Triboulet

Chapitre 4LE GUEUX

Le roi François Ier courait à l’enclos du Trahoir. Il marchait,rapide et silencieux, souriant à son rêve d’amour.

Ses compagnons respectaient sa rêverie…

Soudain, comme ils débouchaient dans la rue Saint-Denis, unefemme à peine vêtue, malgré le froid, les croisa sans les voir. Etsa voix s’éleva, stridente :

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notrefille !… de ta fille !…

Le roi s’arrêta, pâle et frissonnant. D’un geste instinctif, ilramena son manteau sur son visage… comme s’il eût craint d’être vupar la femme, malgré la nuit profonde.

– Oh ! cette voix ! murmura-t-il éperdu. Où ai-jeentendu cette voix sinistre !…

La femme était déjà passée, se dirigeant vers la porteSaint-Denis. Au loin sa voix retentit encore dans lanuit :

– François ! François ! Où est notrefille ?

Et elle balbutia un nom, un nom de jeune fille… un nom queFrançois Ier n’entendit pas.

– Ce n’est rien, Sire, dit La Châtaigneraie, c’est unefolle bien connue dans ce quartier de Paris, elle réclame sa filleà tout venant. On l’appelle Margentine. Margentine la Folle… ouMargentine la Blonde.

– Margentine ! murmura le roi. Margentine !… Lecrime de ma jeunesse !

Il s’absorbait une minute en des pensées amères sans doute… carson front se plissait…

– Allons, messieurs ! dit-il brusquement.

Quelques minutes plus tard, ils passaient devant la rue de laCroix-du-Trahoir, et, cent pas plus loin, s’arrêtaient devant unemaisonnette à toit pointu, entourée d’un jardin.

– C’est là ! fit le roi. Convenons nos gestes.

Laissons le roi de France préparer une infamie nouvelle.Pénétrons dans la maison…

Dans une chambre, près d’une haute cheminée où quelques tisonsachevaient de se consumer, une jeune fille, assise en un fauteuil,filait au rouet. En face d’elle, plongée dans un vaste siège,dormait une vieille femme.

La salle s’ornait d’un bahut, d’une armoire, d’une table à piedssculptés et de quelques belles chaises. Il régnait là uneatmosphère de calme infini, dans le silence que scandaient lescoups lents du balancier dans l’horloge.

La jeune fille était vêtue de blanc.

Elle avait des cheveux d’un blond doré d’une exquise tonalité.Toute sa personne respirait une idéale pureté.

Parfois, elle arrêtait son rouet. Son regard se perdait en unerapide rêverie. Alors son sein se soulevait, et elle murmurait enrougissant :

– Dame Marceline m’assure qu’il s’appelle Manfred… Jamaisje n’oublierai ce nom.

Et puis, elle continuait :

– Comme il a l’air doux et fier… Comme ses yeux m’ontpénétrée d’une émotion, que je ne connaissais pas…

La matrone s’éveilla et, jetant un regard effaré sur l’horloge,s’écria :

– Déjà si tard !… Ah ! Gillette, c’est mal…

– Je n’ai pas voulu vous éveiller, dame Marceline.

– Vite… à votre chambre !… Si votre père savait quevous veillez après le couvre-feu !…

– C’est vrai ! Pauvre père !…

Gillette prit le flambeau et se dirigea vers la porte de sachambre.

– Seigneur Jésus ! exclama tout à coup la vieille enpâlissant, on dirait qu’on marche dans le jardin !…

– C’est le vent qui soulève les feuilles…

Gillette achevait à peine ces mots que la porte s’ouvritviolemment, et quatre hommes apparurent. Dame Marceline s’affaissadans le fauteuil où elle s’évanouit…

Gillette avait pâli…

– Je vois que vous portez l’épée, messieurs, dit-elle d’unevoix qui tremblait légèrement ! C’est une honte que desgentilshommes pénètrent ainsi dans une maison comme des malandrins…Sortez !

– Jour de Dieu ! Qu’elle est belle ainsi !s’écria le roi. Et, s’avançant, la toque à la main :

– Belle enfant, quel inexpiable crime que d’encourir votrecolère ! Vous pardonnerez quand vous saurez quel amour vousavez inspiré et quel homme vous aime.

