Triboulet

Chapitre 10MADELEINE PERRON

Avant de revenir au Louvre où nous retrouverons Gillette, auLouvre où le roi était en conférence avec Ignace de Loyola, il estindispensable que nous indiquions ce que devenaient deuxpersonnages dont les faits et gestes ne sauraient nous êtreindifférents.

C’est Ferron ; c’est sa femme Madeleine.

Ferron était entré dans Paris par la porte Montmartre, au petitjour, après avoir congédié son aide sinistre, et erre toute la nuità l’aventure parmi les bois qui s’étendaient entre les murs de laville et le petit village de Montmartre. Ferron paraissait trèscalme.

La terrible exécution de la nuit avait apaisé sa colère.

Il traversa Paris de ce pas lent et indifférent d’un bonbourgeois qui fait sa promenade matinale ; il allait sanssavoir, se laissait porter sans chercher de direction.

Tout à coup, il s’arrêta en tressaillant : il était devantla maison de l’enclos des Tuileries.

Il l’examina avec une maladive curiosité. Dans le petit jourgris et triste de cette matinée, cette maison lui apparaissaitlamentable, sinistre.

La porte était restée entr’ouverte. Il entra, machinalement nesongeant même pas à refermer la porte sur lui. Il se mit aussitôt àvisiter le logis qui comprenait un rez-de-chaussée et un premierétage.

Quel étrange intérêt le poussait à cette visite ? Quellecuriosité d’esprit malade ?… Il est certain que Ferron, unefois entré, n’eût renoncé pour rien au monde à repaître sa douleurdes preuves accumulées de la trahison.

Il inventoriait avec une apparente tranquillité, passait dans lasalle à manger luxueuse, ornée de dressoirs sculptés, hochait latête en examinant un couvert de vermeil où était gravé un F.

– François ! murmura-t-il.

Et tout à l’instant, il songeait :

– Si pourtant cela voulait dire Ferron !…

Ainsi, même à ce moment, même après l’exécution, même après cequ’il avait vu, ce que le mari cherchait surtout, c’était peut-êtreune preuve d’innocence…

Il continua, inspecta un grand cabinet où il y avait unefontaine, – tout un appareil de toilette compliqué où l’eau jouaitle grand rôle, contrairement aux habitudes de l’époque. Là, lespreuves furent flagrantes.

Il monta, entra dans la chambre à coucher, comme il était entrédans la nuit, doucement, sans bruit…

Rien n’avait été dérangé à cette chambre.

Ferron se revit, accroupi, près de sa femme évanouie.

Il reconstitua toute la scène.

– Voilà, mâchonna-t-il entre ses dents ; lorsque jesuis entré, elle achevait de s’habiller… Elle était devant cetteglace… comme ça… ses bras arrondis au-dessus de sa tête pourarranger ses cheveux…

Le malheureux, en parlant ainsi, s’était placé devant le miroir,et telle était la tension de son esprit qu’il en arrivait àexécuter les gestes qu’il indiquait.

– Oui, oui, poursuivit-il, la ribaude faisait des grâcesdevant ce miroir… pendant que moi… Ah ! l’infâme ! Maisaussi lorsque je suis entré… quelle épouvante sur sa figure !Ce qu’elle a dû souffrir, lorsque, au fond du miroir, elle a vu laporte s’ouvrir lentement, et que je suis apparu…

« Oh ! bégaya-t-il soudain en jetant un regardd’invincible terreur sur le miroir… mais je deviens fou !Voici que la porte s’ouvre !… comme pour elle !… Quivient ?… Qui entre ?… Une femme !… Horreur surhorreur !… C’est Madeleine !… C’est le spectre de lamorte !…

– Bonjour, monsieur Ferron ! dit une voix calme.

En effet, la porte venait de s’ouvrir.

Madeleine venait d’apparaître, comme Ferron lui avait apparudans la nuit ; comme Ferron, elle s’arrêtait un moment dansl’encadrement ; comme Ferron, elle refermait ensuite la porteet s’avançait d’un pas tranquille…

Ferron, secoué de frissons, les dents serrées, les cheveuxhérissés, muet, se sentait entraîné vers les dernières limites dela peur…

– Bonjour, monsieur Ferron ! répéta-t-elle.

