Triboulet

Chapitre 47ENTRETIEN

L’homme qui venait de parler ainsi poussa alors le verrou de laporte et se défit de son manteau, qu’il jeta sur une chaise.

– J’ignorais, dit Loyola sans que la moindre émotion semanifestât dans son attitude, j’ignorais que M. Étienne Dolet eûtun fils…

– Je vais vous expliquer, monsieur, pourquoi j’emploie ceterme, dit le jeune homme avec une froideur menaçante.

Loyola ne le connaissait nullement. Mais il admira enconnaisseur la taille souple, les yeux audacieux de Lanthenay, quenos lecteurs ont deviné à ses premières paroles.

– Je prévois, dit alors Loyola, que notre conversationpourra peut-être se prolonger quelque peu. Veuillez donc vousasseoir.

Mais Lanthenay refusa d’un signe de tête, et se contentad’appuyer sa main nerveuse au dossier du fauteuil.

En même temps, avec une rapidité qui prouvait qu’il avaitl’habitude de cette manœuvre, Loyola s’était dépouillé de sa robede moine qu’il laissa tomber et repoussa du pied dans un coin. Ilapparut alors en cavalier, la poitrine couverte d’une cuirasse enpeau de daim, botté, l’épée au côté, et sa main, négligemment, semit à jouer avec le manche en argent bruni d’un poignard qu’ilportait à la ceinture.

– Permettez-moi, dit-il, d’user du droit qu’a tout hommefatigué de s’asseoir en un bon fauteuil…

Il se jeta en effet dans un fauteuil, croisa les jambes, fixa unregard ironique sur Lanthenay, et dit :

– Je vous écoute, monsieur… bien que votre façon de vousprésenter chez les gens, surtout à pareille heure, soit plutôtinsolite. Qu’avez-vous à me dire ?

– Monsieur, dit Lanthenay, je vois que vous essayez desurprendre sur mon visage l’étonnement que vous supposez que jedois éprouver à voir surgir un cavalier…

– Alors que vous pensiez trouver un religieux sansdéfense ?

– Je pensais en effet trouver un vil frocard ;l’étonnement que vous espériez existe sous forme d’une joieréelle ; je vois, monsieur, que je pourrai vous tuer sansremords.

– Ah ! ah ! Vous êtes donc venu dans l’intentionde me tuer ?

– Oui, dit nettement Lanthenay… à moins, cependant, quenous ne nous entendions…

– J’en doute, mon cher, dit tranquillement Loyola qui, avecla pointe de son poignard qu’il venait de dégainer, grattaitpaisiblement ses ongles… Mais vous vous annonciez comme le fils deM. Dolet ?…

– Vous allez comprendre la valeur de ce terme, monsieur deLoyola. Étienne Dolet est mon maître vénéré. C’est lui qui m’ainstruit. Je lui dois le peu que je sais. À force de l’écouter,monsieur, ce flambeau de science a fini par jeter quelques lueursdans les ténèbres de mon ignorance… Mais ce n’est pas tout…L’illustre savant a une fille que j’aime et qui m’aime… La date denotre mariage était déjà fixée. Cet amour, monsieur, était ma seuleraison de vivre. Le grand homme que vous avez fait jeter à laConciergerie avait daigné m’accepter pour gendre et m’avait ouvertsa maison. J’étais de la famille. Comprenez-vous, maintenant, quej’aie le droit de me dire le fils d’Étienne Dolet ?…

– Je ne vous conteste pas ce droit, monsieur…

– Je m’appelle Lanthenay.

– Lanthenay ? fit Loyola avec un singulier sourire. Ilme semble avoir entendu parler de vous… Attendez donc… mais oui,par M. le comte de Monclar !

– C’est possible, dit froidement Lanthenay.

– Le grand prévôt s’intéresse à vous, jeune homme ;c’est d’ailleurs sa fonction de s’occuper activement de tout cequ’il y a à Paris de truands, argotiers et spadassins. Je vois enoutre que M. Dolet avait eu la main heureuse dans le choix d’ungendre. À la fille d’un tel hérétique, il ne fallait qu’un truandpour mari. Tout cela s’harmonise admirablement. Oui, oui, monsieurLanthenay, qui sortez de la Cour des Miracles, vous êtes bien ledigne fils de M. Dolet qui est à la Conciergerie. Tout cela setouche…

Lanthenay avait écouté sans un geste d’impatience.

