Triboulet

Chapitre 41LA VISITE DE RAGASTENS AU GRAND PRÉVOT

En arrivant à l’hôtel, la princesse Béatrix trouva Ragastensqui, revenu du Louvre, attendait son retour avec impatience et nonsans inquiétude. La princesse, radieuse, mit son mari au courantdes recherches qu’elle avait entreprises et lui présenta la jeunefille.

Ragastens ne fit aucun reproche à sa femme et ne lui fit pasremarquer qu’elle avait commis une grosse imprudence : avecBéatrix, de pareils reproches étaient inutiles.

Il se contenta de la serrer tendrement dans ses bras en luidisant :

– Tu es plus brave, plus entreprenante que moi… Alors il setourna vers la jeune fille et lui offrit la main pour passer dansla magnifique salle à manger de l’hôtel. À table, Ragastens etBéatrix se gardèrent d’adresser à Gillette des questions quepourtant ils brûlaient de lui poser. Pour ces deux êtres sidélicats, Gillette n’était à ce moment que leur invitée qu’ilsavaient le devoir de distraire et d’intéresser. Mais Gillettecomprit ce qui se passait dans leur esprit, et, s’adressant à laprincesse :

– Madame, lui dit-elle, je me sens assez forte pour quenous parlions de choses qui vous intéressent, je crois… si, dumoins, je puis vous fournir les renseignements dont vous avezbesoin…

– Chère enfant ! M. le chevalier et moi, nous avons,en effet, grand intérêt à savoir certaines choses, ou, du moins,une chose sur laquelle vous nous répondrez ce que vous savez… Maisavant d’aborder cette question, voulez-vous nous dire comment il sefait que vous étiez aux mains de cette folle ? Vous n’avezdonc plus vos parents ?…

– J’ai encore mon père, madame…

– Et votre père ?… interrogea Béatrix.

– Mon père, madame, s’appelle M. Fleurial : c’est lebouffon du roi François Ier. À la cour, on l’a surnomméTriboulet…

Ragastens et Béatrix se regardèrent avec étonnement.

Mais déjà Gillette, reprenant, racontait en quelques motscomment elle avait projeté avec Triboulet de se sauver du Louvre,et comment une dame qu’elle ne connaissait pas avait réussi àl’entraîner.

– Vous sauver du Louvre ! s’écria Ragastens. Mais vousy étiez donc prisonnière !…

Gillette hésita avant de répondre…

– Mon enfant, dit vivement Béatrix, il y a là sans doutequelque secret qui vous chagrine à dire… Ne parlez qu’autant quecela ne vous embarrasse pas…

– J’avoue, en effet, dit Gillette en pâlissant, que celam’embarrasserait de vous expliquer pourquoi j’étais prisonnière auLouvre… Je ne songe pas sans grande terreur au malheur qui eût pume frapper !…

– Pauvre petite !… Mais s’il en est ainsi, votre pèreignore où vous êtes et ce que vous êtes devenue !

– Hélas ! madame, c’est en ce moment mon plus cruelchagrin. Mon père a pour moi une si grande affection que je redouteje ne sais quel malheur pour lui… Qu’a-t-il dû penser lorsqu’il nem’a plus trouvée !…

– Je me charge de le prévenir, dit vivement Ragastens.

– Oh ! monsieur ; mon père vous bénira…

– Dès aujourd’hui, j’irai au Louvre… Rassurez-vous.

– Oui ! Mais lui-même y est prisonnier, monsieur… Et,ajouta-t-elle, si vous parvenez à le voir, il vous dira pourquoitous les deux nous étions gardés à vue dans ce palais…

– Ne songez plus à tout cela, mon enfant… M. le chevalierde Ragastens verra votre père, et, ou je me trompe fort, iltrouvera le moyen de vous réunir l’un à l’autre…

– Si cela était possible ! fit Gillette en serrant sesmains avec force…

– Tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai ;affirma Ragastens… Et Mme la princesse vous est témoinque j’ai assez l’habitude de tenir parole.

Trop émue pour répondre, elle jeta un profond regard dereconnaissance à Béatrix, qui l’embrassa tendrement.