– Monsieur ! Monsieur ! Sortez ! dit-elletoute frémissante d’indignation et d’effroi.

– Sortir ! Soit ! Mais avec vous ! Oh !si tu savais, enfant, comme je t’aime ! Veux-tu lafortune ?

– Horreur ! Infamie ! À moi ! Àl’aide !

Le roi, brusquement, la saisit dans ses bras.

Elle eut un cri d’épouvante, essaya de se débattre.

Mais l’athlétique ravisseur déjà l’emportait en courant.

– À moi ! au secours ! À l’aide !

Fou de passion, la main brutale, François Iercherchait à étouffer les cris de la jeune fille.

– À l’aide ! au secours ! gémit Gillette.

– Que quelqu’un ose donc te venir en aide ! grondaFrançois Ier, furieusement.

– Holà ! cria dans la nuit une voix jeune qui résonnasoudain comme une fanfare. Holà ! Quels sont ces truandsd’enfer qui font pleurer les femmes ! Je vais, du plat de monépée, vous montrer comme on traite les larrons !

– Au large ! cria Sansac, ou tu es mort !

– Il me plait d’être à l’étroit, moi ! répondit lavoix. Épée contre épée ! Par le ciel ! ce sont desgentilshommes ! Voleurs de femmes, est-ce la corde ou lebillot que vous choisissez ?

Celui qui parlait ainsi apparut alors dans le faible rayon delumière de la fenêtre. C’était un jeune homme de fière mine, l’œilhardi, la bouche fine, arquée par un sourire plein d’un narquoisdédain…

François Ier, devant cette soudaine rencontre,s’était arrêté, avait déposé à terre la jeune fille qu’il continuade maintenir par un poignet.

Gillette entrevit le jeune homme… un sourire d’extase voltigeasur ses lèvres… elle murmura un nom… et, à bout de forces, selaissa glisser contre le mur du jardin.

– Sus à l’insolent ! hurla le roi.

Un rire éclatant lui répondit.

Les trois courtisans dégainèrent, traitant leur adversairede : manant, laquais et ribaud.

La longue rapière de l’inconnu flamboya. Et sa voix railleusepétilla :

– Par les cornes du diable, messieurs ! Vous êtes tropgénéreux ! Manant ! laquais ! ribaud ! Quellemonnaie d’impertinences ! Vous me prêtez trop, vraiment !Mais je suis bon payeur… Gare ! je rembourse ! Voici pourmanant ! Ramassez, monsieur !

Sansac poussa un hurlement : l’épée de l’inconnu venait delui traverser le bras droit…

La Châtaigneraie et d’Essé se précipitèrent, l’épée haute…

Il y eut de rapides froissements de fer, et la voix mordante dujeune homme s’éleva encore :

– La dette est déjà plus légère… Gare ! Je vais payerlaquais ! Voici pour laquais,monsieur ! Prenez sans crainte !

– Jour de Dieu ! cria le roi. Prends garde !

– Ne craignez rien pour monsieur ! ripostal’inconnu ; il va être payé. Je sais payer, vous dis-je !Quarte, prime ou tierce, je paie toujours ! Quelle monnaiefaut-il à monsieur ? Un joli coup droit ! Gare !maraud est payé !

La Châtaigneraie, touché à la poitrine, s’affaissa. Alorsl’inconnu marcha droit au roi.

– Lâchez cette femme, larron, ordonna-t-il.

– Misérable ! rugit le roi, sais-tu qui jesuis ?

– Tu es un félon qui, traîtreusement, la nuit, se glissedans les demeures pour y jeter la honte.

– Damnation ! Tu seras pendu !

– À moins que je ne te cloue à ce mur…

– Insensé ! Tu m’obliges à l’écraser de la révélationde mon nom… Mais c’est ta mort ! Sache-le donc, achevaFrançois Ier d’une voix tonnante. Sache-le, ce nomredou[té !][2]

– Et moi, riposta l’âpre voix de l’inconnu, moi, je suisManfred, premier et dernier du nom… Manfred sans famille, sans pèreni mère, sans sou ni maille, sans feu ni lieu… Manfred, roi desgueux !…

– Un truand !… s’exclama François Ier,ironique.

