Triboulet

Chapitre 24LA PETITE DUCHESSE

Huit jours s’étaient écoulés depuis la nuit de fête que signalala mémorable invasion du Louvre par les truands de la Cour desMiracles. Huit jours ! Et Triboulet n’avait pas été jeté en uncachot de Conciergerie ou de Bastille, Triboulet était encore auLouvre !

Que s’était-il passé dans l’esprit de FrançoisIer ?

Cette âme primitive et fruste de batailleur avait-elle ététouchée d’un beau mouvement de générosité ?

Peut-être n’a-t-on pas oublié la scène où Gillette, s’avançantvers Triboulet éperdu, avait pris la main du bouffon, et devanttoute la cour assemblée, s’était écriée :

– Voici mon père !

– Qu’on emporte ce drôle ! avait riposté FrançoisIer.

Gillette n’avait pas fait un geste pour s’opposer àl’arrestation de celui qu’elle considérait comme son vrai père…

Le lendemain, François Ier fit venir M. deMontgomery, son nouveau capitaine des gardes.

M. de Bervieux, chargé d’arrêter son propre fils, coupable den’avoir pu arrêter à la porte le flot des truands, avait préféré sesuicider. Car un pareil procès ne pouvait se terminer que par unecondamnation à mort, ou tout au moins une détentionperpétuelle…

Quant à Bervieux le fils, au moment où on voulut l’arrêter, ilavait disparu. On le chercha en vain.

Peut-être aurons-nous l’occasion de retrouver ce jeune hommequi, la tête perdue, le cœur ulcéré par la nouvelle de la mort deson père, avait pris la fuite en roulant dans sa tête des projetsde vengeance.

Donc, le roi fit venir M. de Montgomery et commença par luiposer cette question :

– Monsieur, vous êtes désormais le capitaine de mes gardes.Qu’auriez-vous fait, aux lieu et place de Bervieux ?

– Sire, je n’eusse pas hésité. Il n’y a plus de famillequand le roi commande. J’eusse arrêté mon fils !

Le roi garda le silence, et le pli dédaigneux de son sourireinquiéta le courtisan.

– M. de Bervieux, reprit François Ier, a agi envrai chevalier. Son courage, en cette occasion, est un trait dignede Plutarque…

– Sire ! balbutia Montgomery.

– Placé dans l’alternative ou de me désobéir ou de conduireson fils à l’échafaud, il s’est tué… C’est d’un grand cœur…

Montgomery, atterré, baissa la tête.

– Mais vous, monsieur, acheva le roi, vous êtes plusmagnanime encore. Vous eussiez arrêté votre enfant. Votre parole detout à l’heure est une vraie parole de capitaine… Quand le roicommande, il n’y a plus de famille ! C’est fort bien,monsieur.

– Sire ! fit Montgomery qui rayonna de plaisir, mondévouement au roi est ma seule raison d’être…

– Je compte sur ce dévouement, monsieur de Montgomery. Vousêtes un bon soldat et je suis content de vous.

– Sire, l’obéissance absolue est notre premier devoir, ànous autres.

– Vous doublerez le nombre des gardes à toutes les portesdu palais. Vous remplacerez partout les hallebardiers par desarquebusiers, et à la première tentative de rébellion, feu,monsieur, feu sans pitié !…

– Soyez tranquille, sire. Je réponds de la sécurité de SaMajesté… J’ai fait placer déjà deux canons dans la grande cour, et,par la porte ouverte, le peuple ébahi voit leurs gueules chargées.Cela fait un très bon effet…

– Je vois que je puis compter sur vous, monsieur !Allez, monsieur… votre vigilance sera récompensée.

Montgomery s’inclina très bas.

– À propos, fit le roi au moment où le capitaine des gardesallait se retirer, vous prendrez Triboulet, mon bouffon, et leferez conduire à la Conciergerie…

À ce moment, la tenture de la porte se souleva et Gilletteapparut. Le roi, qui était assis, s’était levé avec empressement.Il avait pris Gillette par la main et l’avait conduite à un siège,en déployant ces manières de galanterie qui ne le quittaient jamaisdès qu’il se trouvait en présence d’une femme.