– Le moment est venu, dit alors la princesse qui ne s’étaitcontenue jusque-là que par un effort véritablement héroïque, devous poser une question qui nous intéresse, mon mari et moi, auplus haut degré…

Ragastens, plus calme en apparence, était non moins ému.

– Parlez, madame, s’écria Gillette ; je serais siheureuse de vous être utile !

– Eh bien, voici, dit Béatrix. Lorsque vous étiez aupouvoir de cette malheureuse folle, il vous est arrivé d’appelerquelqu’un à votre secours…

– Manfred, s’écria Gillette comme malgré elle.

– Oui ! Vous avez prononcé ce nom, dit la princesseavec agitation… Eh bien, mon enfant, nous sommes venus à Paris pourchercher quelqu’un qui porte ce nom. Ce Manfred que vous appeliez…que vous connaissez…

– Madame, balbutia Gillette, je le connais à peine…

– Et vous l’appeliez ainsi ! s’écria Ragastensétonné.

Mais au vif incarnat qui avait soudain coloré les joues deGillette, Béatrix avait entrevu la vérité. Elle fit un signe àRagastens qui s’éloigna. Alors elle attira à elle la jeune fille etmurmura :

– Parlez-moi comme à votre mère, mon enfant… Vousl’aimez ?

– Oui ! dit Gillette dans un souffle…

– Vous dites que vous le connaissez à peine ?

– Il passait parfois devant mes fenêtres…

– Mais vous lui avez parlé ? Pardonnez-moi, monenfant… Cet interrogatoire vous pèse sans doute…

– Non, madame, répondit naïvement Gillette, puisque nousparlons de lui…

Béatrix eut un sourire et demeura pensive. Gillettecontinua :

– Je n’ai parlé à Manfred qu’une seule fois dans ma vie…c’est le soir où il m’a sauvée… d’un affreux danger, madame… monpère vous dira lequel.

– Et, dites-moi, mon enfant… quel âge peut-ilavoir ?

– De vingt à vingt-cinq ans, madame…

– Encore une question… la plus grave de toutes… Ce jeunehomme… a-t-il un père, une mère ? Dans les quelques mots quevous avez échangés avec lui, a-t-il dit quoi que ce soit qui vousfasse supposer qu’il ne connaît pas ses parents ?

– Rien, madame… J’ignore tout de lui… sinon qu’il étaitbrave jusqu’à la témérité…

Béatrix appela le chevalier de Ragastens et lui fit part desrésultats de l’entretien. Ragastens, de son côté, mit la princesseau courant de l’audience qu’il avait eue le matin du roi, etannonça qu’il allait se rendre chez le grand prévôt.

Il fut résolu que Gillette demeurerait dans l’hôtel jusqu’ànouvel ordre. Et la princesse entraîna aussitôt la jeune fille pourl’installer dans la chambre qu’elle lui destinait, et aussi pourcauser du sujet qui lui tenait tant à cœur.

Quant à Ragastens, vers deux heures de l’après-midi, il monta àcheval et, suivi de Spadacape faisant fonction d’écuyer, prit lechemin de la Bastille Saint-Antoine, près de laquelle était situél’hôtel du grand prévôt.

À peine Ragastens eut-il mis pied à terre dans la cour del’hôtel et se fut-il nommé que les laquais, avec de grandesdémonstrations de respect, le conduisirent au vaste et sombrecabinet du comte de Monclar. Le chevalier se sentit froid dans ledos lorsqu’il pénétra dans ces appartements glacés d’où toute viesemblait s’être retirée, et où des valets vêtus de noir glissaientcomme des ombres silencieuses.

– C’est l’antichambre de la Bastille !murmura-t-il.

Le grand prévôt s’était avancé à sa rencontre, ce qu’il nefaisait pour personne. Il s’aperçut de l’impression sinistrequ’éprouvait Ragastens.

– Monsieur le chevalier, dit-il, excusez la tristesse quirègne dans cette maison… Les murs qui nous entourent finissent parprendre un peu de notre physionomie.

– Ce qui signifie, monsieur le comte, que vous avez quelquegrand sujet de tristesse ?

