Triboulet

Chapitre 22LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRON

Il est nécessaire que nous revenions pour quelques instants à labelle Ferronnière. Nos lecteurs ont assisté à la terrible scène oùMadeleine tua son mari Perron à coups de poignard. Nous l’avons vuecreuser une fosse dans un coin de son jardin, de ses petites mainsblanches maniant avec ardeur la lourde bêche de fossoyeur… Nousl’avons vue jeter le cadavre dans le trou… puis, ce trou comblé,nous l’avons vue sortir de la petite maison où tant de charmantesheures d’amour s’étaient écoulées et où venait de se dérouler cedrame…

Suivons Madeleine Ferron qui, enveloppée d’un manteau, s’en vade la maison d’amour, maison de crime.

– Je ne suis plus une femme, avait dit Madeleine ; jesuis une forme de la Vengeance…

Aucun regret du malheureux qu’elle venait de tuer. Aucuneimpression nerveuse de la scène du meurtre. Et même aucun souvenirde la scène de Montfaucon : le bourreau l’entraînant… luipassant la corde au cou…

Tout s’effaçait en elle.

Et veut-on savoir ce qui subsistait encore dans sa mémoire etfortifiait de seconde en seconde sa haine ?

C’était le rire de François Ier, et cet éclat de rirequ’elle avait entendu dans la nuit, au moment où, affolée, elle sepenchait à la fenêtre pour crier :

– À moi, mon François !

Ce rire elle l’avait dans l’oreille, comme une obsessionmaladive. Elle se souvenait avec une effrayante netteté de laballade que le roi chantait en s’éloignant.

Et maintenant, sa pensée de haine et de vengeance s’accompagnaitdu rythme doux et plaisant de la ritournelle favorite du roiFrançois…

Elle s’enfonça dans le dédale de ruelles étroites et sombres quiavoisinaient l’église Saint-Eustache.

Elle s’arrêta en l’une de ces ruelles.

Cela s’appelait la rue Traînée.

Vers le milieu de cet étroit boyau qui longeait l’un des côtésde l’église, une maison se dressait, un peu isolée des autres pardeux étroits passages qui la ceignaient.

Elle avait l’apparence d’une bonne maison de moyennebourgeoisie, possédait un pignon et des fenêtres ogivales à vitrauxépais.

Qui habitait cette maison ?

Une femme qu’on appelait la Maladre – nous ne savons troppourquoi… peut-être parce qu’elle avait dû être, à un moment,internée en quelque maladrerie.

Cette femme n’avait pas d’âge. La figure ravagée par la petitevérole, ses yeux bordés de rouge, son crâne sans cheveux… qu’ellecachait continuellement sous un béguin serré, sa taille exiguë, lalongueur de ses doigts crochus en faisaient un type répugnant.

Cependant, la Maladre recevait de nombreuses visites.

La maison se composait d’un rez-de-chaussée et de deuxétages.

En entrant, lorsque la porte toujours soigneusement close avaitété ouverte au visiteur, on se trouvait dans un couloir au fondduquel commençait l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs.Vers le milieu du couloir à gauche, une porte s’ouvrait sur unesalle de buverie, assez semblable à la plupart des cabarets del’époque.

Là, des servantes versaient aux visiteurs de l’hypocras et desvins capiteux. Ces servantes, à peine vêtues, ou plutôt assezdévêtues, s’asseyaient sans façon sur les genoux des buveurs,entouraient leurs cous de leurs bras et leur murmuraient àl’oreille des paroles plus capiteuses encore que les vins qu’ellesleur versaient.

De temps à autre, l’un des buveurs disparaissait avec l’une desservantes. Voilà ce qu’était la maison de la Maladre. Or, c’est àcette maison que vint frapper Madeleine Ferron !

