Triboulet

Chapitre 43LA CONCIERGERIE

Paris, à cette époque, était riche en prisons ; chaqueprison était riche elle-même en cachots de toutes sortes.

Au Louvre même, plusieurs souterrains avaient été aménagés pourrecevoir les malheureux que la haine de quelque seigneur, dequelque évêque, ou un caprice royal condamnaient à la mort lentepar privation d’air et d’espace.

La collection des prisons du Grand-Châtelet était admirable.

Il y avait le « Paradis », ainsi nommé parce qu’on ysouffrait comme en enfer, la « Grièche », la« Gourdaine », les « Oubliettes », « lePuits »… La plupart de ces cachots étaient presquecontinuellement à demi pleins d’eau.

Mais le triomphe, c’était le cachot qui portait ce nomsinistre : Fin d’Aise ! Fin d’Aise était remplide reptiles.

On avait soin, de temps à autre, de renouveler la collection desvipères et des crapauds qui s’y nourrissaient des orduresentassées. Au Petit-Châlelet, il y avait aussi un remarquableassortiment de cachots.

Pendant que nous y sommes, mentionnons encore la Bastille, quiservait de forteresse défensive pour la Porte-Saint-Antoine etcontenait nombre de chambres de réclusion, des basses fossesfétides où les infortunés qu’on y enfermait mouraient rapidement deconsomption.

Parmi toutes ces prisons, lieux de détention et de torture,sinistres in-pace où l’on mourait oublié du monde, laprison de la Conciergerie tenait un rang des plus honorables. Elleétait située dans la Cité et faisait partie des bâtiments duPalais.

Elle n’avait rien à envier à ses voisines du Grand et duPetit-Châtelet, possédant sa chambre de tortures, ses bassesfosses, ses oubliettes et son puits aux reptiles.

Le concierge de cette prison, chef de la juridiction dubailliage du Palais, était un nommé Gilles le Mahu, qui était lepropre frère de cet officier du Louvre que nos lecteurs n’ontpeut-être pas oublié : Alais le Mahu.

L’un tâchait donc de faire son chemin en assassinant quelque peules gens, pourvu qu’un de ses supérieurs lui en donnât l’ordre –agrémenté bien entendu d’un raisonnable paiement ; et l’autretâchait d’assurer sa vie en gardant sous clef les gens qui devaientmourir…

Ainsi la famille se complétait et les deux frères formaient ladouble expression d’une même entreprise : tuer pour vivre.

M. Gilles le Mahu habitait à l’angle de la tour carrée unappartement où il vivait en garçon.

C’était un homme gras et fleuri, à trogne vermeille, qui nedétestait pas le bon vin et avait, au besoin, le mot pour rire. Letemps qu’il ne passait pas à tourmenter ses prisonniers, il lepassait à manger, à boire et à dormir. En dehors de ces quatreoccupations bien comptées, M. le Mahu n’existait pas.

C’est dans l’un des cachots de la Conciergerie qu’Étienne Doletavait été enfermé. Sur les indications de Loyola lui-même, et surles ordres précis du grand prévôt, l’imprimeur n’avait été jeté nidans une oubliette, ni dans une basse fosse, ni dans le puits auxreptiles.

Cette générosité envers un ennemi qui était si peu à ménagerdemande une explication : Étienne Dolet n’était pas destiné às’éteindre au fond de sa prison, sans que sa disparition laissâtplus de traces que celle de la pierre tombant dans quelque étanglugubre.

Non, non… Le vénérable Ignace de Loyola avait au contraireformellement établi que la mort de Dolet devait servir à larégénération d’une foule de pécheurs en les frappant d’une terreursalutaire.

C’est au plein jour et devant le peuple de Paris assemblé qu’onvoulait faire mourir le malheureux.

De là la nécessité de ne pas l’assassiner en prison ; de làpar conséquent la nécessité de ne pas traiter trop durementl’imprimeur promis à l’holocauste.

On se contenta donc de l’enfermer en un simple cachot quin’avait d’autre désagrément que d’être situé à quelques piedsau-dessous du niveau de la Seine.

En sorte que par suite des infiltrations, l’eau de la rivièrevenait ruisseler sur les murs de ce cachot, et que l’infortuné enavait jusqu’au-dessus des chevilles.