– Oui, monsieur… Mais prenez ce siège, je vous prie, etparlons de l’affaire qui vous amène à Paris. Le grand prévôt n’apas le droit d’être un homme…

Ragastens, pour la deuxième fois, frissonna. Monclar avaitprononcé ces paroles sur un ton si profondément convaincu qu’ilétait évident qu’il avait émis une vérité sinistre : cen’était pas un homme, c’était une machine à exécuter…

– Je plains les malheureux qui ont dû passer par les mainsde ce spectre ! songea Ragastens en s’asseyant.

– Monsieur le chevalier, reprit Monclar, Sa Majesté m’aordonné de me tenir à votre disposition. J’attends donc que vousm’indiquiez les décisions que vous avez dû prendre…

– Ma décision est prise, répondit Ragastens. Il me répugnefort d’entrer en contact avec ce roi d’Argot…

– Pour le service du roi ! interrompit Monclar.

– C’est possible, monsieur le comte. Mais, vous savez,j’arrive de loin. Voilà plus de vingt ans que je vis loin de laFrance. Peut-être ma pensée n’est-elle pas des plus orthodoxes.Mais il est certain que je ne pense pas tout à fait comme vous surce sujet. Tricot, chef de truands, ne m’intéresserait peut-être pasbeaucoup ; il me serait sans doute indifférent. Mais Tricot,chef de truands et trahissant les truands, m’apparaît comme unecanaille…

Monclar fit un geste qui signifiait :

– Peu importe au fond… Passons !

– Donc, reprit Ragastens, Tricot me répugne. Mais si fortqu’il me répugne et qu’il m’indigne, j’aime encore mieux avoirrecours à lui que de tirer l’épée contre des gens qui ne m’ont rienfait…

– Ainsi, dit lentement Monclar, le cas échéant, vous neseriez pas des nôtres pour forcer ce nid de brigands ?

– Hé ! monsieur ! ces brigands font leursaffaires et je fais les miennes !

– N’en parlons plus. Sa Majesté sera désolée de ne pas vouscompter parmi les défenseurs du droit et de la justice…

– On m’a assuré, dit Ragastens avec hauteur, que Sa Majesténe prisait rien tant que la droiture, même avant le droit ! Sicela est, le roi de France comprendra et approuvera monabstention…

Monclar se mordit les lèvres.

– Revenons donc à Tricot, dit-il de sa voix morne. Quanddésirez-vous que je vous mette en relations avec lui ?

– Mais le plus tôt possible…

Le grand prévôt frappa sur un timbre. Un huissier apparut, vêtude noir comme tous les domestiques de l’hôtel.

– Faites venir l’homme qui attend, dit-il.

L’huissier disparut et, quelques instants plus tard, rouvrit laporte et introduisit Tricot.

– C’est là notre homme ? demanda Ragastens.

Monclar fit un signe de tête.

Tricot s’avançait, l’échine courbée : son œil sournois sefixait sur Ragastens avec une curiosité qui eût pu paraître étrangeà celui-ci s’il eût été moins préoccupé.

– Tricot, dit Monclar, voici un seigneur étranger qui, depassage à Paris, désire visiter les curiosités de la Ville et del’Université. Il veut voir la Cour des Miracles. Te charges-tu del’introduire dans ton royaume, et réponds-tu qu’il n’arrivera riende mal à ce noble seigneur ?

Tricot s’inclina comme s’il eût voulu s’aplatir.

– Je réponds de montrer à monseigneur tout ce qu’il y ad’intéressant à voir dans la Cour des Miracles, dit-il. Et jeréponds qu’il ne lui arrivera aucun mal… à moins…

– À moins ? interrogea Monclar avec une sévérité quieût pu paraître exagérée à Ragastens.

À moins, répondit Tricot, que nous ne trouvions sur notrepassage deux bandits… deux vrais bandits…

– Bah ! fit Monclar. Y a-t-il donc quelqu’un à la Courdes Miracles qui échappe à ton autorité, maître Tricot ?

– Oui, monseigneur, ces deux-là, justement !

– Et qu’ont-ils donc de si terrible ?