– Monsieur de Loyola, dit-il lorsque le moine espagnol eutfini de parler, tout à l’heure, vous ai-je assuré, j’ai éprouvé unevéritable joie en constatant que vous n’étiez pas le simple moineque je croyais trouver. Je vous affirme que lorsque je vous ai vuune épée et un poignard, j’ai été aussi très rassuré. Quevoulez-vous ? La conscience d’un truand a de ces bizarreries.Maintenant, monsieur, laissez-moi vous dire que j’éprouve une joieplus grande encore…

– Et la cause de cette joie ?

– En venant vous trouver, je m’attendais à voir un moine,mais un moine d’intelligence supérieure. On m’avait dit, Doletlui-même m’avait affirmé que Loyola était un homme d’envergure… Or,monsieur, vous cherchez à m’écraser par un mépris apparent que vousn’éprouvez pas. Vous tirez entre le nom du grand prévôt et le mienun trait d’union qui a la prétention d’être mortifiant. Je vousvois donc plus petit qu’on ne vous avait dépeint à moi. Vous êtes,monsieur, une intelligence ordinaire. De là ma joie. Car ce m’eûtété un regret que de supprimer une vraiment haute et belleintelligence.

Loyola se mordit les lèvres et fit un geste.

– Au surplus, acheva Lanthenay, si vous étiez la belleintelligence qu’on suppose, vous choisiriez une autre philosophieque celle qui vous a attiré. Vous ne prêcheriez pas le meurtre desinnocents qui ne croient pas ce que vous croyez ou feignez decroire…

– Jeune homme, dit gravement Loyola, n’abordez pas cesredoutables problèmes…

– Vous avez raison, monsieur. Et j’en viens au fait de mavisite. La haine que vous portez à Étienne Dolet…

– Je vous arrête là, s’écria le moine en se levant. Je n’aipoint de haine contre Dolet…

– Monsieur, la plaisanterie a des bornes, et vous tombezdans l’odieux. Mais j’admets même que vous n’avez nulle hainecontre mon malheureux maître. Oh ! Je sais tout ce que vouspourriez dire à ce sujet… Que l’intérêt seul de la religion vouspousse, que vos sentiments personnels ne comptent pas… Donc, c’estentendu, vous ne haïssez pas Dolet, et vous voulez le tuer… Ehbien, moi, monsieur, je ne vous hais pas, mais j’aime Dolet. Et jeveux vous empêcher de l’assassiner…

– Et comment vous y prendrez-vous ?

– En vous faisant une proposition loyale.

– Voyons la proposition…

– Signez un ordre d’élargissement pour Dolet.

– Vous supposez donc que ma signature suffirait ?

– Non, monsieur. Mais si vous déclarez par écrit que vousavez commis un crime abominable en faisant porter par frère Thibautet frère Lubin des livres que vous avez ensuite accusé lemalheureux Dolet d’avoir imprimés… si vous déclarez celaloyalement, si vous ajoutez que vous vous repentez de ce crimemonstrueux, et que vous suppliez le roi de France de faire relâcherDolet innocent et honnête homme s’il en fût, si vous faites cela,monsieur, il est certain que mon maître et ami sera remis enliberté.

Loyola garda quelques instants un sombre silence.

– Est-ce là tout ? demanda-t-il. Si c’est tout,peut-être me rendrai-je à vos prières… Jeune homme, je suis touchéde votre affection pour Dolet, de votre amour pour sa fille…

– Non, monsieur, ce ne serait pas tout, dit tranquillementle jeune homme, car vous seriez capable de signer le papier, et,dès que j’aurais le dos tourné, de courir prévenir M. de Monclar.Il faudrait consentir encore à me suivre jusqu’à une voiture quinous attend sur le quai de Gloriette. Vous monteriez paisiblementdans cette voiture, et quatre de mes amis vous escorteraientjusqu’à une maison où vous demeureriez pendant quelques jours,c’est-à-dire pendant le temps nécessaire pour que Dolet soit mis enliberté et qu’il puisse gagner la frontière la plus proche…

– Et si je ne consens à rien de tout cela ?

– Alors, monsieur, je serai forcé de vous tuer.

– Qu’y gagnerez-vous ?

– D’avoir vengé votre victime.