Il va sans dire qu’on ne négligea aucune des précautionsnécessaires pour éviter une évasion, c’est-à-dire qu’Étienne Doletfut enchaîné au mur.

Son cachot ne recevait un peu d’air que par une étroite lucarnequi s’ouvrait sur un corridor. Et, dans ce corridor, on avait placétrois gardes qui avaient ordre de ne se séparer jamais sous aucunprétexte. De cette façon, non seulement ils pouvaient se prêtermain forte en cas d’alerte, mais encore, si l’un d’eux eût euquelque velléité de se laisser acheter par le prisonnier, les deuxautres étaient là pour le dénoncer à l’instant. Du corridor, ondescendait dans le cachot par six marches de pierre.

Au ras de la porte était percée une sorte de chatière.

Une fois par jour, cette chatière s’ouvrait pendant quelquessecondes. Dolet voyait passer une main. Cette main déposait laration quotidienne de pain noir, – mélange de farine de seigle,d’orge et de paille ; – puis la même main poussait un brocplein d’eau, la provision pour vingt-quatre heures. Pain et brocétaient placés sur la marche la plus élevée. Dolet, enchaîné,devait, pour les atteindre, traverser son cachot en tirant sur sachaîne. Quand il était au bout de la chaîne, il lui fallait sepencher en avant et allonger le bras pour saisir le pain et lebroc. Pour le pain, cela allait encore. Mais il arrivait parfoisqu’en essayant de saisir le broc, il le renversait, et alors il luifallait se passer de boire jusqu’au lendemain.

Un jour que ce malheur lui arriva, la fièvre l’avait saisi, etune soif ardente le dévorait… Dolet était fier… Déjà, les deux outrois fois où il lui était arrivé de renverser sa provision d’eau,il n’avait ni appelé, ni prié, préférant la tourmente de la soifaux tourments de l’humiliation. Mais ce jour-là, il avait lafièvre. Et ce fut justement cette fièvre qui fut cause dumalheur.

Dolet avait épuisé sa provision depuis plusieurs heuresdéjà ; il mourait de soif ; sa gorge enflammée se serraitjusqu’à l’étouffement. Il compta les pulsations de son pouls pourcompter les secondes qui le séparaient de l’instant où la chatières’ouvrirait. Ce moment arriva enfin…

Dolet se précipita, négligea les précautions qu’il prenaittoujours ; le broc fut renversé.

Pendant la première heure, l’infortuné ne dit rien… Puis, peu àpeu, ses forces s’épuisèrent… Le délire vint… Alors, il ne sut plusoù il était, ni ce qu’il faisait, ni ce qu’il disait.

Il implora, offrit une fortune pour un verre d’eau. Les troisgeôliers, dans leur corridor, entendirent ces plaintes. Et cesêtres d’airain frissonnèrent…

L’un d’eux, enfin, alla conter la chose à M. le Mahu.

– Eh quoi ? répondit le digne homme, il se plaint den’avoir pas d’eau ! Il y en a plus d’un pied sur les dalles ducachot !

Et maître Le Mahu se mit à rire, enchanté de son esprit.

– Au fait, pensa le geôlier, il n’a qu’à boire de cetteeau-là ! Elle n’est peut-être pas très claire… mais quand on abien soif…

Il y avait déjà douze jours qu’Étienne Dolet se désespérait dansson cachot, lorsqu’un matin il vit la porte s’ouvrir ; lesgeôliers entrèrent et, sans lui adresser un mot, ouvrirent lecadenas de sa chaîne.

Puis il fut saisi par les deux bras et entraîné.

Dolet tressaillit de joie.

– Sans doute, pensa-t-il, on me conduit devant les juges.Or, le jugement, c’est la liberté, puisque je n’ai rienfait !

Cet espoir qu’il allait être jugé se confirma dans son espritlorsqu’il vit qu’on le faisait entrer dans un autre cachot et qu’onlui donnait des vêtements propres.

Il se hâta de s’en revêtir et en éprouva une joie bienconcevable.

Dolet, revêtu de ses nouveaux habits, regarda le cachot où onvenait de le pousser. C’était, en comparaison de celui qu’ilquittait, un lieu de délices.