– Un homme, monsieur !

– Et moi qui me mettais en colère ! L’aventure estplaisante !

– Prenez garde qu’elle ne devienne tragique !

Les paroles se croisaient, duel fantastique d’un hère inconnuavec le plus redoutable monarque du monde…

– Plus un mot, mon maître ! poursuivit FrançoisIer.

– Donnons donc la parole aux épées !

– Va ! Je te fais grâce !

– Dégainez, monsieur ! Ce que pèse l’épée de Paviedevant la rapière d’un gueux, nous allons le savoir !

– Allons donc, truand ! Tu es au bourreau !

– Et vous, à ma merci !

Le roi pâlit.

– Écoute ! fit-il, plus hautain, plus dédaigneuxencore : pour la dernière fois, au large ! Et tu auras lavie sauve !

– Pour la dernière fois, monsieur, écoutez ceci !…

Manfred fit un pas. Son bras s’allongea… le bout de son doigtvint se poser sur la poitrine de François Ier.

– Dans un instant, acheva le jeune homme, ma dague varemplacer mon doigt si tu ne lâches cette jeune fille !

Le doigt pesa comme une pointe de fer.

Une seconde, François plongea son regard dans les yeux deManfred. Et, dans ces yeux, il lut une si violente résolution quele frisson de la mort le toucha à la nuque…

Le roi de France eut peur ! Et sa main crispée sur lepoignet de la jeune fille, lentement, se desserra…

Blême, chancelant, il recula d’un pas… Sous la poussée de cedoigt de fer qui pesait sur sa poitrine, il recula !…

Manfred, alors, laissa tomber son bras.

– Allez, sire ! dit-il avec un calme inouï.

– Truand ! murmura le roi, tu fais le brave parce queles suppôts t’entourent sans doute au fond de l’ombre !…

Alors, une idée de bravade stupéfiante, insensée, traversal’esprit du jeune homme. Et ces paroles retentirent, sur un tond’intraduisible insolence :

– En plein jour, devant vos gardes, sire, je viendrai vousrépéter que tout homme qui violente une femme est unlâche !

– Tu viendras ? rugit le roi.

– Je viendrai en votre Louvre !…

Manfred, alors, se tourna vers la jeune fille qui avait assistéà cette scène, tremblante et glacée de terreur.

– Ne craignez plus rien, dit-il d’une voix très douce.

Elle leva sur lui des yeux troublés et répondit :

– Je suis rassurée… depuis que vous êtes là…

Manfred tressaillit.

– Venez, dit-il simplement.

Il prit le bras de la jeune fille et l’entraîna après s’êtreassuré d’un coup d’œil qu’il n’était pas suivi.

Il était loin de penser, d’ailleurs, que le roi de France pûtdescendre à une besogne d’espion !

Trois cents pas plus loin, il s’arrêta devant une petite maisonde bourgeoise apparence et heurta le marteau de fer par deux coupsprécipités. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit ;un homme, jeune encore, au visage énergique, au front pensif,apparut, un flambeau à la main.

– J’ai reconnu votre façon de frapper, dit cet homme.Entrez, cher ami, et dites-moi qui vous amène…

– Maître Dolet, fit gravement le jeune homme, je viens vousdemander l’hospitalité pour cette enfant…

– Qu’elle soit la bienvenue ! Je vais réveiller mafemme et ma fille Avette… Entrez… la maison est à vous…

Gillette fit un pas et son doux visage apparut en plein dans lalumière du flambeau. Manfred la vit et ses yeux éblouis s’emplirentd’une admiration passionnée…

La jeune fille, cependant, murmurait :

– Comment vous remercier, monsieur…

À ce moment, une sourde rumeur se fit entendre. Le jeune homme,sans répondre à Gillette, saisit la main du maître de lamaison.

– Mon noble ami, dit-il, jurez-moi que vous aurez soin decette enfant comme de votre propre fille…

– Je vous le jure, ami !

– Merci, maître Dolet, s’écria Manfred… Et maintenant,vite, fermez votre porte !… À bientôt !…

Il s’élança au dehors et s’enfonça dans l’ombre, du côté de laporte Saint-Denis…

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