Loyola se taisait, rêveur, examinant le jeune homme dont levisage calme ne trahissait aucune émotion.

– Décidez-vous, monsieur, dit Lanthenay.

– Je suis tout décidé, monsieur. Je refuse tout, et vous neme tuerez pas.

En disant ces mots, Loyola fit un bond prodigieux pour s’élancersur Lanthenay. Ses veux noirs flamboyaient, et un rictus de fureur,soulevant le coin de ses lèvres, découvrait ses dents blanches etaiguës.

– Meurs, gronda-t-il, comme mourra ton maître impie !En même temps, le poignard s’abattit sur Lanthenay.

Mais celui-ci se jeta de côté.

L’arme ne fit que déchirer la manche de son pourpoint.

– Ah ! misérable ! cria-t-il. Et moi qui hésitaisà te frapper !

En un clin d’œil, il avait tiré son épée.

Loyola, avec un rugissement de colère et de rage, jeta sonpoignard inutile et dégaina son épée.

Au même instant, les deux lames se touchèrent, et les deuxadversaires, en garde, se mesurèrent du regard.

– À la bonne heure ! fit Lanthenay. Tout à l’heure,monsieur, vous aviez une figure d’homme… Vous étiez masqué, sansdoute… maintenant vous avez une face de tigre, et cela vous vaadmirablement…

Loyola, cependant, attaquait avec furie… Le cliquetis des épéesdura dix minutes.

Lanthenay, fidèle à une tactique qui lui avait déjà plus d’unefois réussi, laissait son adversaire s’épuiser, et, de temps àautre, l’excitait encore par quelque parole cinglante.

Tout à coup, il vit que Loyola commençait à faiblir. Son poignetse raidissait. Alors, ce fut à son tour d’attaquer.

Il le fit avec sa froideur habituelle et, coup sur coup, portaquelques bottes terribles. Loyola ne dut son salut qu’à un reculprécipité.

L’instant d’après, il se trouva acculé dans un coin de lachambre. Lanthenay, sur une double feinte suivie d’un dégagé plusrapide que la foudre, se fendit à fond.

L’épée pénétra dans les chairs de l’épaule, qu’elle traversa, etsa pointe alla se briser contre la muraille.

Loyola demeura une seconde debout, sa main crispée sur la gardede son épée. Puis, tout à coup, il lâcha son épée, battit l’air deses bras, et s’affaissa, inanimé…

Lanthenay essuya la lame tronquée de son épée teinte de sang. Ilétait aussi tranquille que si ce terrible drame ne se fût pasdéroulé à l’instant même.

Seulement, il était un peu pâle en regardant Loyola.

– Je pense qu’il ne fera plus de mal à personne,murmura-t-il.

Il s’agenouilla, défit la cuirasse de peau et le pourpoint deLoyola, et découvrit la blessure.

La pointe avait pénétré au-dessus de la cuirasse et la lameavait traversé l’épaule de part en part. La blessure étaitterrible, bien qu’elle saignât à peine.

Lanthenay, de la main, chercha l’emplacement du cœur. Ce cœurbattait à coups très lents et très faibles.

– Il vit encore ! pensa-t-il.

Et il demeura un instant pensif…

La tentation lui vint, violente, d’achever le blessé d’un coupde poignard. Pendant quelques secondes, il tourmenta le manche desa dague… Puis, doucement, il repoussa dans le fourreau l’acier àmoitié sorti.

– Non, dit-il presque à haute voix, ceci est au-dessus demes forces…

Il hésita encore une minute.

– D’ailleurs, reprit-il, s’il n’est pas tout à fait mort,il n’en vaut guère mieux…

Et, pour se confirmer dans cette opinion, il posa à nouveau samain sur le cœur du blessé. Cette fois, il écarta davantage lepourpoint. Dans ce mouvement qu’il fit, sa main, tout à coup,froissa un papier. Lanthenay s’en saisit, le déplia, le parcourutd’un regard, et contint à grand’peine le rugissement de joie quimontait à ses lèvres.

C’était le laissez-passer signé par François Ier.

– Dolet est sauvé ! murmura-t-il avec une puissanteallégresse qui le lit trembler et pâlir.

Il jeta alors les yeux autour de lui, aperçut la robe de moineet le capuchon que Loyola avait repoussés du pied dans un coin. Ils’en saisit, roula le tout en un paquet, et s’élança au dehors.

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