D’abord, les dalles étaient sèches, ce cachot étant situé aupremier étage de la Conciergerie. Ensuite on y avait de l’air et dela lumière, en faible quantité il est vrai, cette lumière filtrantà travers le grillage serré d’une meurtrière où l’on eût à peine pupasser le bras… Enfin, on y entendait les bruits du dehors, et cefut avec délices que Dolet prêta l’oreille à ces mille bruits quilui rappelaient la vie alors qu’il sortait de la tombe.

Dans un coin du cachot, il y avait une botte de paille toutefraîche. Enfin, par un luxe exorbitant, il y avait un escabeau debois et une table.

Il sembla à Dolet qu’il ressuscitait.

De plus, cette amélioration inespérée dans le traitement qu’onlui faisait subir lui paraissait une preuve certaine qu’on allaitle remettre en liberté…

En attendant, la porte du cachot s’était refermée.

Deux heures s’écoulèrent. Dolet s’était jeté, avec une profondesensation de bien-être, sur la paille fraîche, et s’y était endormid’un sommeil de plomb.

Depuis son entrée à la Conciergerie, il était devenuméconnaissable. Il avait affreusement maigri. Son visage étaitd’une pâleur de cire, tandis que les lèvres et les pommettesdemeuraient rouges, d’un rouge de feu, sous l’action de la fièvrequi le dévorait.

Dolet fut réveillé tout à coup. Une main rude le secouait.

Il se leva et vit un homme qui le regardait avec un sourirebéat. C’était M. Le Mahu.

Six gardes armés d’arquebuses étaient rangés devant la porte,bien que cette porte fût fermée.

Dolet se leva avec un empressement joyeux ; cette fois onallait le conduire à ses juges…

– Où le jugement va-t-il avoir lieu ?demanda-t-il.

– Le jugement ? fit M. Le Mahu en accentuant sonsourire. Quel jugement ?

– Mais… le mien !

– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit M. leconcierge, toujours souriant.

Dolet, accablé, tomba sur l’escabeau.

La réponse du geôlier lui portait un coup terrible.

– Voyons, reprit Le Manu avec bienveillance, vous n’avezrien à réclamer ?

– Je réclame des juges…

– Eh ! que diable, vous en aurez, des juges… Vous êtesbien pressé d’aller vous faire condamner, l’ami !

M. Le Mahu se mit à rire, tant cette idée lui parut drôle que leprisonnier avait hâte d’être condamné. Il s’essuya les yeux etreprit :

– Ce n’est pas cela que je vous demande !… Vousreconnaissez que vous êtes bien logé depuis votre entrée en cetteprison, bien nourri, n’est-ce pas, et que tous les égardscompatibles avec votre position vous sont dévolus ? vousn’avez rien à réclamer ?

– Rien ! fit Dolet.

– Je vous crois ! Peste ! de la paille toutefraîche ! Ah ! ces marauds de geôliers vont meruiner…

Du cachot plein d’eau, pas un mot. Le Mahu semblait affecter decroire que Dolet n’avait pas été changé de cachot.

– Vous allez, continua-t-il, recevoir une visite. Je vousengage, dans votre intérêt, à écouter les exhortations du sainthomme qui va venir.

Ayant ainsi parlé, M. Gilles Le Mahu se retira. La journée sepassa sans que la visite se produisît.

Étienne Dolet se perdit en suppositions de toutes sortes sur lesmotifs qui avaient amené ce changement de traitement et sur cettevisite qu’il devait recevoir… Elle eut lieu le lendemain. Dans lamatinée, Dolet vit la porte s’ouvrir, et M. Le Mahu entrer denouveau, précédant un homme à qui il prodiguait les marques d’unrespect exagéré.

L’homme, qui était couvert d’un manteau monacal et d’uncapuchon, fit un signe ; Le Mahu murmura :

– Mon révérend, ne craignez-vous pas que le prisonnier nese livre à quelque violence…

– Je veux rester seul ! répondit le moine d’une voixsourde, mais dont l’accent agita Dolet d’un profondtressaillement.

Le Mahu s’inclina, puis se hâta de disparaître.

Le moine alla un instant coller son oreille à la porte, écoutales pas de Le Mahu et des gardes qui se retiraient. Alors il setourna vers Étienne Dolet et rabattit son capuchon.

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