Triboulet

Chapitre 27MARGENTINE LA FOLLE

À ces mots, la femme parut sortir soudain d’une profondeléthargie ; elle bondit, jeta des yeux hagards sur laduchesse, et balbutia :

– Qui parle de ma fille ? Où est-elle ? Je veuxla voir !

– Vous la verrez, Margentine, si vous êtes sage…

– Ma fille ! oh ! ma fille ! Elle est morte…Je le sais… mais elle doit revenir…

– Margentine…

– Qui m’appelle ? Qui sait mon nom ?

– Voyons, ne me reconnaissez-vous pas ?… regardez-moi…Je suis déjà venue plusieurs fois vous voir… je vous ai laissé del’or…

La folle examina attentivement sa visiteuse…

– Oui, oui… Vous êtes la belle dame… si bonne et si douce…Je vous aime bien… Oui… vous m’avez donné de l’or… je mesouviens…

– En voici encore, Margentine.

La duchesse tendit à la folle une bourse dont les maillesscintillèrent. La folle saisit cette bourse et eut un rire d’aiseen la caressant de ses doigts.

– Jadis, murmura-t-elle, j’avais des bourses pareilles, jeportais des robes magnifiques, en soie brochée d’or etd’argent ; j’étais comme une reine…

Et, tout à coup, laissant tomber la bourse à sespieds :

– Ma fille… Madame, que voulez-vous que je fasse de cet or…puisque je n’ai plus ma fille…

– Je te dis, Margentine, que je te rendrai ta fille.

La folle saisit les deux mains de la duchesse et la fixa.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

– Qui je suis ! Écoute-moi, Margentine. Je suis unefemme qui souffre ce que tu as souffert un jour…

– Vous avez donc perdu votre enfant ? ditMargentine.

La duchesse secoua la tête.

– Écoute… Tâche de bien comprendre… Te souviens-tu deBlois ?

– Blois ! répéta Margentine avec un long frissondouloureux. Oh ! ne me parlez pas de Blois ! Oh !l’auberge ! les rires des gentilshommes ! L’affreuse nuitde douleur et d’horreur ! Non ! non ! Je ne veuxpas…

– Tu étais heureuse, tu étais aimée, adorée… ou du moins,tu le croyais… Tu aimais, toi ! Je le sais, Margentine, parceque ton amour, alors, me fit souffrir… Oui… tu étais ardente etsincère dans ton amour pour François…

– François ! gronda sourdement la folle avec un accentde haine indicible.

– Oui… François ! Tu ne savais pas encore qui étaitl’homme que tu aimais, voilà tout ! Pauvre fille… tu avaisdonné ta beauté sans compter… et tu croyais que cela dureraittoujours… Te souviens-tu ?

Margentine eut un gémissement.

– Vous me torturez ! dit-elle à voix basse.

– Tu vois que je te connais, si tu ne me connais pas !Écoute encore. Margentine. Un jour, tu attendais le bien-aimé dansla petite maison qui abritait vos amours dans la campagne de Blois.Et, parfois, un sourire de joie et d’orgueil se jouait sur teslèvres, car tu écoulais le tressaillement de tes entrailles.Margentine, tu allais être mère…

– Grâce ! râla l’infortunée dont les souvenirs évoquésavec cette netteté de détails se réveillaient, implacables…

– Une femme se présenta devant toi…

La duchesse d’Étampes s’arrêta, hésitante. Elle n’osaajouter :

– Cette femme, c’était moi !

– Une femme ! s’écria Margentine. Oh ! je mesouviendrai d’elle toute la vie ! Son sourire me glaça…

– Cette femme, continua la duchesse, te remit une lettre deton amant… Il te signifiait en quelques mots qu’il ne t’aimait pluset que tu ne le reverrais jamais…

– Oh ! murmura l’infortunée, que se passe-t-il dans matête ? Voilà que je me souviens, maintenant ! Oh !mes pensées ! On dirait des mortes qui se lèvent de leurtombeau !

