Triboulet

Chapitre 45ÉTONNEMENT DE MAÎTRE GRÉGOIRE

Quelques jours après la visite que Loyola avait faite au Louvre,vers quatre heures et demie, c’est-à-dire à peu près au moment où,dans l’auberge de la Devinière, on commençait àallumer les lampes, deux habitués de l’endroit buvaientsilencieusement de l’hydromel, assis à une table située non loin dela rôtisserie.

C’étaient Fanfare et Cocardère. Les deux truands étaientlugubres et poussaient à tour de rôle des soupirs qui, s’ils neconstituaient pas une conversation intéressante, n’en étaient pasmoins éloquents.

En effet, ces soupirs étaient accompagnés de regards enflammésque les deux mélancoliques buveurs dardaient sur les poulets qui,enfilés en chapelet, tournaient et grésillaient devant le feu dehaute flamme.

Depuis quelques jours, il devenait impossible de gagner sapropre vie. Soit que les bourgeois fussent devenus plus prudents,soit que le guet eut redoublé de vigilance, nos deux fripons enétaient réduits à la portion congrue. Au surplus, d’étrangesmouvements se faisaient autour de la Cour des Miracles. On voyaitrôder des officiers qui semblaient calculer quelque problème destratégie. Même, le grand prévôt s’était montré, à diversesreprises, dans les ruelles avoisinantes.

Assis à califourchon sur la borne cavalière qui ornait l’un descôtés de la porte, Landry, le fils de Mme Grégoire,s’amusait à interpeller les passants, sans souci des innombrablestaloches dont le menaçait le digne M. Grégoire.

– Tiens, s’écria tout à coup le gamin, voici frère Thibautet frère Lubin ! Je parie qu’ils viennent de chez Marie laBigorne ! Bonjour, frère Thibaut ! Bonjour, frèreLubin ! Comment ! vous n’entrez pas ? Reniflez-moicette odeur d’alouette à la casserole ! Entrez, mes frères,entrez !

Une gifle retentissante arrêta net l’éloquence intempestive dugamin. Cette gifle lui était administrée par la propre main demaître Grégoire, qui ne tenait nullement à la visite des moines,mauvais payeurs autant qu’ils étaient grands mangeurs et intrépidesbuveurs.

Landry se laissa tomber de sa borne en poussant des hurlementslamentables, mais aussi en criant de plus belle, pour faire enragerson père :

– Entrez, mes frères ! Il y a du lièvre, il y a dupâté tout frais de ce matin, il y a des poulardes comme on n’en ajamais vu…

Grégoire voulu s’élancer pour bâillonner le gamin… Mais,hélas ! il était trop tard. Frère Thibaut et frère Lubin, aumot de lièvre, avaient dressé l’oreille. Au mot de pâté, ilss’étaient regardés d’un œil attendri ; au mot de poulardes,ils avaient passé leurs langues sur leurs lèvres. Et maintenant,ils s’avançaient, dignes et majestueux, vers l’auberge en laquelleils firent leur entrée en bénissant les buveurs.

À peine entrés, ils s’attablèrent. Fanfare et Cocardère, en lesapercevant, avaient tressailli.

– Ce sont nos deux moines de l’autre soir, dit Fanfare.

– Oui, des gueux ! Nous ne leur prîmes qu’un méchantlivre !

– Ils sont plus heureux que nous… Maître Grégoire leur faitcrédit !

À ce moment même, ledit Grégoire s’avançait vers les moines entortillant le coin de son tablier blanc.

– Mes révérends, demanda-t-il d’un air embarrassé, quefaut-il vous servir ?…

– Mais… à dîner ! répondit Thibaut.

– Votre fils nous a parlé de certaines poulardes…

– Et de certaines alouettes à la casserole…

Grégoire étouffa un gémissement et tendit son poing vers lejeune Landry qui lui tirait la langue.

C’était chose grave que de s’attirer la colère des moines.

Mais c’était chose non moins grave que de n’être pas payé.Grégoire balança un moment dans sa tête les inconvénients etavantages de l’héroïque résolution qu’il venait de prendre.

– Mes révérends, dit-il, passe encore de vous donner àboire, mais il m’est impossible de vous servir à dîner si je nesuis pas payé… C’est une règle que j’impose à tous… demandez à cesmessieurs…

– Hélas ! il n’est que trop vrai ! répondirentFanfare et Cocardère.

– Donc, mes révérends, croyez bien que je connais etapprécie à son juste prix l’honneur que vous daignez faire à monhumble maison, et cet honneur, certes, suffirait pour payeramplement…

Grégoire s’arrêta tout à coup au beau milieu de la phraseenchevêtrée qu’il avait commencée. Il s’arrêta, les yeux arrondis,non qu’il manquât de souffle, mais parce que ce qu’il voyaitbouleversait ses idées et ses résolutions.

En effet, aux premiers mots de l’aubergiste, frère Thibaut avaitfouillé dans son escarcelle et en avait tiré une poignée de piècesd’or et d’argent.

– Oh ! oh ! s’écria Grégoire.