– Monseigneur, ce sont deux indomptables truands.Monseigneur me rendra cette justice : depuis que j’ail’honneur de lui appartenir, j’ai fait pas mal de conversions. Lesplus pervers de ces gens ont écouté mes conseils. Seuls les deuxdont je vous parle sont demeurés inaccessibles à tout bonsentiment…

Tricot continua :

– Ces deux misérables ne cessent d’organiser des crimes quemalheureusement leur incontestable courage leur permet d’accomplir.Je puis certifier à monseigneur que pas un bourgeois n’a étéattaqué et dévalisé depuis deux mois, que pas une maison n’a étéattaquée la nuit sans que ces eux coquins y soient pour quelquechose…

– Oui, je sais, affirma Monclar. Mes renseignements sontprécis à cet égard.

– Donc, reprit Tricot, je réponds de tout, si nous nerencontrons ni Lanthenay…

– Lanthenay ? interrogea Ragastens.

– Oui, dit froidement Monclar, c’est l’un de cesredoutables truands dont Tricot vient de nous faire un portraitplutôt atténué…

– Si nous ne rencontrons ni Lanthenay, acheva Tricot, niManfred…

– Manfred ! exclama sourdement Ragastens.

– Qu’avez-vous, monsieur le chevalier ? fit Monclaravec intérêt. Vous pâlissez…

– Nullement ! dit Ragastens. Continuez, mon brave,vous m’intéressez… Vous disiez que ce Manfred…

– Ce Manfred, monseigneur, est le plus fieffé coquin que laterre ait porté, ou du moins que la Cour des Miracles ait jamaisvu. Tenez, monsieur, je l’ai vu poignarder sous mes yeux une pauvrefemme qui ne lui remettait pas assez vite la somme qu’il réclamait.Mais il a fait pis encore !

Ici, Tricot s’arrêta un instant.

– Poursuivez, ordonna Monclar. Vous voyez bien que ce nobleétranger s’intéresse à ce que vous dites…

Ragastens fit un signe d’assentiment, et Tricotreprit :

– Je ne suis moi-même qu’un gueux, et, bien que je merepente amèrement du mal que j’ai pu faire, je sais bien que je nevaux pas grand’chose… Mais je jure que jamais je n’eusse fait ceque j’ai vu faire à Manfred !

– Qu’est-ce donc ? demanda Monclar.

– Monseigneur, je ne vous l’ai jamais raconté, parce que lachose est par trop horrible. Mais il faut bien tout de même que jedise la vérité… Eh bien ! Manfred est l’assassin de samère !

Ragastens se leva tout droit.

Ce mot « sa mère » lui portait un coup terrible.

– Ah ! monseigneur, se hâta de poursuivre Tricot, lachose vous indigne, n’est-ce pas ?

– Allez toujours ! dit Ragastens en reprenant saplace.

– Voici comment la chose s’est faite. Un jour, il y a deuxans, Manfred vint trouver son père… Il lui réclama une somme que levieillard cachait et où il puisait lentement pour ses pauvresbesoins journaliers… Le bonhomme résista… Manfred saisit un bâtonet commença à rouer de coups l’infortuné vieillard.

– Son père !

– Oui ! son père ! répéta Tricot. Alors la mèrevoulut s’interposer. Manfred, au comble de la fureur, sortit sonpoignard et frappa la pauvre femme…

– Sa mère !

– Oui, monseigneur, sa mère ! Ce fut juste à ce momentque j’arrivai, trop tard, malheureusement. L’infortunée mourut uneheure plus tard. Quant au père de Manfred, il mourut de chagrinmoins de trois mois après sa femme. N’est-ce pas que c’esthorrible, monseigneur ?

– Horrible, en effet, dit Ragastens. Mais, dites-moi,êtes-vous bien sûr que cet homme et cette femme étaient bien lepère et la mère de… ce Manfred ?

– Pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? demanda Monclaren regardant fixement Ragastens.

– Ce forfait me paraît tellement hors nature…

– Ah ! monsieur le chevalier, s’écria ironiquement legrand prévôt, on voit bien que vous connaissez mal ces pauvres genscontre lesquels vous hésitez à tirer l’épée ! Ils sontcapables des pires crimes et l’exemple que vient de vous citerTricot n’est pas unique en son genre…

Tricot approuva de la tête et continua :

– Je puis affirmer de la façon la plus formelle que laPierrotte était bien la mère de Manfred.

