Triboulet

Chapitre 42EN QUELLE MAISON SE RÉFUGIA RAGASTENS

En sortant de l’hôtel du grand prévôt, Ragastens avait pris entoute hâte le chemin de la rue des Canettes. Spadacape trottaitderrière lui à la distance que lui imposait le respect. Sans soucide l’étiquette, le chevalier l’appela près de lui.

– As-tu, par hasard, remarqué dans la maison que nousvenons de quitter, certaine figure sinistre…

– Cheveux poivre et sel, œil en dessous, trapu, échinesouple, toque de drap vert…

– C’est tout à fait le portrait de mon homme…

– Non seulement je l’ai remarqué, continua Spadacape, maisencore je me proposais de vous en parler au plus tôt.

– Ah ! ah !

– Oui, monseigneur. Figurez-vous que je venais d’attacherles chevaux aux anneaux qui surmontent la borne cavalière,lorsqu’un homme tout de noir vêtu s’approcha de moi, me dit être lemajordome de M. le grand prévôt, et, d’une façon très civile,m’invita à trinquer avec lui à votre santé et à celle de sonmaître…

– Tu t’empressas d’accepter, je pense ?

– Oui, monsieur. Je suivis à l’office le brave majordome,qui, pour être vêtu de deuil, ne laisse pas que d’être assezjovial… Il déboucha fort proprement une bouteille d’un certain vinblanc qui m’a rappelé le chianti que nous buvions jadis… Or, nousen étions au troisième verre, et le digne majordome se préparait àdéboucher une deuxième bouteille, lorsqu’est entré à l’officel’homme dont vous me parlez. Il était escorté d’un autre individu,qu’au premier coup d’œil j’ai reconnu pour un de mes compatriotes,et même j’oserais affirmer qu’il est de Naples…

– Continue, Spadacape, dit Ragastens.

– Je cherche à me rappeler exactement la conversation queces deux misérables ont eue ensemble. Cet entretien m’a d’autantplus frappé que les drôles ne prenaient aucune précaution pour nepas être entendus. Ils causaient en italien, d’ailleurs, et il estprobable qu’ils ont supposé qu’ils ne seraient pas compris. Voicidonc, autant que je m’en souvienne, ce qu’ils se sontdit :

« – Je crois que je tiens mon Manfred, cette fois, disaitl’homme à la toque de drap vert.

– Tricot, observa Ragastens. C’est son nom…

Spadacape continua :

« – L’étranger est là-haut ? demanda leNapolitain.

« – Oui, répondit celui que vous appelez Tricot, et M. legrand prévôt va lui donner du fil à retordre…

« – Que vas-tu gagner à tout cela ?

« – De pouvoir me venger de Manfred. Mais toi ?

« – Moi, contenterai de quelques beaux écus. Avec monaffaire de la duchesse d’Étampes, je vais arrondir un peu mon petitmagot… »

– Là-dessus, acheva Spadacape, les drôles se sont peut-êtreaperçus que je les écoutais, car ils ont gardé subitement lesilence, et d’ailleurs, quelques instants plus tard, on est venuchercher celui que vous nommez Tricot.

Ragastens avait attentivement écouté. Il ne dit plus rienjusqu’au moment où ils arrivèrent dans la rue des Canettes.

Seulement, en mettant pied à terre dans la cour de l’hôtel, ildit à Spadacape :

– Que penses-tu de cet hôtel ?

– Je pense qu’il est magnifique et tout à fait digne devous, monseigneur.

– Oui, mais le grand prévôt sait que je demeure ici…

– Eh bien, monseigneur ?

– Eh bien, j’ai toutes sortes de bonnes raisons pour ne pasloger plus longtemps à une adresse que connaît M. de Monclar…Spadacape, tu vas te mettre en quête d’une maison solitaire et oùnous soyons en sûreté. Pour tout le monde, y compris le conciergede l’hôtel, nous continuons à demeurer ici… Est-cecompris ?

– Dès ce soir, monseigneur pourra coucher ailleurs que dansl’hôtel.

– Va donc, Spadacape, et tâche de faire vite…

Spadacape sortit aussitôt, mais cette fois à pied, un piéton seperd facilement dans la foule.

Ragastens trouva la princesse Béatrix qui l’attendait avec uneimpatience facile à concevoir.

Le chevalier se contenta de lui dire qu’il n’avait rien puarrêter de positif avec le grand prévôt.

Deux choses l’avaient vivement frappé. D’abord la conversationque Spadacape avait surprise, et qui, si obscure qu’elle fût, luilaissait cependant entrevoir il ne savait quel complot entre legrand prévôt et le roi de Thune, Tricot.

Ensuite, l’insistance extraordinaire que le même Tricot avaitmise à affirmer qu’il avait parfaitement connu le père et la mèrede Manfred.

Enfin, Tricot avait chargé Manfred de tous les crimes.

Or, Ragastens n’avait vu Manfred qu’une minute, il est vrai,mais cette minute lui avait suffit pour juger le jeune homme.

Non, on n’a point ces yeux clairs et francs et cette physionomieouverte, lorsqu’on est capable de pareils crimes !