Il retira son bonnet, salua jusqu’à terre, se retourna et envoyaun coup de pied au garçon de salle :

– Faquin ! Ne vois-tu pas que les révérends veulentdîner !

En un instant, la nappe se couvrit de mets les plus succulents,et les deux moines attaquèrent leur dîner résolument.

Mais Grégoire n’avait pas été le seul à arrondir les yeux desurprise : Fanfare et Cocardère n’avaient perdu ni un geste niun mot de toute cette scène.

– As-tu vu ? demanda Fanfare à voix basse.

– Silence ! Et sortons ! répondit Cocardère.

Les deux truands, au bout de quelques minutes, payèrent lamesure d’hydromel qu’ils venaient de boire et sortirent sansaffectation.

– Ils ont donc fait fortune ? demanda Cocardère unefois dehors.

– Peu importe ! L’essentiel est que leur fortune passede leurs mains dans les nôtres.

– En effet, frère ! D’ailleurs, la chose nous estdue.

– Oui. Ces misérables moines se sont moqués de nous unefois : à notre tour, maintenant ! Attendons…

L’attente fut longue : le dîner des moines se prolongeajusqu’à six heures.

Mais rien n’est patient comme un chasseur à l’affût.

Enfin, les truands aperçurent frère Thibaut et frère Lubin quisortaient de l’auberge, plus majestueux encore, si nous osons dire,qu’ils n’y étaient entrés.

Les deux moines, de ce pas solennel et trop assuré des gens quicraignent de ne pas être assez assurés, se dirigèrent du côté de laSeine. Les passants étaient encore nombreux.

Cocardère et Fanfare, sur la piste des moines, attendaientl’instant favorable pour se jeter sur eux. Ils les virent traverserla Seine et entrer dans la rue de la Huchette.

– Où diable vont-ils par là ? Leur couvent est del’autre côté…

– Nous verrons bien…

La nuit était suffisante : le moment était venud’opérer.

Mais, à l’instant où les truands allaient s’élancer, les deuxmoines disparurent soudain dans le Trou-Punais.

Cocardère et Fanfare arrivèrent juste à temps pour voir lesmoines entrer dans la maison du fond.

– Attendons-les, s’écria Fanfare. Il n’est si bonne visitequi ne prenne fin. Et si gourmande que soit la ribaude, elle enlaissera toujours un peu pour nous au fond de l’escarcelle.

…  …  …  …  … … .

Frère Thibaut et frère Lubin avaient monté un escalier, avec uneassurance qui prouvait qu’ils en avaient l’habitude. En haut del’escalier, ils frappèrent à une porte d’une certaine façon.Aussitôt, la porte s’ouvrit. Ils entrèrent et saluèrentprofondément l’homme qui venait d’ouvrir.

– Vous voilà, dit Ignace de Loyola. Je suis content devous…

– Vous êtes trop bon, révérend père…

– Non, non… Vous avez admirablement réussi l’expédition deslivres. Grâce à vous, mes frères, l’Église vient de remporter uneéclatante victoire.

– Deo gratias !

– Oui… Grâces au Seigneur, mes frères. Mais aussi, grâcesvous soient rendues, à vous qui avez trouvé chez cet imprimeur leslivres maudits…

Les moines se regardèrent avec stupéfaction.

– À vous, continua Loyola, qui, ayant trouvé ces livres deperdition, n’avez pas hésité à les dénoncer au grand prévôt… touteschoses, mes frères, dont vous témoignerez devant l’official…

– Mais…

– Vous en témoignerez, vous dis-je ! Voudriez-vous,mes frères, vous soustraire à la juste admiration que le monde aurapour votre courage et votre sagacité ?

– Nous témoignerons ! s’écrièrent les deux moines,épouvantés par le regard de Loyola.

– À propos, reprit celui-ci, vous a-t-on remis certainesomme ?

– Oui, mon révérend…

– Prenez encore ceci, fit Loyola.

Il alla ouvrir un secrétaire, en sortit une bourse arrondie etla tendit à frère Thibaut qui, tout effaré qu’il fût, ne laissa pasque de la faire disparaître sous sa robe…

– Il y en aura d’autres ! poursuivit Loyola. Je saisque vous ne détestez pas les fins morceaux et le bon vin…

– Oh ! mon révérend…

– Il n’y a pas de mal à cela, du moment que c’est dansl’intérêt de l’Église…

– Au fait, dit frère Lubin, c’est bien dans l’intérêt del’Église…

– En effet, ajouta frère Thibaut, nous avons besoin deforces…

– Vous voyez bien ! Donc, mes frères, si voustémoignez convenablement de l’exacte vérité que je viens de vousdire…

– Nous témoignerons !

– Et si vous gardez sur tout ceci le plus profondsecret…

– Nous serons muets, révérend père !

– En ce cas, je vous jure que vous aurez de quoi rendreautant de visites que vous voudrez à l’auberge de laDevinière…

Les moines échangèrent un autre regard de stupéfaction enconstatant que le révérend était si bien renseigné.

– Dans le cas contraire, acheva Loyola, vous serez rouésvifs…

Thibaut et Lubin flageolèrent sur leurs jambes.