Et, du bout du doigt, le toucha à l’épaule. Il fit un bondprodigieux, et, les mains tendues, au paroxysme de l’effroisuperstitieux, il balbutia :

– Qui es-tu ? Tu es son spectre, n’est-ce pas ?Tu viens te venger, morte, comme je me suis vengé sur elle…vivante !

– Vous me faites pitié, monsieur, dit-elle de cette voixcalme que Ferron lui connaissait bien. Ce n’est pas un spectre quiest devant vous… C’est Madeleine, c’est votre femme, vivante, trèsvivante… Votre bourreau a mal fait sa besogne, mon cher.

– Vivante ! hurla Ferron.

Il se précipita, saisit Madeleine :

– Vivante… Oui, vivante !… C’est bien elle !C’est la ribaude !… Arrachée à la mort par je ne sais quelmiracle d’enfer, elle revient du premier coup à la maison de soncrime… Gueuse !… Est-ce le roi que tu espérais trouverici ? Ou peut-être quelque truand ! Car tu as dû teprostituer à qui voulait te prendre !… Vivante !…Ah ! ah ! mais nous allons voir si je serai plus adroitque le bourreau, moi !…

Il se jeta sur la porte qu’il ferma à double tour de clef.Madeleine s’assit paisiblement.

– Vous dites des folies, mon cher. Je suis venue ici pourvous trouver, vous !

– Moi !…

– Vous ! Ma première idée a été que vous viendriezici. Je ne me suis pas trompée, puisque vous voilà… Si j’avais eupeur de vous, je ne serais pas entrée… Voulez-vous que nouscausions ?…

– Parle !… Qu’as-tu à dire ? Comment vas-tuessayer de te justifier ?…

– Vous ne me comprenez pas, fit-elle avec impatience. Jen’ai pas à me justifier. Je ne vous aimais pas. J’aimais François,roi de France, et me suis donnée à lui sans arrière-pensée. C’estun grand malheur pour vous que vous ayez appris la chose… Je vousen plains sincèrement, car si je ne vous ai jamais aimé d’amour,j’ai toujours eu pour vous une affection réelle… Vous le voyez,monsieur : pas de justification ; j’ai aimé… avec toutmon cœur et mon corps…

– Et tu oses me dire cela, à moi ! Ton imprudence vajusque là que tu te glorifies de ton crime !

– Je ne m’en glorifie pas. Je cherche à vous prouver quenous devons causer franchement, et je commence par de lafranchise…

– Par du cynisme !

– Si vous y tenez, mettons que je suis cynique. Je vousrépète ma question, et vous préviens que tout à l’heure il seratrop tard : voulez-vous que nous causions ?

– Je te préviens, moi, que tu ne sortiras pas d’icivivante… Maintenant, parle ! Emploie les dernières minutes deta vie à mentir, comme tu y as employé toute ta vie !

Un râle s’étrangla dans sa gorge. Il souffrait atrocement.

Et ce dont il souffrait le plus à cette minute, c’étaitjustement de ce que Madeleine ne mentait pas, n’essayait pas unejustification qui lui eût permis de feindre la confiance… qui luieût permis le pardon !

Une seconde, il s’était vu serrant dans ses bras la femmerepentante. Car cet infortuné adorait la belle créature.

– Monsieur, reprit Madeleine, vous m’avez prise tout àl’heure pour un spectre… Il y a là un peu de vrai… Je ne suis plusune femme… Je ne suis plus Madeleine… J’en suis même à me demanders’il me reste un seul sentiment humain, sauf un seul que je vaisvous dire… Vous dites que vous allez me tuer… Je ne tiens plus à lavie… Il m’est indifférent de mourir… D’ailleurs, ajouta-t-elle avecun sourire livide, je connais maintenant la mort !…

Ferron écoutait avec stupeur.

– Vous voulez me tuer : j’y consens pourvu que ce soitplus tard, quand nous aurons accompli ensemble la besogne que jerêve.

– Quelle besogne ? grogna Ferron.