Bien qu’il fût tard, il y avait encore une douzaine de buveursdans la salle commune. La plupart étaient ivres et bégayaient auxribaudes des déclarations grotesques…

Deux ou trois s’étaient endormis sur les bancs de bois à dossiersculpté ; l’un d’eux avait roulé à terre.

Sur les tables, parmi les pots d’étain et les cruches de grès,des épées qu’on avait dégrafées.

On ne chantait pas, c’était défendu.

Mais on s’interpellait à haute voix, avec des rires avinés, lesvitraux et les volets étant assez épais pour que le bruit ne pûtattirer le guet.

L’un des buveurs d’hypocras n’était pas ivre. C’était un hommed’une trentaine d’années, à la figure blafarde, aux yeuxprofondément tristes, au visage ravagé par quelque souffranceinconnue… Cet homme s’appelait Jean le Piètre.

Lorsqu’une des servantes passait près de lui, cheveux épars,poitrine nue, jupon troussé, les yeux de Jean le Piètres’enflammaient et suppliaient :

– Mésange ! murmurait-il. Tu ne veux doncpas !

La belle fille secouait la tête avec un frisson derépulsion.

– Merci ! répondait-elle avec son rire. Je ne veux pasmourir de male mort…

Jean le Piètre baissait la tête et serrait les poings avec unerage convulsive !

Et, à toutes, il tendait vaguement les bras, implorant unbaiser… Et toutes lui disaient de ces réponses qui le faisaients’écrouler sur son escabeau, plus blême, avec de sourds jurons derage impuissante…

Madeleine Ferron, avons-nous dit, frappa à la porte de lamaison. En même temps, elle rabattit son capuchon et s’en couvritle visage.

À l’intérieur, un homme, sorte de laquais qui veillaitcontinuellement à la porte, ouvrit un judas et étouffa uneexclamation de surprise en constatant que le visiteur nocturnequ’il s’attendait à dévisager était une visiteuse.

– Une femme ! murmura-t-il, stupéfait. Une femmeici ! L’aventure est admirable ! Peut-être unerecrue ?…

Et au lieu d’ouvrir il grimpa à l’étage supérieur.

Quelques instants plus tard, la Maladre venait coller son œil aujudas, hésita une seconde, puis se décida à ouvrir, avec ce gestequi signifie :

– Après tout, nous verrons bien ! Madeleine Ferronentra et dit :

– Vous êtes la Maladre ?

– Oui. Et vous ?

– Je veux vous parler seule à seule.

– Venez.

La minute d’après, Madeleine se trouva dans une chambre àcoucher d’aspect sordide.

Madeleine eut un mouvement de révolte devant cette affreusefemme. Mais presque aussitôt elle se remit.

La voix rieuse, la voix persécutrice du roi FrançoisIer résonnait à ses oreilles. Toute la scène de lâchetépassa devant ses yeux ; le dégoût, l’horreur et la haine, denouveau, anéantirent en elle la femme pour ne laisser subsister quela « forme de vengeance ».

La Maladre la regardait avec une curiosité aiguë.

– Fi ! le vilain capuchon qui m’empêche d’admirer lejoli visage de ma nouvelle amie ! dit-elle en esquissant dehideuses grâces.

– Que vous importe mon visage !

– Cependant, ma mie, il faut bien que je le voie… si vousvoulez… que nous nous entendions…

– Que croyez-vous donc ?…

– Que vous voulez demeurer parmi nous, la belleenfant !

Madeleine eut un tressaut indicible de dégoût. La Maladreajouta :

– À en juger d’après ce que je puis deviner de votrebeauté, je vous garantis un beau succès…

Frémissante, Madeleine murmura :

– Ô roi !… Je descends à l’abîme !… Je me senstomber en un océan de fange… la mort que je cherche est impure ethideuse… mais je t’entraînerai avec moi… je t’éclabousserai de mahonte… et ma mort sera ta mort…

– Eh bien ? demanda la Maladre, surprise. Ne craignezrien, mon enfant… Ici, vous êtes dans une bonne maison, je m’envante, et qui n’a rien de commun avec tels cabarets mal famés…

– Je ne viens pas pour ce que vous croyez, dit brusquementMadeleine…

En elle-même, elle songea amèrement :

– Je viens empoisonner ma beauté pour m’en faire unearme !…

– Que voulez-vous donc ? reprit la Maladre.