Ragastens eût donné sa tête à couper que, bien loin d’avoirassassiné sa mère, Manfred n’était même pas le truand détrousseurde bourgeois qu’avait dépeint Tricot.

Alors, pourquoi le charger ainsi ?

Sans qu’il pût rien conclure de précis, Ragastens comprit qu’ilse tramait contre Manfred et peut-être contre lui-même un complotqu’il voulait déjouer. Pour cela, il fallait qu’il fût libre de sesmouvements. De là la résolution de ne plus habiter l’hôtel ;il soupçonnait fort le grand prévôt et se disait que la premièrepensée du chef de la police parisienne serait de faire surveillerétroitement la rue des Canettes.

Ragastens en était là de ses réflexions lorsqu’il s’approchad’une fenêtre qui donnait sur la rue.

Tout de suite, son regard tomba sur un mendiant dont laphysionomie le fit tressaillir. Le mendiant était installé non loinde l’hôtel, dans une encoignure de porte. C’était un manchot. Deplus, il devait être borgne, car il portait un bandeau noir qui luicachait l’œil gauche.

Ragastens descendit aussitôt, sortit de l’hôtel comme un flâneuret s’arrangea de façon à passer près du mendiant qui, sansostentation, rabattit sa toque sur son front.

Le chevalier, en arrivant devant le mendiant, s’arrêta et sefouilla comme s’il eût cherché quelque monnaie.

– Pauvre homme ! dit-il en jetant une pièce blanchedans la sébile du mendiant ; comment avez-vous perdu votrebras ?

– À la guerre, mon doux seigneur, répondit l’homme d’unevoix sourde.

– Et vous avez perdu un œil aussi ?… Voilà bien desmalheurs…

– Je n’ai jamais eu de chance…

– Allons, prenez courage…

– Que le ciel vous récompense, mon digneseigneur !

Ragastens s’éloigna tout doucement, fit un tour dans les ruesavoisinantes, et rentra à l’hôtel. Le mendiant était à la mêmeplace, bien que la nuit commençât à tomber.

– Cette fois, plus de doute ! pensa Ragastens. Legrand prévôt me fait surveiller. Donc il a intérêt à ce que je nevoie pas ce jeune homme qui s’appelle Manfred… Mais quel peut êtrecet intérêt ? Voilà où je me perds !… En attendant, j’aibonne envie de casser les reins à cette canaille qu’il m’envoiepour m’espionner !…

Le mendiant, en effet, n’était autre que Tricot. À ce moment,Spadacape rentra.

– As-tu trouvé ? lui demanda vivement Ragastens.

– Oui, monseigneur, et je crois que ce que j’ai trouvé feraprécisément votre affaire…

– Bien… Tu vas nous conduire…

Ragastens attendit une heure encore que la nuit fût tout à faittombée. Puis il prévint Béatrix qui, sans émettre la moindreobjection, s’apprêta à suivre son mari avec cette confiance infiniequ’elle avait en lui.

La princesse et Gillette montèrent dans un carrosse qui reçutl’ordre de marcher au pas. Ragastens et Spadacape devaient suivre àpied. Un laquais devait venir à vingt pas, conduisant deux chevauxen main.

Ces dispositions furent prises dans la cour de l’hôtel, avantque la porte cochère ne fût ouverte. Le carrosse sortit alors.Puis, aussitôt, Ragastens et Spadacape.

Spadacape avait indiqué au cocher les rues par lesquelles ildevait passer, se réservant de le guider au fur et à mesure qu’onavancerait.

Ragastens, en sortant de l’hôtel, jeta un coup d’œil en arrière,et vit que le mendiant était toujours à la même place. Il marchajusqu’au bout de la rue. Là, il s’arrêta tout à coup et seretourna.

Le mendiant s’était mis en marche, lui aussi, et se jetait dansune encoignure d’ombre, mais trop tard !

Ragastens fit un signe à Spadacape et marcha droit au mendiant.Celui-ci s’aplatit contre un mur, comme s’il eût voulu ydisparaître.

– Eh bien, mon brave, dit Ragastens, avez-vous fait bonnerecette ?

– Pas trop, mon gentilhomme, murmura l’homme.

– Et votre bras, comment va-t-il ?…

– Mon bras !…

– Oui… votre bras que vous tenez replié pour faire croireque vous êtes manchot… Et votre œil ?… Tenez, votre bandeau vatomber…

En même temps Ragastens, d’un revers de main, envoya rouler dansla boue la toque du mendiant et lui arracha le bandeau noir…

– Vous faites là un métier peu royal, monsieur le roid’Argot ! poursuivit Ragastens d’une voix railleuse.

Tricot avait ramassé sa toque en étouffant un cri de rage.

– Voulez-vous un conseil ? poursuivit le chevalier. Jevais par ici… allez par là !… Et tâchez de ne pas vousretrouver sur mon chemin, car, par le diable ton patron, jet’écraserais comme une vilaine limace que tu es…

– Je ne comprends pas, monseigneur ! balbutiaTricot.