– Gillette ! murmura-t-il avec ardeur. Vous venez metrouver de votre plein gré… C’est un moment de bien douce joie pourmon cœur de père.

Il appuya sur le mot père. Et peut-être était-ilsincère.

Mais dans cette voix qui lui parlait à l’oreille, Gillettereconnut, ou crut reconnaître, le son même de la voix du ravisseur,alors qu’elle se débattait dans sa petite maison du Trahoir.

Elle refusa de s’asseoir et eut un mouvement de recul effrayé.Dépité, le roi s’assit dans le grand fauteuil qui lui étaitfamilier et la considéra silencieusement.

– Sire, dit alors Gillette, ce n’est pas sans de grandsdébats avec moi-même que je hasarde cette démarche…

– Qu’elle est belle ! songeait FrançoisIer, dont le visage s’empourprait… Et c’est mafille !… Ah ! pourquoi la folle a-t-elle parlé ?Est-ce bien sûr, après tout ?…

Et cette idée soudaine, foudroyante, que Gillette n’étaitpeut-être pas sa fille, fit battre violemment son cœur et mitune flamme insensée dans ses yeux.

– Parlez, Gillette, dit-il.

– Sire, dit-elle, je viens vous demander la grâce de monpère !…

– La grâce du bouffon ! La grâce de Triboulet !Jamais ! Tout ce que vous voudrez, Gillette, hormiscela !

– Sire… cette nuit, j’ai tremblé lorsque je vous ai entendudonner l’ordre d’arrêter mon père…

– Toujours ce nom dans votre bouche, Gillette ! fitdurement François Ier. Prenez garde qu’il ne portemalheur au bouffon ! Vous m’insultez, Gillette, en appelantainsi ce misérable objet de dérision, devant moi… votrepère !… Souvenez-vous que vous êtes la duchesse deFontainebleau, fille du roi de France !

Ces paroles torturaient le cœur de la pauvre petite. Mais lecourage de cette enfant était extraordinaire.

– Sire, ce bouffon a eu pitié de moi, continua-t-elle avecune morne amertume. Je ne suis point fille de roi, et point ne veuxl’être. Celui que vous appelez un objet de dérision, sans craindrede me broyer le cœur, je l’appellerai mon père tant qu’il merestera un souffle de vie !…

– Que voulez-vous donc ?… Parlez !…

– Tout à l’heure, en entrant ici, je vous ai entenduordonner qu’il fût traîné à la Conciergerie… Sire, je vous suppliede révoquer cet ordre barbare… Que vous a fait ce pauvre homme sibon, si humble et si grand dans son humilité ?… Il n’a commisd’autre crime que de me rencontrer un jour toute seule, abandonnéede tous… et même de ceux qui m’avaient donné le jour… et dem’abriter de son affection, de me réconforter… de me sauver despires misères… Voilà son crime, sire !… Et puisque vousinvoquez aujourd’hui une paternité si longtemps oubliée, nedevriez-vous pas aimer Fleurial pour m’avoir tant aimée ?…

Le roi sentait se déchaîner en lui l’orage de l’amour.

– Oh !… Si Margentine pouvait avoir menti !… SiGillette pouvait n’être pas ma fille !…

Et déjà, il comprenait confusément que l’inceste l’épouvantaitmoins… qu’il glissait aux subtilités de conscience qui luipermettraient d’assouvir sa passion triomphante…

Il se leva et saisit la main de la jeune fille.

– Enfant, murmura-t-il d’une voix trouble, ne comprends-tupas que je déteste ce bouffon parce que tu l’aimes !… Moi, leroi de France, j’en suis réduit à être jaloux de mon Fou !…J’envie sa marotte et ses grelots, puisque tu les as regardés avecdouceur… tandis que tu me réserves toute la sévérité de tonregard !… Je suis jaloux, Gillette… Jaloux ! Comprends-tucela ?…

Il s’oubliait maintenant, la tête perdue. Il oubliait ce décorumroyal, ces apparences de galanterie et ces manières de preuxchevalier dont il aimait à se parer…