– Vous n’avez donc songé qu’à vous venger sur moiseule ? fit-elle avec un méprisant sourire.

– Soyez tranquille !… Je vous ai dit quel’autre aurait son tour.

– Vrai ? s’écria Madeleine en se levant. Vous haïssezassez le roi de France pour essayer de vous venger ?…

– Je vous l’ai dit : Vous, d’abord… lui, ensuite…

Ferron, sans s’en douter, ne tutoyait plus sa femme.

– Alors, dit-elle, en retombant dans sa morne tranquillité,nous pourrons nous entendre… Car la haine, c’est l’unique sentimentqui demeure vivant en moi… Tout le reste est mort !…

– Malheureuse ! râla Ferron.

– Qu’avez-vous, monsieur ?… Ce que je vous dis là estpour vous plaire…

– Malheureuse !… Vous me parlez de votre haine !Et cela me fait autant de mal, cela me torture autant qu’un aveud’amour…

– Vous n’y êtes pas, monsieur, dit-elle froidement. Je nehais pas le roi de France pour m’avoir délaissée. Je ne suis pasl’amante abandonnée chez qui l’amour prend un moment la forme de lahaine… Ma haine à moi est faite de mépris… Je hais le roi de Franceparce qu’il a été lâche alors que je le croyaischevaleresque ! Je le hais parce qu’il a détruit l’idole quej’avais élevée en mon cœur, et qu’en brisant lui-même cette idole,il a fait de mon cœur une ruine ! Je hais ! Jeméprise ! Je veux me venger… Voulez-vous unir votre désespoirà ma haine ?

Ferron, depuis quelques instants, paraissait ne plus écouterMadeleine.

– Comment êtes-vous vivante ? dit-il très bas.

Madeleine eut un geste d’impatience.

– Hé ! monsieur, vous revenez encore à cela ? Ilsuffit que je sois vivante !… La corde était mauvaise… elles’est brisée… je suis revenue à moi… voilà tout… Répondez-moimaintenant… Supposez Madeleine morte… Celle qui est devant vous estseulement une forme de vengeance. Je vous offre mon aide. Envoulez-vous ?…

Ferron, sans répondre, bondit sur elle.

– Le bourreau s’est trompé, gronda-t-il, mais moi je ne metromperai pas !… Tu vas mourir… Tu vas…

Il n’acheva pas, s’affaissant avec un cri d’agonie…

Au moment où il étendait les bras pour saisir Madeleine,celle-ci s’était violemment reculée, après un geste foudroyant…elle venait de frapper Ferron à la gorge d’un coup de poignard…

Ferron, tombé comme une masse, essayait encore de se traînervers elle pour la saisir… et sa bouche, avec du sang, vomissait desuprêmes insultes.

Madeleine se pencha sur lui. Son bras se leva et s’abattit.

Cette fois, le poignard avait pénétré en plein dans le côtédroit de la poitrine.

Ferron, foudroyé, talonna violemment le parquet sur lequels’incrustèrent ses ongles. Puis il se tint immobile…

– Mort ! dit froidement Madeleine en se relevant.

…  …  …  …  … … .

Madeleine Ferron demeura toute la journée dans la petite maisonde l’enclos des Tuileries, dont elle avait fermé portes etvolets.

Elle passa et repassa cent fois près du cadavre sans en éprouveraucune gêne : elle l’enjambait, voilà tout.

Un plan de vengeance mûrissait dans son cerveau.

Le soir vint, la nuit se fit. Madeleine descendit au jardin.Elle saisit une bêche et commença à creuser la terre, dans unangle… Elle travaillait méthodiquement, sans hâte.

Vers dix heures, le trou fut assez grand. Alors, elle remonta,saisit le cadavre par les pieds et le traîna… la tête frappantsourdement chaque marche de l’escalier…

Quand elle fut arrivée au bord du trou, elle jeta un derniercoup d’œil sur Ferron, et l’instant d’après, le cadavre gisait aufond de la fosse…

À minuit, le trou était comblé, piétiné.

Madeleine Ferron s’enveloppa alors d’un ample manteau, rabattitle capuchon sur sa tête, et sortit de la maison dont elle fermasoigneusement la porte.

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