– La Pierrotte ?

– Oui… la femme de Pierrot le sabotier… celle que Manfred aassassinée… Mais, ajouta Tricot avec un hideux sourire, je ne suispas tout à fait sûr que Pierrot fût le père… ou du moins l’uniquepère… On disait que la Pierrotte avait été assez jolie dans sontemps…

– C’est bien, maître Tricot, interrompit Monclar, nousn’avons pas besoin de détails… Monsieur le chevalier, voulez-vousdonner vos ordres à cet homme ?

– C’est inutile, dit Ragastens en se levant.

– Que dites-vous ?

– Que je renonce à visiter la Cour des Miracles.

– Monseigneur, s’écria Tricot, je suis désolé… j’aipeut-être exagéré un peu la puissance de Lanthenay et de Manfred…Je les tiendrai en respect… n’ayez pas peur…

– Misérable drôle ! murmura le chevalier.

– C’est que j’y perds, moi ! larmoya Tricot. Jecomptais sur la générosité de monsieur le chevalier qui n’eut pasmanqué de récompenser mon zèle…

Tricot tendit la main et fixa sur Ragastens un œil effronté.

– Une récompense de coups de fouet ! pensa lechevalier.

Et se tournant vers le grand prévôt :

– Monsieur le comte, ne trouvez-vous pas que ce drôle abusede la permission que vous lui avez donnée de respirer le même airque vous ?

Monclar fit un geste et Tricot s’enfuit en donnant toutes lesmarques d’une soumission épouvantée.

Mais, avant de disparaître, il jeta un dernier regard sur lechevalier, et ce regard était chargé de haine.

– Ah ! tu m’as humilié ! gronda-t-il ;ah ! tu viens chercher ton fils à la Cour des Miracles et tucommences par bafouer le roi d’Argot ! ah ! tu es le pèrede ce Manfred que j’exècre… Eh bien, tu vas voir ce qu’il en coûtede s’attirer la haine du drôle que je suis !

– Ouf ! je n’y tenais plus ! s’écria Ragastens.Quelle sinistre figure de bandit ! Comment pouvez-vousemployer de pareils coquins, monsieur le comte !

– Le grand prévôt doit tout savoir, et, pour cela, tous lesmoyens sont bons… Mais revenons à vous, monsieur le chevalier…Est-ce que les récits de Tricot, que je sais d’ailleurs trèsvéridiques, vous ont fait changer d’avis ?

– Mais oui, je l’avoue ! dit Ragastens. Je vaisréfléchir à nouveau, et j’aurai l’honneur de venir, d’ici quelquesjours, vous communiquer le résultat de mes réflexions.

– Je suis entièrement à votre service, dit Monclar avecempressement. À propos, monsieur le chevalier, où êtes-vousdescendu ? Vous comprenez, si j’apprends du nouveau en ce quiconcerne votre fils Louis… c’est bien Louis, n’est-cepas ?

– C’est bien là le nom que nous lui avions donné, ditRagastens, que le ton du grand prévôt fit tressaillir.

– Eh bien, donc, si j’apprends du nouveau, il faut que jepuisse vous faire prévenir à toute heure…

– Excellente idée ! J’ai loué pour trois mois un hôteldans la rue des Canettes, non loin de Notre-Dame.

– Mais je connais cette maison, dit Monclar avecéton-nement ; c’est un logis seigneurial qui appartient auxMontmorency, je crois…

– En effet, dit simplement Ragastens. L’endroit estfastueux, j’en conviens, mais c’est encore une pauvre demeure pourMme de Ragastens, habituée aux vastes et somptueuxpalais de l’Italie…

Le grand prévôt s’inclina sans répondre.

– Adieu donc, monsieur le comte, reprit Ragastens avecbonhomie, et attendez-vous à ma visite d’ici peu…

Le grand prévôt s’inclina sans répondre. Ragastens se hâta demonter à cheval et prit la direction de son hôtel.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis son départ que legrand prévôt, à son tour, montait dans son carrosse et donnaitl’ordre à son cocher de toucher au Louvre.

