Triboulet

Chapitre 55APPARITION

Après le départ de François Ier et de ses trois compagnons,Ragastens était rentré dans la maison.

– Il faut que nous partions d’ici à l’instant même, dit-ilà Spadacape ; dans une demi-heure, il y aura cinquante gardespour cerner la maison.

– C’est mon avis, monseigneur, dit froidement Spadacape,mais où aller ?

– Oui !… Où aller ?…

L’hôtel que le chevalier avait loué était surveillé, il en avaiteu la preuve. Il ne connaissait personne à Paris à qui il pûtdemander l’hospitalité.

Ils se trouvaient dans le couloir qui aboutissait à la pièce oùétait entré François Ier. Au milieu de ce couloircommençait l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

– Je sais bien, reprit Ragastens, qu’il est désagréable etpeu sûr d’aller loger à l’auberge, mais tout vaut mieux que dedemeurer ici.

– Il faut pourtant y rester, dit tout à coup une voix.Ragastens et Spadacape tressaillirent et levèrent les yeux en mêmetemps vers le haut de l’escalier d’où la voix était partie. Ilsaperçurent alors un jeune cavalier enveloppé d’un manteau et levisage caché par un loup de velours noir. Il se tenait debout surla marche la plus élevée.

– Qui êtes-vous ? fit Ragastens d’un ton menaçant.Parlez sur l’heure. Il y va de votre vie !

En même temps, il retint Spadacape qui allait s’élancer dansl’escalier.

– Je tiens peu à la vie, dit le mystérieux cavalier, etpourtant ma tâche n’est pas entièrement terminée. J’ai encorequelque chose à faire, ou quelque chose à voir avant de mourir.Mais je ne suis pas votre ennemi… et même, depuis quelquesinstants, je suis votre ami…

En parlant ainsi, le cavalier laissa tomber son manteau etretira son masque.

– Chevalier, dit-il, ne me reconnaissez-vous pas ?

– Vous, madame ! fit Ragastens stupéfait enreconnaissant la dame à qui il avait loué la maison.

C’était en effet Madeleine Ferron. Elle descendit.

– Tout s’explique, n’est-ce pas ? fit-elle avec unsourire.

– Pardon, madame… ce qui ne s’explique pas, c’est que voussoyez dans cette maison sans que personne vous ait vue entrer.

– J’ai une double clef de toutes les portes, dit-elletranquillement. Je m’étais juré de ne plus revenir ici, et je croisvous l’avoir dit ; mais, la nuit dernière, il s’est passé unévénement grave après lequel j’ai voulu voir si quelque chose queje supposais ne se produirait pas dans cette maison… Ne cherchezpas à comprendre… Je suis donc venue à quatre heures de la nuit…j’ai assez l’habitude de ne faire du bruit que lorsque je le veuxbien… J’ai pu gagner une des chambres d’en haut sans vousoccasionner le moindre dérangement… et me voilà !

– Madame, dit alors Ragastens, les moments sontprécieux…

– Oui, je suis intervenue au moment où vous parliez de vousréfugier en une auberge quelconque… Mauvais moyen ! Vous n’yserez pas depuis douze heures que le grand prévôt connaîtra votreretraite…

– Vous avez donc mieux à me proposer ?

– Oui ; venez !

Ragastens suivit sans hésitation l’étrange femme.

Elle ouvrit une porte et descendit un escalier qui conduisaitaux caves. Spadacape éclairait au moyen du flambeau que lechevalier avait pris pour escorter le roi.

Madeleine Ferron atteignit un assez large caveau et s’arrêta.Des futailles étaient rangées contre le mur.

Dans les coins, des bouteilles en bon ordre, maintenues par deslattes.

– Mais, dit Ragastens, il est certain que cette caven’échappera pas à la visite qui va être faite.

Madeleine sourit.

Elle alla à l’une des futailles, et appuya fortement sur labonde. On entendit le léger déclic d’un ressort ; le fond dela futaille s’ouvrit comme une porte, et l’intérieur apparut commeun couloir circulaire, comme un boyau où il fallait entrer en secourbant.

Madeleine s’y engagea et parvint, suivie de Ragastens et deSpadacape, à un deuxième caveau dont il était impossible desoupçonner l’existence.

Ce caveau, assez spacieux d’ailleurs, était parqueté et aménagécomme une chambre très confortable. Il y avait un lit, desfauteuils, une table, des flambeaux. L’air y était renouvelé parune cheminée d’appel qui allait se perdre au toit de la maison.

– Croyez-vous qu’on viendra vous chercher ici ?demanda Madeleine en souriant.

– Vous avez raison, madame, et je rends mille grâces à mabienfaitrice inconnue. Nous serons ici en parfaite sûreté.

– J’ai fait construire et aménager ce caveau, et j’aimoi-même imaginé la futaille à ressort.

– Je n’aurais garde de vous questionner, madame ;cependant, je vous avoue que tout ce que vous me dites excite auplus haut point ma curiosité…

– C’est bien simple, cette maison m’a été donnée par…quelqu’un qui me fut bien cher…

– Et c’est contre ce quelqu’un que vous aviez imaginé depareilles précautions ?

