Triboulet

Chapitre 21FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUT

Le soir même où Sansac, La Châtaigneraie et Essé firent enl’auberge de la Devinière la partie de dés à laquelle nous avonsassisté, une scène bizarre se passait non loin de là, dans unemaison de l’une des ruelles qui avoisinaient le Louvre.

Trois hommes causaient, dans une chambre retirée. Ou plutôt,l’un des trois, assis dans un fauteuil, parlait.

Et les deux autres debout, dans une attitude respectueuse,répondaient aux questions qui leur étaient posées d’une voixhautaine et impérative.

Celui qui était assis n’était autre que le vénérable et vénérépère Ignace de Loyola, dont la réputation de force, de courage etde sainteté commençait à se répandre dans le monde. Les deux autresétaient deux vulgaires moines, dont l’un s’appelait Thibaut etl’autre Lubin. Ils étaient assez connus dans la ville etl’Université. Marot les a chansonnés quelque peu.

Loyola achevait de lire une lettre où les deux moines luiétaient recommandés ; de temps à autre, il jetait sur eux unregard furtif.

– C’est bien, dit-il, en achevant sa lecture. J’ai besoin,pour une mission qui touche directement les intérêts de l’Église,de deux hommes saintement courageux et intelligents. On m’assureque vous avez les qualités requises, mes frères…

– Deo gratias ! murmurèrent les moines ens’inclinant aussi profondément que le leur permettait la rotonditéde leur ventre.

Loyola se leva et fit quelques pas en méditant.

Il revint se placer devant les deux moines.

– Savez-vous, leur dit-il, qu’il est permis de mentir dansl’intérêt et pour la gloire de Dieu ?…

Frère Lubin et frère Thibaut se regardèrent effarés, sedemandant si ce n’était pas là un piège que leur tendait leredoutable père.

– Non, vénérable père, nous ne le savions pas encore !répondit à tout hasard frère Lubin.

– Eh bien ! vous le saurez dès maintenant. Savez-vousqu’aucune action n’est condamnable, si elle tend au bien del’Église et à la gloire de Dieu ?… Je dis aucune action :même le vol, même le meurtre…

La stupéfaction des moines fit place à une sorte de terreur. EtLoyola continua :

– Il faut qu’on le sache ! Tout est permis, tout estjuste, tout est bon qui conduit au triomphe de Jésus et de laVierge. Si la fin proposée est bonne, tous les moyens sont bons.Entendez-vous, mes frères ?…

– Nous entendons, vénérable Père, balbutièrent les moinesterrorisés.

– Oui ! mais comprenez-vous ?…

– Nous tâcherons de comprendre…

– Les temps sont proches, s’écria Loyola, l’Église estmenacée ; ses dogmes sont contestés ; le schismeexécrable s’est produit… Notre mère porte au flanc la blessurehideuse ; une fois de plus Jésus est flagellé ; une foisde plus, la Vierge pleure des larmes de sang…

Frère Lubin et frère Thibaut opinaient de la tête. Loyola sepromenait avec agitation. Sa physionomie de combattant farouches’illuminait d’un feu sombre…

– Or, continua-t-il, que sommes-nous ?… Dessoldats ! pas autre chose. Soldats du Christ ! soldats dela Vierge !… défenseurs d’élite, troupe sacrée qui doitveiller autour du monument auguste édifié par Pierre ;gardiens de l’Église. Que dis-je ! Devons-nous attendre quel’ennemi soit sur nous ?… Non, non ! Plus de cesfaiblesses indignes… Jésus veut être défendu… et la défensecomporte l’attaque… C’est nous, cette fois, qui marcherons surl’ennemi et pénétrerons dans ses rangs épouvantés…

Les deux moines firent le signe de croix et commencèrent à serapprocher tout doucement de la porte…

– Eh bien ! mes frères, dit tout à coup Loyola,puisque nous constituons une armée qui doit vaincre ou mourir, nousdevons agir en soldats, c’est-à-dire employer toutes les ruses dessoldats en campagne.

Que font les soldats ? Ils essaient de tromper l’ennemi,lui tendent des embûches ; la ruse et la force, voilà les deuxéléments de victoire. C’est donc la ruse et la force qu’il fautemployer. Avez-vous compris ?…

– La ruse ! balbutia Thibaut.

– La force ! bégaya frère Lubin.

– Écoutez-moi ! vous êtes choisis pour une missiondélicate. Vous êtes désignés pour pénétrer chez l’ennemi et luidresser une embûche à la suite de laquelle nous remporterons unegrande victoire…

Les deux moines se regardèrent avec cet air de résignationsuprême qui signifiait clairement :

– Cette fois, mon frère, nous sommes perdus !

Loyola avait ouvert un meuble. Il en sortit un livre. C’était unvolume de petite dimension, comprenant une cinquantaine de pagesseulement. Il le déposa sur la table et rouvrit à la première pagequi portait le titre.

– Lisez ! fit-il impérieusement.

Thibaut et Lubin se penchèrent ensemble et lurent :

Mensonge, fausseté

inutilité

du dogme de l’immaculéeconception

démontrés avec preuves

par

Messire CALVIN

–––

Ouvrage imprimé à Paris

par privilège, et avec autorisationroyale,

par maître ÉTIENNE DOLET.

Les deux moines, ayant lu, se redressèrent en faisant le signede la croix et en donnant toutes les marques d’une profondeindignation.