Au moment où la portière du carrosse se refermait, Tricot, quis’était tenu dissimulé jusque-là dans une écurie, s’approcha,l’échine courbée.

– Ai-je bien dit tout ce qu’il fallait dire,monseigneur ? demanda-t-il à voix basse.

– Oui, tu as bonne mémoire, et tu n’as rien oublié. Passece soir chez mon intendant et fais-toi compter dix écus d’or ;on sera prévenu et ta demande sera accueillie. Seulement, tupartageras avec Tite… Il est juste que le zèle de ce garçon soitrécompensé.

– Monseigneur, dit Tricot, je toucherai les dix écus et lesremettrai au Napolitain sans en distraire un denier.

– Qu’est-ce à dire, mon drôle ? Trouverais-tu la sommeinsuffisante ?

– La somme est magnifique, dit avec un sourire ironique leroi de Thune, mais je ferai humblement observer à monseigneur quesi j’avais voulu de l’argent, beaucoup d’argent, ce n’est pas auservice du grand prévôt et du roi que je l’eusse cherché…

– C’est juste ! Les truands rançonnent Paris ;les massiers de la Cour des Miracles rançonnent les truands, et toitu rançonnes les massiers…

– De cette façon, chacun y trouve son compte,monseigneur !

– Eh bien, que veux-tu donc ?

– Monseigneur m’a promis qu’en récompense de mes servicesj’assisterais à l’exécution de Manfred et de Lanthenay, le jourprochain où ils rendront au diable leur âme infernale. J’osedemander plus et mieux, monseigneur.

– Parle !

– Je demande, ce jour-là, à remplacer le bourreau…

Monclar n’eut pas un frémissement. Il se contenta de jeter surTricot un coup d’œil curieux. Une aussi effroyable haine luisemblait un cas digne d’être noté.

– Nous verrons, répondit-il.

– Monseigneur, vie pour vie ! Je vous donne lamienne ; donnez-moi celle de ces deux hommes… ou sinon…

Monclar réfléchit un instant, la tête baissée.

Quand il releva les yeux sur Tricot, il lut sur le visage dutruand une si intense anxiété de haine que, cette fois, il ne puts’empêcher de frissonner.

– Eh bien, dit-il de sa voix de sépulcre, c’estentendu !

– Merci, monseigneur ! dit Tricot en s’inclinant.

Sur un signe de Monclar, le carrosse partit grand train, etmoins d’un quart d’heure plus tard, le grand prévôt entrait dans lecabinet de François Ier.

– Quelles nouvelles ? demanda le roi avec anxiété.Êtes-vous sur une bonne piste ?

– Hélas ! sire, pas encore !… Je n’ai aucune idéede ce qu’a pu devenir Mme la duchesse deFontainebleau…

Le roi poussa un soupir.

– Avez-vous interrogé la vieille Saint-Albans ?

– Oui, sire, dit Monclar.

Et quelque chose comme un sourire livide apparut sur ses lèvresblêmes. Il ajouta :

– C’est en effet de ce côté que se trouve lavérité !

– Eh bien ?

– Eh bien, sire, il faut que la Saint-Albans ait agi pourquelque personnage réellement puissant… car elle est muette commela tombe.

– Par Notre-Dame ! gronda le roi, pensez-vousréellement que quelqu’un, à la cour, ait un intérêt à fairedisparaître Gillette ?

– Je ne pense rien, sire. Je dis seulement que laSaint-Albans est muette… elle qui est si bavarde…

– Eh bien, monsieur, dit tout à coup le roi, que fait-onaux gens qui ne veulent pas parler, alors qu’ils ont quelque choseà dire ? On les…

François Ier s’arrêta, hésitant encore.

– Sire, dit froidement Monclar, les gens qui refusent deparler, on les met sur le chevalet de torture. Est-ce cela queVotre Majesté a voulu me dire ?

– Pourquoi cette vieille folle s’obstine-t-elle ?

– Il suffit, sire ! Demain, la Saint-Albansparlera…

– Faites comme vous l’entendrez, Monclar ! Mais je neveux pas de cabales autour de moi. Jour de Dieu ! malheur àcelui ou à celle qui a osé se jouer de moi à ce point…

– Mme la duchesse d’Étampes est perdue !songea Monclar qui s’inclina devant le roi.