– Non ! contre un autre… qui avait peut-être desdroits sur moi, et dont j’eus à me défier du jour même où la maisonme fut donnée…

Ragastens s’inclina, comprenant à peu près qu’il y avait unesombre intrigue d’amour et de haine sous les réticences de sonhôtesse.

Madeleine avait baissé la tête, comme absorbée en de péniblesréflexions. Mais bientôt elle la releva et ajouta :

– Je ne pensais pas alors que ce refuge dût un jour avoirune pareille utilité ; quoi qu’il en soit, je suis heureuse devous l’offrir. Seulement, ajouta-t-elle, je serai obligée de vousdemander l’hospitalité pour tout le temps que durera la visiteredoutée…

– Nous sommes ici chez vous, madame, dit Ragastens, etc’est nous qui acceptons votre hospitalité, loin de vous ladonner.

Cela dit, Ragastens, fit signe à Spadacape de demeurer auprès del’inconnue pour lui tenir compagnie, et sortit du caveau. Dixminutes plus tard, il reparut, accompagné cette fois de Béatrix etde Gillette.

Béatrix s’avança vers Madeleine.

– Madame, dit-elle de cette voix musicale qui la faisait siséduisante, le chevalier, mon mari, m’a dit quelle immenseobligation nous vous devons. Voulez-vous que je sois votre amie etme permettre de vous embrasser ?

À ces mots, l’inconnue devint très pâle et se recula avec,eût-on dit, un geste de terreur.

– Pardonnez-moi, madame, dit enfin Madeleine d’une voixoppressée ; je ne suis pas digne de l’amitié que vousm’offrez… Non… je n’en suis pas digne… Ne m’interrogez pas, je vousen supplie… Considérez-moi comme votre humble servante… Mais,soyez-en sûre, je n’oublierai jamais la douceur de votre voix…jamais !

– Pauvre femme ! murmura Béatrix. Comme elle a dûsouffrir !

Madeleine n’entendit pas ces mots. Elle était occupée à fermerl’entrée du boyau, opération bien simple d’ailleurs, et quis’exécutait en poussant un ressort à l’intérieur de la futaille. Leressort de la bonde ouvrait. Celui de l’intérieur fermait.

Elle revint alors dans la chambre, ou plutôt dans le caveau, ets’assit à l’écart, le visage caché dans son manteau, comme pourbien s’isoler.

Les autres personnages rassemblés là gardaient également lesilence. Gillette était pâle, mais ferme.

Ragastens s’assurait à tout hasard du bon fonctionnement de deuxpistolets que Spadacape avait descendus, et les armait. On attenditainsi vingt minutes.

– Les voici ! fit tout à coup Madeleine Ferron. Il estnécessaire qu’aucun de nous ne bouge ni ne parle. Éteignez leflambeau. Il suffirait d’un filet de lumière pour dénoncer cerefuge. Ragastens éteignit le flambeau de cire.

L’obscurité fut opaque.

Posté devant le boyau, l’épée à la main, le pistolet à saportée, Ragastens attendait… Le bruit de la porte qu’on défonçait,la rumeur des pas qui envahissaient la maison lui apprirent tour àtour ce qui se passait.

Puis, des voix se rapprochèrent. On descendait dans la cave… Cefurent trois secondes d’anxiété terrible pendant lesquelles Béatrixet Gillette se tinrent par les mains…

Puis, peu à peu, les bruits diminuèrent d’intensité.

La cave fut évacuée.

– Nous sommes sauvés, dit tranquillement Madeleine.

En effet, la rumeur qui continua quelques minutes encore dansles autres parties de la maison s’éteignit à son tour, et bientôtun grand silence apprit à Ragastens que les gens du roi étaientpartis.

– Ne bougez pas, dit Madeleine Ferron.

Elle se glissa au dehors, remonta l’escalier de la cave etparcourut rapidement la maison ; par les fenêtres, elleinspecta les environs. Alors, elle revint.

– Plus personne, dit-elle avec une gaieté fiévreuse.Suivez-moi maintenant. Vous ne pensez pas, j’espère, à rester danscette maison ? Croyez-moi, celui qui est venu ce soir a contrevous dès maintenant une haine qui se traduira par quelque terriblevengeance…

– Vous voulez parler du roi ? fit Ragastensétonné.

– Oui, dit-elle en s’efforçant de garder toute la fermetéde sa voix, je parle du roi…

– Mais cette maison n’est-elle pas maintenant l’abri leplus sûr, puisqu’on suppose que je n’y suis plus ?

– Oui, on suppose que vous n’y êtes plus, mais on supposequ’une autre personne y sera tôt ou tard, et cette personne, onviendra encore ici dans l’espoir de la trouver… Dès demain,peut-être, le roi reviendra.

– Madame, je vous écoute sans vous comprendre ; maisvous nous avez déjà témoigné une telle sympathie que je n’hésitepas à me fier à vos conseils.

– Venez donc… Je vais vous conduire dans une retraite plussûre que celle-ci.

– Un dernier mot, madame. Laissez-moi vous demander lesraisons qui vous poussent à vous intéresser à nous…

– Je vous l’ai dit à notre première entrevue : il mesuffit que vous soyez haï du roi de France pour que je veuille voussauver.

