Triboulet

Chapitre 38MONTGOMERY

Triboulet fendit la foule des courtisans, sortit de la salle,gagna rapidement sa chambre et se défit de son costume de bouffon.Il ceignit autour de ses reins une ceinture qu’il prit toutepréparée dans un coffre : elle contenait de l’or. Puis il jetaun manteau sur ses épaules, s’assura que son poignard jouait biendans sa gaine et gagna le corps de garde. Là il trouvaMontgomery.

– Sortons du Louvre, lui dit-il très naturellement, nouscauserons avec plus de liberté.

Triboulet était prisonnier dans le Louvre.

Montgomery lui-même avait transmis à tous les postes les ordressévères que le roi lui avait donnés à ce sujet.

Mais, de toute évidence, le bouffon était rentré en grâce. Lecapitaine des gardes avait pu le constater de ses propres yeux. Laproposition de Triboulet n’éveilla aucun soupçon dans son esprit.Il le prit familièrement par le bras, et tous deux franchirent laporte. La rue était sombre. Quelques pauvres diables attendaient,selon l’habitude, toutes les fois qu’il y avait fête au Louvre, lasortie des dames en falbalas et des seigneurs en habit de cour,dans l’espoir de gagner quelque menue monnaie en faisant avancer lecarrosse de Mme la marquise ou de M. le maréchal…Montgomery, d’un geste menaçant, écarta ces manants quiencombraient la chaussée.

– Nous voici à l’aise pour causer, mon cher monsieurFleurial, dit-il alors.

– Plus loin ! répondit Triboulet qui se mit à marcherà grands pas.

Et bientôt il ajouta :

– Commencez toujours à m’expliquer ce que vous voulez…

– Et vous me promettez d’en parler au roi ?

– Pas plus tard que demain matin.

– J’ai toujours dit que vous étiez un honnête homme,monsieur Fleurial…

– Appelez-moi donc Triboulet… J’aime ce nom. Il a quelquechose de tourmenté, d’âpre et de rude qui me convient…

– Mon cher monsieur Fleurial…

– Tandis que Fleurial sent les champs, la poésie etl’idylle. Or, ce ne sont pas des fleurs que je porte, mais bien desépines…

– Seriez-vous malheureux ! exclama le capitaine.

– Malheureux ? qui dit cela ?… Nul n’est plusheureux que moi, monsieur de Montgomery… Je viens de reconquérir lafaveur royale, je veux m’en servir pour le bien de mes amis… dontvous êtes… Que pourrais-je souhaiter de plus ?…

– C’est vrai, monsieur Fleurial.

– Dites donc Triboulet, morbleu !

– Soit ! Eh bien, Triboulet, mon ami, voici ce que jevoudrais obtenir de cette faveur royale que vous affirmez sijustement avoir reconquise…

– Ne voyez-vous rien au détour de cette ruelle ?

– Rien… c’est un jeu d’ombres…

– Je vais y voir… On ne sait qui peut nous écouter…

Triboulet s’élança vivement vers le coin de ruelle qu’il venaitde désigner.

Montgomery le suivit sans se hâter et en grommelant :

– Au diable soit le visionnaire !… Eh bien,Triboulet !

Le bouffon ne répondit pas.

– Triboulet ! appela avec inquiétude Montgomery.

Même silence.

– L’aurait-on tué ? songea le capitaine qui tira sadague… Triboulet !… Où êtes-vous ?…

– Je suis là ! répondit de loin la voix deTriboulet.

– Je vous rejoins alors… Attendez-moi !…

– Inutile, cher capitaine. Ne vous donnez pas cette peine…Adieu ! Dites au roi demain matin que vous avez bien voulum’escorter hors du Louvre jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenirtout ce que vous voudrez !

– Ah ! misérable ! s’écria Montgomery qui compritalors…

Il s’élança dans la direction où il avait entendu la voix deTriboulet lui faire cet ironique adieu.

Mais là, cinq ou six ruelles étroites se croisaient,s’enchevêtraient… Montgomery chercha pendant une heure…

Puis, haletant, fou de rage et de fureur, il rentra au Louvre etpénétra dans la salle toute rayonnante de lumières, juste au momentoù François Ier le faisait demander. Montgomerys’approcha du roi.

– Plus près, dit François Ier.

Montgomery fit deux pas et se pencha vers le roi assis dans songrand fauteuil.

– Monsieur, dit François Ier à voix basse, vousne perdrez pas de vue mon bouffon Triboulet.

– Bien, sire…

– Vous attendrez qu’il se soit retiré en sa chambre…

– Oui, sire…

– Alors, tout doucement et sans bruit, vous le réveillerezs’il dort, vous le ferez monter en quelque solide carrosse et leconduirez à la Bastille Saint-Antoine…

François Ier, convaincu que le bouffon ignorait laretraite de Gillette, se vengeait et se débarrassait à la fois dubouffon en le faisant jeter en un cachot.

– Les ordres de Votre Majesté seront exécutés, ditMontgomery, qui, malgré toute son assurance, ne put s’empêcher depâlir.

– J’y compte, dit le roi d’une voix sombre. Vousrecommanderez à M. le gouverneur de la Bastille de mettre sonnouvel hôte en une chambre assez éloignée de tout pour qu’on nepuisse entendre rire mon bouffon, s’il veut rire, ni parler s’ilveut parler…

– Ni pleurer, sire ! J’ai compris…

– Enfin, si par hasard les geôliers oubliaient complètementle prisonnier…

– C’est-à-dire s’ils oubliaient de lui porter à boire et àmanger, sire…

– Prenez-le comme vous voudrez… mais enfin, si Tribouletétait oublié des hommes en son cachot, et qu’il n’eût plus derefuge qu’en la miséricorde divine, eh bien, il n’y aurait pas demal à ce qu’on laissât le bouffon se débrouiller avecDieu !

…  …  …  …  … … .

Le lendemain matin, Montgomery se fit introduire par Bassignacdans la chambre de François Ier. Le roi était enconférence avec son grand prévôt. Montgomery trouva le roi fortsombre.

– Eh bien, monsieur ? demanda vivement le roi.

– Sire, tout s’est passé comme Votre Majesté l’avaitordonné, répondit Montgomery avec l’audace désespérée d’un hommequi joue sa fortune et sa vie sur une carte.

En effet, que le grand prévôt eût seulement la pensée d’allerfaire un tour à la Bastille, et qu’il en vînt par hasard à causerde Triboulet, ou que même il crût devoir renforcer de son autoritéles ordres laissés par le capitaine, et Montgomery payait de satête l’audacieux mensonge par quoi il essayait de sesauver[12]  !

– Nous avons pris l’homme, continua Montgomery, en jetantun regard sournois sur Monclar, et à l’heure qu’il est, sire, s’iln’est pas tout à fait oublié de Dieu, il l’est certainement deshommes !

– Et qu’a-t-il dit ? demanda FrançoisIer.

– Sire… je n’ose.

– Des injures, sans doute ?

– Non pas, sire.

– Eh bien ! parlez…

– Sire, puisque vous l’ordonnez… Il a dittextuellement : Dites au roi demain matin que vous m’avezescorté hors du Louvre, jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenir toutce que vous voudrez.

Quelle que fût son effronterie, ce ne fut pas sans trembler queMontgomery attendit la réponse du roi.

– Il a dit cela ? fit François Ier rêveur.Eh bien, le drôle ne s’est pas trompé ; vous m’avez rendu unservice que je n’oublierai pas… Allez, monsieur.

Montgomery s’inclina jusqu’à terre et sortit.

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