– Lorsque la femme t’eut lu la lettre – car toi tu nesavais pas lire, – tu devins comme folle… tu t’élanças… tu couruspartout où tu croyais pouvoir le rencontrer… Tu pleurais à chaudeslarmes… et, pendant ce temps, sous le coup de ta douleur, untravail profond et hâtif s’accomplissait dans tes entrailles… Surle soir, comme tu passais affolée devant une auberge, tu tombasdans la rue… La méchante femme, qui t’avait suivie pas à pas,appela les aubergistes et leur donna de l’argent… tu fustransportée dans une chambre de l’auberge…

– Ma fille ! gémit Margentine en se cachant les yeuxde ses mains comme pour ne pas revoir la scène évoquée…

– Margentine, poursuivit la duchesse impitoyable, tu fusplacée sur un lit, et alors commença le calvaire de ta maternité…Pendant des heures, tu te tordis dans les crises, et tandis que toncorps pantelait, tandis que tes flancs se déchiraient, dans unepièce voisine tu entendais le bruit des verres et des chansons, leséclats de rire des gentilshommes en joie… et lorsque vint la minutesuprême, Margentine, en même temps que le premier vagissement de tafille… tu entendis… oui ! tu reconnus parmi les rieurs la voixde ton amant, la voix de François !

Margentine poussa un cri déchirant.

– Oh ! supplia-t-elle, taisez-vous !taisez-vous !…

– Insensée ! Ne vois-tu pas que j’essaie de te rendrela raison !… Écoute ! Écoute encore… Toute sanglante,avec ton enfant dans les bras, par un prodige de force, tu bondisde ta couche de douleur… tu t’élanças… tu ouvris une porte… tu visdes hommes assemblés autour d’une table… Parmi eux, François… unverre à la main… une femme sur ses genoux… – la femme qui t’avaitremis la lettre !… – tu tombas à la renverse, évanouie…presque morte !… Quand tu revins à toi, des jours et des jourss’étaient écoulés… Depuis, tu n’as jamais revu ni François… ni lafemme !…

– Et ma fille ! hurla Margentine, se tordant lesmains.

– Ce François… l’aimes-tu encore ?…

– Je le hais ! Je le hais !…

– Et cette femme ! Cette femme plus coupable quelui !…

– Oh ! je la hais… De toute mon âme !…

– Eh bien, Margentine, veux-tu le moyen de tevenger ?

– Ma fille ! Je veux ma fille !…

– Écoute ! reprit la duchesse avec impatience, cettefemme a une fille, une grande et belle jeune fille…

– Il n’y a donc du bonheur que pour les méchants…

– Cette jeune fille, je vais te l’amener… Tu en feras ceque tu voudras !…

Margentine grinça des dents.

– Je la tuerai !… Je lui ferai souffrir tout ce quej’ai souffert !… Je veux que la mère en meure, quand ellesaura…

Les yeux de la duchesse d’Étampes jetèrent une sombre lueur.

– Quant à ta fille, je te promets qu’elle seraretrouvée.

– Ma fille est morte, dit-elle.

Puis, sans transition :

– Oh ! madame, vous êtes si bonne !… Une enfantde six ans, madame… bien facile à reconnaître… elle a des cheveuxblonds et des yeux d’ange…

– Tu la reverras, te dis-je !… Mais l’autre… la fillede la mauvaise femme…

– Je la tuerai ! dit Margentine d’un ton qui fitfrémir la duchesse d’Étampes.

Déjà Margentine, sans plus faire attention à sa visiteuse,s’était affaissée dans son coin et, la tête dans les deux mains,chantait à demi-voix, sur un air très gai qui paraissait d’uneinfinie tristesse, une ballade avec laquelle, jadis, elle avaitbercé son enfant…

La duchesse d’Étampes lui jeta un profond regard puis elleretrouva son escorte… Une demi-heure plus tard, elle était rentréeau Louvre sans encombre. Personne ne sut jamais rien de la visiteétrange que venait de faire la duchesse d’Étampes, hormis sasuivante, Jarnac, Saint-Trailles et Lésignan, lesquels n’ensoufflèrent mot…

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