Elle prononça ces paroles avec un accent de haine indomptable.Ragastens demeura pensif.

L’idée lui vint alors pour la première fois que c’étaitpeut-être cette femme que le roi était venu chercher ; quec’était peut-être le roi qui était le donateur de la maison.

Mais, au surplus, trop de pensées d’un autre ordre préoccupaientson esprit pour qu’il s’appesantît sur ce sujet.

– Nous sommes prêts à vous suivre, répondit-il.

– Partons donc au plus tôt.

Elle s’enveloppa aussitôt de son manteau, remit son loup develours sur son visage et sortit de la maison.

Gillette et Béatrix, couvertes de leurs capuches, Ragastens etSpadacape, armés de poignards et de pistolets, sortirent à leurtour. Il fallait marcher à pied.

Gillette y était habituée. Et quant à Béatrix, elle était tropbrave pour s’effrayer de traverser Paris à pied, à neuf heures dusoir, bien que ce fût à peu près le moment où les rôdeurss’emparaient de la chaussée.

On marcha dans cet ordre : Madeleine Ferron en tête,ouvrant la marche, et allant seule, selon son désir formel. PuisBéatrix et Gillette escortées de Ragastens. Spadacape venaitderrière, en soutien, la rapière nue sous le bras. Dans les ruesplongées dans une obscurité complète, on ne rencontra de loin enloin que quelque bourgeois accompagné d’un porteur de falot bienarmé.

Car c’était alors une véritable expédition que de sortir dansles rues après le couvre-feu.

On parvint ainsi à la rue Saint-Denis qui, étant l’une desgrandes artères de Paris, paraissait un peu plus animée,c’est-à-dire que quelques cabarets y étaient encore ouverts et que,parfois, une bande de jeunes seigneurs ou d’étudiants passait enchantant à tue-tête.

De temps à autre, aussi, des patrouilles du guet défilaientcomme des ombres silencieuses, la hallebarde ou le mousquet àl’épaule, la poitrine cuirassée. Madeleine Ferron s’arrêta devantune grande belle maison de bourgeois, confortable et aisée, avecson pignon, ses fenêtres sur la rue, ses toits aigus surmontés degirouettes qui grinçaient au vent.

Au loin le cri mélancolique du veilleur de nuit retentit uninstant. Madeleine avait ouvert la porte qui permettait d’entrerdans l’enclos entourant la maison.

C’était l’une des propriétés de Ferron. Il ne l’habitait pas. Etle malheureux était en train de l’aménager comme un hôtel deseigneur au moment de son affreuse aventure.

Madeleine entra dans un spacieux vestibule où commençait unlarge escalier de pierre très beau avec sa rampe de fer à volutesforgées. Elle monta.

Au premier, c’était un magnifique appartement composé deplusieurs pièces déjà meublées.

Madeleine y pénétra.

– Ici, dit-elle, personne ne viendra vous chercher. Lemaître de cette maison est mort.

Et bien qu’elle eût prononcé ces mots d’une voix tranquille,Ragastens crut comprendre qu’il y avait quelque drame terriblecaché dans ces simples paroles :

« Le maître de cette maison est mort. »

– Madame, dit le chevalier réellement ému, je voudraispouvoir vous offrir mieux qu’un remerciement banal… Puis-je quelquechose pour vous ?

Madeleine secoua la tête, et un éclair de triomphe passa dansses yeux.

– Tout ce qui pouvait être fait pour moi, je l’ai accompli,répondit-elle. Ainsi, monsieur, ne vous mettez pas en peine.Demeurez dans cette maison tant que vous le jugerez utile ouagréable. Vous y êtes entièrement chez vous, d’autant mieux,ajouta-t-elle en souriant, que personne n’en a les clefs en double,pas même moi…

À ces mots, elle salua cavalièrement, et, avant que Ragastens etBéatrix fussent revenus de leur surprise, elle avait disparu.

– Singulière femme ! dit le chevalier.

– Elle a beaucoup souffert et souffre beaucoup encore…J’eusse donné beaucoup pour connaître son chagrin et essayer de laconsoler…

– N’y pensons plus, pour le moment du moins. Chère amie,installez-vous comme vous pourrez avec cette enfant… Il faut que jesorte avec Spadacape.

Béatrix tressaillit.

– Vous allez à la Cour des Miracles ? dit-elle enpâlissant.

– Il le faut. J’ai deux heures à moi pour essayer de voirce jeune homme qui porte le nom de notre fils.

Gillette joignit les mains.

– Oh ! sauvez-le ! s’écria-t-elle.

– J’y tâcherai, mon enfant. Allons, adieu ! Eh !per bacco, comme disait feu notre ennemi Borgia, nous enavons vu bien d’autres !

Béatrix contint l’émotion qui l’étreignait. Ragastens, de soncôté, ne voulut point paraître ému. Il serra sa femme dans sesbras, embrassa aussi Gillette, et sortit précipitamment, accompagnéde Spadacape.

À ce moment, il était un peu plus de dix heures[20] .

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