– Allez, mes frères, allez en paix…

Tous trois sortirent, Loyola escortant les deux moines. Parvenuà l’endroit où le cul-de-sac du Trou-Punais se dégorgeait dans larue de la Huchette, Loyola s’arrêta.

– Vous allez par là, mes frères, dit-il en leur indiquantle côté de la rue qui s’enfonçait vers les quais.

– Oui, révérend père, c’est notre chemin pour rentrer ennotre couvent.

– Bien. Moi, je vais par ici. N’oubliez rien…

– Non, non, mon révérend, dit frère Thibaut, nous Jureronsque nous avons bien trouvé chez ce maudit imprimeur les livresque…

– Silence ! fit Loyola en regardant autour de lui avecinquiétude.

Et il ajouta sévèrement :

– Souvenez-vous aussi de savoir vous taire !

Sur ce mot, il s’enfonça vers la ruelle des Étuves, tandis queles deux moines prenaient le chemin des quais.

– Encore un mensonge qu’il nous demande, dit frère Lubinlorsqu’ils furent seuls.

– C’est pour le bien de l’Église ! répondit frèreThibaut.

– N’empêche que voilà bien des aventures pour de pauvresreligieux comme nous. Toutes ces émotions m’affaiblissent…

– Il me semble, mon frère, qu’une bonne bouteille viendraità point pour combattre cette faiblesse…

– C’est, en effet, un souverain remède…

– Voici justement là-bas un cabaret qui me paraît fortengageant.

– Oui, mon frère ; et ce nous sera une occasion devérifier le contenu de la bourse.

Les deux moines se dirigèrent vers le cabaret signalé.

Mais ils n’avaient pas fait deux pas qu’ils furent soudainrenversés dans le ruisseau. Il leur sembla à tous deux qu’une bêteinconnue leur tombait sur le dos. Ils s’affaissèrent et roulèrentsous le choc avec un long gémissement. Les deux moines aperçurentun instant deux ombres qui se penchaient sur eux ; ils eurentla rapide sensation que des griffes légères leur couraient sur lecorps ; puis, soudain, les ombres s’évanouirent.

– À l’aide ! hurla frère Thibaut.

– Au meurtre ! Au feu ! vociféra frère Lubin.

Mais comme personne ne se montrait, et comme, d’autre part, ilsn’avaient eu d’autre mal que la peur, les deux frères se mirent surleur séant, et se regardèrent ébaubis.

– Que nous arrive-t-il donc ? dit Lubin.

– Par la Vierge et les saints, nous avons dû rencontrer leMalin !

– Bah ! Croyez-vous ?

– Qui voulez-vous que ce soit ?

– Je crois plutôt, reprit Lubin, que nous avons dûtrébucher.

– Et ces ombres que nous avons aperçues ? Et cesgriffes qui se sont promenées sur mon corps ?

– Illusions et chimères ! fit Lubin en se relevant.Quoi qu’il en soit, nous sommes sains et saufs. C’estl’essentiel.

– Oui ; mais l’émotion…

– Raison de plus pour nous hâter vers ce joli cabaret.

Quelques instants plus tard, les deux moines entraient en effetdans ce que frère Lubin appelait un joli cabaret et qui n’étaitguère qu’une taverne borgne.

Thibaut et Lubin vidèrent consciencieusement leurs deuxbouteilles : une chacun, ce n’était pas de trop.

Puis ils appelèrent l’hôtelier, figure sinistre qui les avaitaccueillis avec une grimace de jubilation, tant étaient rares lesclients.

– Cela fera deux livres, dit cet homme.

– C’est cher, fit Thibaut, mais enfin…

Et il se fouilla. Le cabaretier tendait la main. Frère Thibautse fouilla longtemps, et ayant confessé en pâlissant qu’il avaitperdu sa bourse, ce fut au tour de Lubin de se fouiller.

Mais l’opération ne fut pas plus fructueuse de ce côté.

– Volés ! murmura Lubin.

– Dépouillés ! gémit Thibaut.

– Mon argent ! gronda le cabaretier.

Les deux moines se levèrent ensemble, et, selon leur coutume enpareille occurrence, se mirent à bénir à tour de bras tout enbattant en retraite vers la porte. Mais ce cabaretier était sansdoute un païen de la pire espèce car, loin de courber la tête sousles bénédictions des deux moines, il s’élança vers un balai qu’ilsaisit et leva avec une promptitude qui parut aux moines du plusmauvais augure…

– Oseriez-vous bien frapper des religieux ? s’écriaLubin.

– Mon argent ! hurla le cabaretier.

– Nous n’en avons pas, hélas, mon frère ! Ces motsn’eurent pas été plutôt prononcés que le balai s’abattit avec unbruit sourd sur le dos de Lubin, puis sur celui de Thibaut. Lecabaretier enragé frappait comme un sourd. Et plus les moinescriaient, plus il frappait. Tant et si bien que le manche du balaise brisa enfin, et que, d’une dernière bourrade, le cabaretierenvoya rouler au milieu de la rue les tristes frères confus,épouvantés, hagards et n’y comprenant goutte…

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