– Jaloux de Triboulet ! gronda-t-il, tandis queGillette épouvantée essayait vainement de se dégager. Et si cen’était que celui-là encore !… Mais il y a l’autre !…L’autre !… un truand, un gueux, un misérable insolent,celui-là, tu l’aimes aussi ! Et cela me torture !Ah ! quelles sont donc tes pensées pour que tu en arrives àchoisir un Triboulet pour père et un Manfred pour amant ! Tul’as dit, tu ne peux être une fille de roi !…

– Ah ! Vous me faites mal ! cria Gillette dont lepoignet, en effet, était meurtri par l’étreinte du roi…

Il n’entendit pas et continua, enflammé, délirant :

– Mais je t’aime ainsi !… Quel sortilège m’as-tujeté !… Ô Gillette, j’aime jusqu’au mépris que je lis dans teschers yeux !… J’aime l’horreur même que tu me témoignes en cemoment ! Je t’aime ! Je veux que tu m’aimes !

– C’est abominable ! C’est monstrueux !

– Oui ! Vois comme il faut que je t’aime pourconsentir à passer pour un monstre à tes yeux…

– Oh ! mais vous êtes lâche !… À moi !… Àmoi !…

– Je veux que tu m’aimes ! À ce prix, la grâce deManfred, Gillette ! À ce prix, la grâce deTriboulet !…

– Au prix de ma vie, sire, mais non au prix de mondéshonneur ! cria Gillette.

Et, d’un effort désespéré, elle se dégagea, bondit en arrière,et l’instant d’après, le roi la vit acculée à la fenêtre,frémissante, un poignard à la main.

– Qu’ai-je fait ! murmura-t-il.

– Ce que vous avez fait, sire ! Vous avez creusé entrevous et moi un abîme que rien ne saura combler…

– Gillette !…

– Sire, je suis venue en suppliante vous demander la grâcede mon père…

– Jamais ! gronda le roi chez qui le délire de lafureur remplaçait maintenant le délire de la passion…

– Cette grâce, je l’exige ! dit Gillette d’une voix siimpérieuse que le roi s’arrêta net, interdit, songeant avec unesorte de farouche orgueil :

– Fille de roi !…

– Sire ! continuait Gillette exaltée, faites venirvotre capitaine et révoquez l’ordre que vous avez donné tout àl’heure, ou, j’en jure mon affection filiale, je me tue à vospieds !…

Le roi regarda Gillette. Il la vit décidée !… Avec cetteprodigieuse duplicité de physionomie qui rendait insaisissable sapensée, il prit soudain un air enjoué et s’écriagaiement :

– Jour de Dieu, ma chère duchesse !… Il n’est pasbesoin de tant de paroles ni de si terribles gestes… Vos désirssont des ordres pour moi… Est-ce qu’un père peut résister auxprières de son enfant ?…

– Monsieur de Montgomery !… cria-t-il.

Bassignac apparut, fit un signe, puis s’éclipsa, tandis queGillette et le roi se regardaient étrangement.

– Remettez cette dague en sa place, dit gravement FrançoisIer. Vous avez ma parole, Gillette !…

Au même moment, le capitaine des gardes entra.

– Monsieur de Montgomery, dit le roi, où estTriboulet ?…

– Dans la cour, sire, entre huit gardes qui vont leconduire à la Conciergerie, selon les ordres de Votre Majesté…

– Mme la duchesse de Fontainebleau fait à cedrôle l’honneur de s’intéresser à lui… Pour cette fois, il en seraquitte pour la peur… Triboulet est libre, monsieur.Allez !

– Appelez Mme de Saint-Albans, continua le roi.

La première dame d’honneur de la duchesse de Fontainebleau fitson entrée, toute tremblante des suites de ce qu’elle appelait lecoup de tête de la petite duchesse.

– Madame de Saint-Albans, reconduisez la duchesse à sonappartement, et, ajouta le roi d’une voix significative, veillezbien sur elle… Je crois que sa santé a fort besoin d’êtresurveillée de près.

Puis le roi tendit son poing à Gillette qui y appuya deux doigtset la reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, où il lui baisala main en disant :

– Adieu, duchesse… Je serai toujours heureux de satisfairevos désirs.

– Adieu, sire ! dit Gillette d’une voix profonde.

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