– C’est bon ! Je ne te demande pas de comprendre. Jete demande de filer, de disparaître…

Ragastens accompagna ces mots d’un geste si menaçant que Tricot,cette fois, eut peur et détala.

Ragastens et Spadacape demeurèrent quelques minutes en placepour s’assurer que Tricot était bien parti.

Puis, sûrs de ne pas être suivis, ils rejoignirent en toute hâtele carrosse et sautèrent sur leurs chevaux.

Spadacape prit au grand trot la tête et marcha en guide.Ragastens trottait en arrière-garde.

Le couvre-feu sonnait lorsque Spadacape, d’un geste, indiquaqu’on était arrivé. Ragastens regarda autour de lui.

Il se vit dans un endroit désert et passablement lugubre, nonloin de la Seine. Devant lui, une petite maison, porte et voletsclos. À sa droite, une fabrique de tuiles…

– L’enclos des Tuileries ! murmura-t-il. L’endroit estbon.

Et il mit pied à terre.

Spadacape avait frappé à la porte qui s’ouvrit. Une femmeapparut, une petite lampe à la main. La princesse Béatrix la vit etne put s’empêcher de frissonner.

Ragastens, Béatrix, Gillette et Spadacape entrèrent dans unesorte de parloir élégamment meublé.

– Je vais vous montrer votre appartement, dit la jeunefemme.

– Madame, dit alors Ragastens, mon serviteur vous a-t-ildit que je désirais louer toute la maison ?

– Aussi aurez-vous toute la maison, monsieur. Dès demain,je cesserai de loger ici, et vous pourrez y demeurer autant que bonvous semblera…

– Avez-vous fait le prix ? Et pour combien detemps ?

– Peu importe le prix, monsieur. Votre serviteur m’a ditque vous cherchiez un endroit sûr et désert. Je ne sais si je mesuis trompée, mais j’ai cru comprendre que vous aviez à redouterquelque entreprise de la part des gens du roi… cela m’a suffi pourm’engager à vous offrir l’hospitalité, et de cœur…

Cette femme parlait d’une voix sourde.

Elle paraissait rongée par quelque douleur secrète. Et pourtantelle n’inspirait pas la sympathie. C’était plutôt un sentiment deterreur qui se dégageait autour d’elle.

Gillette, instinctivement, s’était serrée contre Béatrix.

– Madame, dit Ragastens étonné, je vous remercie del’hospitalité que vous nous offrez avec tant de bonne grâce. Maisvous vous trompez sur les motifs qui m’ont fait rechercher unemaison un peu isolée… Madame que voici n’est pas habituée autumulte des rues fréquentées…

La dame jeta un regard perçant sur Ragastens.

– C’est sans doute pour cela, dit-elle avec un sourireglacé, que vous êtes armés jusqu’aux dents… Mais ne craignez rien.Si vous ne vous cachez pas, peu m’importe au fond. Cette maison eûtété inhabitée à partir de demain. Il ne m’intéresse nullementqu’elle le soit ou qu’elle ne le soit pas… Si, au contraire, vousvous cachez, si, en vous donnant l’hospitalité, j’ai pu causerquelque préjudice au roi ou à ses gens, eh bien ! alors, tantmieux !…

– Vous parlez bien hardiment du roi de France, madame, etcela devant des inconnus… Qui vous dit que vos paroles ne sont pasrecueillies en ce moment par des amis de FrançoisIer ?

– Et quand cela serait ! dit la dame d’une voixstridente. Je ne crains rien, monsieur !… Vous n’êtes pas deceux qui trahissent… je le vois à votre air.

Ragastens s’inclina sans répondre et se promit de surveiller deprès les faits et gestes de l’étrange hôtesse.

La visite de la maison le convainquit d’ailleurs qu’il n’eût pumieux tomber.

Seulement, Ragastens remarqua qu’il n’y avait, dans cettemaison, ni domestique ni femme de chambre.

La femme vivait donc seule ?

– Un dernier mot, dit Ragastens au moment où la visites’achevait. Où et quand dois-je vous faire tenir le prix du loyer,quel qu’il soit ?

Il espérait ainsi apprendre le nom de la mystérieuse femme.

– Quand vous voudrez. Ici-même, répondit celle-ci.

– Vous viendrez donc ?

– Je ne crois pas que je revienne jamais ici !dit-elle de cette même voix sourde qui avait étonné lechevalier.

– Mais alors ?

– Alors, si vous tenez absolument à payer le loyer del’hospitalité que je vous offre, vous déposerez votre argent,tenez… là… sur cette cheminée, en vous en allant….

Sur ces mots, la dame fit une révérence à Béatrix et se retirad’un pas léger… Elle disparut comme une ombre.

– Singulière femme ! murmura Ragastens. Est-ce unefolle ? Est-ce plutôt quelque infortunée dont une violentedouleur a brisé la vie ?…

La dame qui avait si généreusement offert l’hospitalité àRagastens tint parole : dès le lendemain, elle sortit de lamaison. Une heure plus tard, elle frappait à une porte, dans uneruelle qui longeait l’église Saint-Eustache.

Et la maison où elle venait de frapper, c’était la maison de laMaladre… Et cette femme, c’était la belle Ferronnière.

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