– Allez, Monclar, reprit François Ier, ethâtez-vous de terminer cette affaire.

– Sire, je ferai au mieux des intérêts de Votre Majesté.Mais, en venant au Louvre, c’est d’une autre affaire que jecomptais entretenir le roi… L’affaire de la Cour desMiracles !

Le roi fit un geste d’ennui.

– Tenez, Monclar, dit-il avec cet air de bonhomie qu’ilprenait parfois, tenez-vous beaucoup à exterminer lestruands ?

– Je n’y tiens pas du tout, sire, dit le grand prévôt avecune froideur glaciale. Je tiens à ce que la Majesté sacrée de monroi ne soit pas impunément bafouée…

– Allons, Monclar ! Avouez que vous prêchez un peupour votre saint. Vous en voulez énormément aux argotiers que voussoupçonnez d’avoir tué votre fils. C’est d’un bon sentiment,parbleu !… Mais, en somme, êtes-vous bien sûr que les truandssoient coupables de cet horrible crime ?…

Monclar garda le silence. Le roi continua :

– Songez au coup terrible que vous porteriez à la majestéroyale que vous prétendez défendre, si vous ne réussissiezpas ! Les truands sont nombreux, bien armés… Et puis, la Courdes Miracles nous rend des services. Le bourgeois et le manant ontpeur ; et, ayant peur, ils cherchent notre protection. Quisait si le jour où ils n’auraient plus peur du truand, le bourgeoiset le manant ne commenceraient pas à avoir moins peur duroi ?

– Votre Majesté raisonne en profond politique, ditMonclar.

– Ainsi, vous m’approuvez ? fit vivement le roi.

– Moi, sire ? Ai-je le droit d’approuver ou dedésapprouver Votre Majesté ? Je demande des ordres, et je lesexécute, voilà tout ! Que suis-je, moi ? Une machine.Votre Majesté m’ordonne de laisser en paix le truand Manfred quiest venu l’insulter en plein Louvre…

– Monclar !

– Le truand Manfred, qui est peut-être celui que nouscherchons… l’homme qui a enlevé ou fait enlever la duchesse deFontainebleau…

– Jour de Dieu ! si cela était…

– Votre Majesté m’ordonne de ne pas toucher à cet hommequi, dans trois jours, aura quitté Paris avec son père…

– Que dites-vous ? Expliquez-vous !

– Sire, c’est bien simple. Je dois d’abord dire à VotreMajesté que j’ai reçu la visite de M. de Ragastens…

– En quoi le chevalier est-il mêlé à tout ceci ?

– En ceci : que M. le chevalier de Ragastens est venuà Paris pour visiter la Cour des Miracles, et que je lui ai demandés’il ne consentirait pas à nous aider de son épée en cas debataille avec les truands… M. le chevalier a nettement refusé. Sonépée n’est pas à votre service, sire.

François Ier fronça les sourcils.

– C’est bien, dit-il. Ceci m’indique l’attitude que je doisavoir désormais vis-à-vis de cet aventurier.

– M. le chevalier de Ragastens est encore mêlé à tout cela,sire, en ce sens qu’il cherche son enfant… un fils qu’on lui avolé… et que j’ai trouvé ce fils, moi !

– Qui est-ce ?

– Le truand Manfred, sire !

– Vous êtes sûr ? s’écria le roi, bondissant.

– Aussi sûr que le chevalier de Ragastens ne va pas tarderà trouver son fils ; aussi sûr qu’il va l’emmener aveclui ; aussi sûr que le truand Manfred sera impunément venuvous braver dans votre Louvre !

– Assez, Monclar ! Quand voulez-vous marcher contre laCour des Miracles ?

– Je vois que Votre Majesté revient aux véritablessentiments de force et de fierté qui conviennent à un roi… Toutesnos dispositions sont prises. Le coup de main réussirainfailliblement. Je réponds de tout.

– Bien ! La date ?

– Sire, je vous la dirai demain !

Là-dessus, Monclar prit congé du roi et regagna son hôtel entoute hâte.

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