompre quelquegarde qui nous ouvrira l’une des portes… puis, nous partironsaussitôt… nous irons en Suisse… en Italie… où tu voudras… nousrecommencerons là une existence ignorée et paisible… jusqu’à cequ’il te plaise de choisir pour compagnon de ta vie et de lamienne…

Gillette secoua vivement la tête.

– Tu ne veux pas entendre parler de mariage ? fitgaiement Triboulet. Soit ! J’y gagne, moi, mademoiselle. Noussortirons donc de ce pays maudit… nous irons loin, bien loin deParis…

Gillette appuya sa tête sur l’épaule de Triboulet.

– Non ! murmura-t-elle dans un souffle.

– Tu ne veux pas quitter Paris ?

– Non, mon père…

– Pourquoi ? fit-il d’une voix tremblante.

Elle ferma ses beaux yeux et des larmes perlèrent.

– Tu pleures ?… Que se passe-t-il, Gillette ?… Tupleures !… Et je suis là, stupidement joyeux, à te raconterdes sornettes… Tu as un chagrin… un grand chagrin… Vaillante commeje te sais, tu ne pleurerais pas… Qu’as-tu, Gillette ?…

Elle ne put répondre et ses larmes redoublèrent.

– Gillette, supplia Triboulet éperdu devant cette douleurmuette ; mon enfant bien-aimée… Raconte à ton vieux père…Pleure, ma fille !… Pleure, va… C’est dans mon cœur paternelque tes larmes tombent une à une… Ne me dis rien… les parolesseraient vaines… pleure seulement. Oh !… voir pleurer Gilletteet ne rien pouvoir !… Je ne connaissais pas encore cettedouleur-là… Gillette, mon trésor, dis-moi, dis-moi.

Et d’une voix si faible qu’à peine il entendit, Gillettemurmura :

– Il ne m’aime pas…

– Il ne t’aime pas ! balbutia Triboulet enpâlissant.

– Il me méprise…

– Qui ?… Dis-moi qui ?

– Il croit que j’ai volontairement suivi le roi…

Des sanglots la secouèrent et elle murmura :

– Que je suis malheureuse !… Oh ! ce regard qu’ilm’a jeté ! Ce regard pèse sur mon cœur etl’étouffe !…

– Mais qui ? qui donc ? haleta Tribouletbouleversé.

– Ce jeune homme… balbutia-t-elle.

– Quel jeune homme ?… Parle ! oh !parle ! Il t’a fait du chagrin ! Tu dis qu’il ne t’aimepas ! C’est impossible !

– Voilà, père… il passait souvent devant l’enclos duTrahoir… il y passait aux heures mêmes où je me mettais à lafenêtre…

– Ensuite ? soupira Triboulet.

– Alors… il me regardait… et j’avais cru deviner…oh !… il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée !

Elle éclata en sanglots.

– Et toi… tu l’aimes ? interrogea Triboulet.

Elle répondit oui de la tête, d’un signe désespéré.

– Achève de m’éclairer, mon enfant… Ce jeune homme… comments’appelle-t-il ?

– C’est lui qui m’a tirée des mains du roi… le soir où… ils’appelle, je crois… Manfred.

Triboulet fut secoué d’un frisson et devint très pâle.

– Manfred ! s’écria-t-il sourdement. Un chef detruands !

– Que dites-vous, mon père ? Un chef detruands ?

Gillette avait jeté un cri déchirant et son regard fiévreuxl’interrogeait.

– Ne t’effraie pas… je me trompe… peut-être… C’estsûr ! Je dois me tromper… maudite langue !

– Oh ! non, père, c’est la vérité… Je devine tout àprésent… Je comprends la soudaine arrivée de ces hommes terribles…de ces démons… ils venaient défendre leur chef… Et je l’aime !Je l’aime !

Elle tomba sur un siège, secouée de sanglots.

– Chef de truands ! Je l’aime !… Et mon malheurvient de ce qu’il ne m’aime pas ! Si vous l’aviez vu,père ! Si vous l’aviez entendu parler au roi comme un autreroi ! Si vous saviez comme le roi de France me paraissaitpetit auprès de lui ! Qu’importe qu’on l’appelle truand, s’ila l’âme généreuse… Ah ! père, son bras est fort et son regardsi doux !

Elle parlait maintenant à mots hachés et laissait éclater cetamour qui couvait en son cœur…

Nous devons le déclarer : pas un instant l’ombre d’une deces paternelles jalousies, qui parfois s’élèvent dans l’esprit deshommes, ne vint altérer l’affection absolue de Triboulet. Il nesouffrit pas d’apprendre que Gillette avait un amour au cœur. Il nesongea pas davantage à s’émouvoir de ce que cet amour s’adressait àun hors la loi…

Ce qui effraya ce pur et sublime dévouement, ce fut la penséeque l’homme aimé de Gillette courait un danger mortel. Depuis huitjours, il eu avait entendu parler, de ce Manfred. Il savait quelsordres avaient été donnés…

Il reprit machinalement :

– Tu dis qu’il ne t’aime pas !

– J’en suis sûre, père, répondit Gillette désespérée. Etprise du besoin de parler encore de lui, elle raconta en détailtoute l’histoire de leurs silencieuses amours, ses attentes, sajoie lorsqu’il venait, ses larmes lorsqu’il ne passait pas… tout,jusqu’à la scène de l’enlèvement empêché par Manfred… l’attituded’Etienne Dolet… le départ au Louvre… enfin l’arrivée du jeunehomme apparaissant en pleine fête… son audace… ses paroles de défi.Triboulet écouta avec une profonde attention.

Et quand elle eut fini :

– Tu dis qu’il ne t’aime pas ?

– Hélas ! père…

– Et moi, je dis qu’il t’adore… L’amour seul peut inspirerde ces coups de folie… Tiens-toi prête, mon enfant, demain jeviendrai te prendre à la même heure… laisse-moi faire… nousfuirons, tu seras heureuse, je te le jure par ce que j’ai de pluscher au monde, par ta tête adorée.

– Il m’aime ! Il m’aime ! Est-cepossible ?

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