– D’abord, prenez ceci, dit Madeleine.

La Maladre s’empara avidement du sachet plein d’or que luitendait son étrange visiteuse. Elle leva un regard stupéfait surMadeleine, cherchant à deviner son visage…

– Je vous achète votre silence, continua Madeleine ;vous voyez que je le paye fort cher… Mais si jamais un mot…

– Madame, protesta la Maladre, je vous suis, dévouée corpset âme. Quant à me taire… voyez-vous… il y a longtemps que j’y suishabituée… Si j’avais voulu parler… je me serais fait pendre !C’est qu’il en est venu ici, des hauts personnages… des marquis etdes princes !… et même… des rois !…

Madeleine eut un long tressaillement.

– Le roi ! balbutia-t-elle.

La Maladre se pencha et murmura :

– Vous avez été si généreuse avec moi… Je puis bien toutvous dire… Oui, madame, le roi est venu… et il vient encore… il abeau prendre un costume de bourgeois… je le reconnais au premiercoup d’œil…

– Le roi ! répéta Madeleine.

Et, tandis que la Maladre enthousiasmée par les pièces d’or selançait en un récitatif étrange, plein de sous-entendus et de motscrus, la belle Ferronnière, tombée en une rêverie douloureuse, serépétait :

– Il vient ici !…

– Parlez donc sans aucune crainte, achevait la Maladre.Aussitôt dit, aussitôt oublié : c’est juré… juré sur la grandecroix de Saint-Eustache qui protège ma maison.

– Écoutez-moi, dit tout à coup Madeleine, approchez-vousque je vous parle bas… à l’oreille. Le front dans les deux mains,éperdue, emportée par une tempête de haine, Madeleine parla, ouplutôt elle grinça… avec un accent tel que la Maladre en devintlivide…

– Oh madame… balbutia-t-elle. Est-ce possible !…Quoi !… Vous voulez…

– Je veux !…

– C’est horrible, madame, songez-y…

– Je veux !…

– Quand ?

– Tout de suite, si possible… demain au plus tard…

– Je puis tout de suite, madame… mais…

– Va donc ! Qu’attends-tu ? gronda Madeleine.Misérable sorcière, tu ne vois donc pas l’atroce souffrance que tum’infliges à prolonger mon agonie !

– Attendez, madame… prononça la Maladre.

Elle sortit, appela. Et au laquais accouru :

– Envoie-moi Jean le Piètre !…

Quelques instants plus tard, Jean le Piètre apparaissait et laMaladre le faisait entrer dans une chambre…

– Mésange ne veut pas de toi ?…

– Non.

– Spérance ne veut pas de toi ?

– Non.

– La Borgnesse ne veut pas de toi ?

– Non.

– Ni les miennes ni aucune ribaude. Toutes ont peur,n’est-ce pas ?

– Oui ! dit Jean le Piètre avec un soupir dedésespoir.

– Et toi, tu veux une ribaude ?

Jean le Piètre joignit les mains avec extase…

– Sais-tu que ton contact tuera sûrement lamalheureuse ?

– Je vais bien mourir, moi ! gronda-t-il.

– Attends ici !…

La Maladre courut à sa chambre, prit sa visiteuse par la main etl’entraîna…

– Madame… une dernière fois…

– Silence !…

– Vous voulez ?

– Je veux !…

– Entrez là !…

La belle Ferronnière eut ce mouvement de recul qu’ont lescondamnés quand s’approche le bourreau, puis, dardant vers desciels inconnus un regard de malédiction suprême, elle poussaviolemment la porte et entra…

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