– Vous avez lu ? demanda Loyola. Qu’enpensez-vous ?

– Abomination ! gronda frère Thibaut.

– Sacrilège ! rugit frère Lubin.

– Que croyez-vous que mérite l’auteur de ce livremonstrueux ?

– La mort !

– Et celui qui l’a imprimé ?

– La mort !

– Oui !… la mort en place publique, la mort parsupplice.

Loyola rêvait :

– Voici donc la machine de guerre que j’ai préparée… Oui,la ruse est juste, quand il s’agit de frapper l’ennemi !… J’aimoi-même écrit ce livre, et j’ai trouvé, accumulé les preuves… Il ya donc des preuves de la fausseté du dogme !… Preuvesapparentes, preuves qui m’ont été soufflées par l’espritsupérieur ; oui c’est moi qui ait écrit cela ! C’est surnos presses secrètes que ce livre a été imprimé !… La ruse estbonne… elle sera infaillible…

Les deux moines, les yeux clos, attendaient, non sansfrémissement, ce qui allait résulter de cette rêverie.

– Ce livre impie, reprit Loyola à haute voix… il faut qu’ilsoit trouvé en la place même où il est naturel qu’on le trouve.Écoutez-moi. Je vais être clair et précis. Vous connaissez sansdoute l’imprimeur Dolet ?…

– Nous le connaissons sans le connaître, dit Lubin.

– Nous étions loin de nous douter… ajouta Thibaut.

– Nous ne l’avons jamais vu de près !conclurent-ils.

Loyola fronça le sourcil.

– On m’a assuré, et je tiens la chose pour vraie, que vousaviez été à diverses reprises chez lui, et qu’il vous faisait bonaccueil, vous faisant goûter de son vin…

Les deux moines tombèrent à genoux.

– Grâce, vénérable père ! gémit Thibaut.

– Nous ne savions pas que cet hérétique imprimait depareilles horreurs ! dit Lubin.

– Relevez-vous, ordonna durement Loyola.

Les moines obéirent, et, tranquillement, à la grandestupéfaction de ses auditeurs, il continua :

– Si vous avez été choisis pour tendre à l’ennemi del’Église le piège où il va tomber, c’est justement parce que vousavez été reçus chez Dolet. Voici ce qu’il faut faire. Il faut allerchez lui, pas plus tard que demain, en son logis de rueSaint-Denis. N’est-ce pas là qu’il vous fit goûter de sonvin ?

– Confiteor ! murmurèrent les moines.

– Ce vin était-il bon ? demanda Loyola avec un étrangesourire.

– Délectable ! affirmèrent-ils.

– Tout est donc pour le mieux, et il faut admirer les voiesdu Seigneur qui a permis que ce mécréant possédât d’un vindélectable, qui a voulu ensuite que vous fussiez les hommes de goûtayant pour ce vin toute l’affection désirable. Admirez, mesfrères ! Par la volonté divine, vous avez été invités à boirede ce nectar afin qu’un jour vous puissiez entrer chez l’hérétique,et, tout en savourant une bouteille de ce vin, glisser adroitementce livre parmi les livres du logis… Est-ce compris ?…

Les deux moines se regardèrent avec stupéfaction.

Le savant auteur des Commentaires de la langue latineaimait en effet se délasser de ses travaux d’érudition par quelquebonne rasade prise en compagnie de joyeux lurons. Il ne faudraitpas se représenter Dolet comme un type de savant à lunettes et àdistractions.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, en pleine force desanté, un peu grave peut-être, mais n’éprouvant pas la moindrehorreur pour le bon rire que lui recommandait tant son ami intimeRabelais.

Ce serait aussi une erreur de s’imaginer que le maître imprimeuréprouvait une répulsion violente contre l’Église et sesreprésentants. Etienne Dolet était un libre esprit.

Il est certain qu’il ne croyait pas.

Voilà tout ce qu’on peut dire.

Frère Lubin et frère Thibaut, aux heures de ses délassements,l’avaient plus d’une fois distrait de leurs boutades. Jamais iln’entamait avec eux de controverse religieuse, pas plus d’ailleursqu’avec qui ce fût.

Or, donc, les moines avaient parfaitement compris la propositiondu vénérable père Ignace de Loyola.

Il s’agissait tout simplement d’envoyer au bûcher l’homme quiles avait reçus dans sa maison avec courtoisie, et même avecquelque amitié.

Nous disons qu’ils furent consternés. Mais nous ne disons pasqu’ils songèrent un seul instant à se révolter contre le rôleabominable qui leur était dévolu. Loyola lut sur leurs visages leursoumission épouvantée.

– Ainsi, reprit-il, dès demain, mes frères, vous vousrendrez chez l’hérétique imposteur…

Ils firent oui de la tête.

– Il vous invite à boire de ce vin… Et, tout doucement,sans qu’il y prenne garde, vous glissez le livre sur un rayonquelconque, puis vous sortez tout aussitôt, prétextant uneaffaire…

– Ainsi ferons-nous ! dit frère Thibaut.

– Voici le livre ! fit Loyola.

Frère Thibaut prit le volume, en donnant toutes les marques derépulsion qu’il croyait nécessaires, et il le cacha sous son amplerobe…

– Allez ! dit simplement Loyola en étendant le brasdans un geste de commandement.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer