Triboulet

Chapitre 8LES DEUX PÈRES

Le lendemain, la porte du vaste et somptueux cabinet où FrançoisIer avait coutume de recevoir ses courtisans ne s’ouvrait point. Leroi méditait…

D’étranges bruits circulaient dans le Louvre…

On se racontait qu’une jeune fille d’une éclatante beauté avaitété amenée dans la nuit au Louvre, que les dames d’honneur avaientété réveillées, qu’un appartement avait été mis à la disposition decette inconnue…

Les uns souriaient et demandaient ce qu’en pensaitMme la duchesse d’Étampes, favorite en titre du roiFrançois. D’autres hochaient gravement la tête… On disait le roifort troublé… Chose extraordinaire : il ne s’était pointcouché. M. de Bassignac, son valet de chambre, avait passé la nuitdans l’antichambre, attendant vainement les ordres de SaMajesté.

À l’aube[3] , le roi s’était rendu dans son cabinet,défendant qu’on le dérangeât. Le roi s’était approché du grand feuclair qui brillait et pétillait dans la vaste cheminée. Il tendaitsa main vers la flamme, comme s’il eût eu grand froid. Par moments,il grelottait.

Il était sombre, pensif, mâchonnait de sourdes paroles.

– C’est ma fille !… murmurait-il.

Et une sorte de stupeur mêlée de colère et d’angoisse sepeignait sur son visage pâli.

Tout à coup, il appela… Bassignac se précipita.

– Qu’on délivre mon bouffon, dit tranquillement FrançoisIer, et qu’il soit ici, dans une heure. Faites venir mongarde des sceaux…

Cinq minutes plus tard, le garde des sceaux était devant leroi.

– Monsieur, dit celui-ci, vous allez me préparer et meprésenter à signer des lettres de noblesse pour…

Il s’arrêta, hésita, reprit sa promenade saccadée…

Et ce ne fut qu’au bout de dix longues minutes que le roireprit, d’une voix précipitée :

– Pour demoiselle Gillette Chantelys… je la crée duchesse…en attendant !… Mettez sur les lettres que je lui donne mesdomaines de Fontainebleau… Allez, monsieur !…

Le garde des sceaux sortit sans mot dire, et aussitôt l’étrangenouvelle de cet événement se répandit dans le Louvre comme unetraînée de poudre.

Le roi avait poussé un soupir de soulagement.

Puis il reprit sa place devant le feu, et plongé dans uneméditation obstinée, il perdit la notion du temps… Une voix,soudain, le fit tressaillir…

– Sire, vous m’avez commandé de venir vous trouver… mevoici.

– Qui est entré ?… Qui parle sans monordre ?…

Il se retourna et demeura stupéfait : Triboulet étaitdevant lui…

– C’est toi, bouffon !…

– Non, sire. L’homme qui est devant vous n’est pas lebouffon du roi : c’est Fleurial[4] , honnêtesujet, venu pour demander justice…

Le roi examina Triboulet avec un profond étonnement.

Triboulet était méconnaissable. Il avait, dans la chambre qu’ilhabitait au Louvre dépouillé son costume de bouffon. Il était vêtucomme un bourgeois aisé qui eût été en deuil ; son habit dedrap noir, son pourpoint de velours, la toque noire qu’il tenait àla main faisaient ressortir l’effrayante pâleur de son visage. Unesérénité douloureuse remplaçait le masque d’ironie acerbe que luiconnaissait le roi. Sa voix aigre était devenue grave. Il se tenaitdroit et ferme… C’est à peine si on s’apercevait alors qu’il avaitune épaule déviée…

– Bouffon, dit-il, avec ce sourire de dédain qui lui étaithabituel, bouffon, je te pardonne ton incartade d’hier, à conditionpourtant que tu ne continues pas cette farce… Va, bouffon, vareprendre tes insignes, et reviens aussitôt. Tu me distrairas… Jem’ennuie, ce matin…

Triboulet avait écoulé, les yeux baissés.

– Sire, qu’avez-vous fait de ma filleGillette ?

En un instant le roi fut debout.

Il saisit violemment le bras de Triboulet.

– Misérable fou ! bégaya-t-il d’une voix presqueinintelligible, tu dis… répète… tu oses dire !

– Sire, le désespoir d’un père ne connaît pas les limitesde l’audace. Je dis : sire, qu’avez-vous fait de Gillette, mafille ?

Le roi secoua frénétiquement le bras de Triboulet.

– Ta tête au bourreau, dit-il, vil bouffon, si jamais quique ce soit au monde a entendu ce que tu viens de dire !

– Sire ! Mon enfant ! Je veux monenfant !

Triboulet s’exaltait… D’une voix plus basse, plus formidable defureur concentrée, le roi ajouta :

– Tu mens ! Tu mens ! Gillette n’est pas,Gillette ne peut pas être la fille d’un bouffon !

– Pourquoi, sire ? Pourquoi ? interrompitTriboulet.

– Parce qu’elle est fille de roi, entends-tu, misérable…parce qu’elle est ma fille… à moi !

Triboulet chancela, saisi de vertige. Une joie immense etdélirante, une douleur mortelle : ces deux sentiments seruèrent ensemble, à la même seconde sur son cœur affolé.

La joie !… Gillette était respectée, Gillette était pure…puisque le roi, son ravisseur, était son père !

La douleur !… Gillette n’était plus sa fille, à lui…puisqu’elle était la fille de François Ier.

Et tout d’abord, la joie remporta, déborda en tumulte.

Il se laissa tomber à genoux, écrasé sur le parquet.

– Sire ! Oh ! Sire ! Soyez béni ! Commevous êtes noble et généreux de me faire savoir que mon enfant… monpauvre ange… si pur… n’a pas subi la déchéance ! Elle estpure… Ah ! je n’en puis plus de joie ! Cela mesuffoque ! Je vous bénis, sire ! Étais-je bête !Étais-je stupide ! Moi qui croyais qu’un caprice… un amourpoussait un roi vers ma fillette ! Triple niais !Sacrilège ! C’était un père qui voulait sa fille !N’est-ce pas naturel ? Elle est pure ! Ce n’étaient pasdes regards de désir qui étaient tombés sur elle !Sauvée ! Ah ! sire ! Peut-on, sans mourir, éprouverdes joies pareilles…

Triboulet sanglotait doucement.

Et, tandis que le roi, sombre, convulsé à l’évocation de sonamour… de son caprice ! regardait Triboulet écroulé àses pieds, le malheureux continuait :

– Fille de roi ! Parbleu ! Je m’en doutais !Elle est si belle… C’est une couronne qu’il faut à cefront-là ! Et ces beaux cheveux d’or, mademoiselle,croyez-vous qu’ils vont resplendir sous les perles et lesdiamants ! Vous êtes la fille d’un roi ! Ah !ah ! Que dites-vous de cela ? Vous vous imaginiez êtreune pauvre fille perdue… recueillie par un bourgeois médiocre… Ehbien, pas du tout, mademoiselle ! Vous êtes la fille duroi !…

– Relève-toi, bouffon ! prononça le roi.

Une affreuse angoisse étreignit le cœur de Triboulet.

Envolée, sa joie ! Effondrée, la surhumaine joie !

Et ceci, avec une effrayante lucidité, se dressa devant sonesprit :

Gillette était la fille du roi. Et lui, lebouffon du roi !

Il était debout, maintenant, suivant d’un œil qui eût attendrides tigres la marche saccadée de François Ier qui, lesmains au dos, la tête penchée, allait et venait.

– Raconte-moi tout, dit alors le roi. Tout ! N’ometspas un détail… Où, quand, comment l’as-tu connue ?…

– Voilà, sire, dit Triboulet avec volubilité. Vous vousrappelez Mantes ? Il y a dix ans… un jour… vous passiez danscette ville… Je commis je ne sais quelle impertinence… Cela sepassait dans la rue… près d’une vieille porte en ruine, d’oùpendaient deux énormes chaînes. Alors, sire, en manière de punitionplaisante, vous me fîtes attacher à ces chaînes, et vous ordonnâtesde m’y laisser deux jours… Vous vous rappelez, sire ?… Moi, jem’en souviendrais pendant des siècles… Heure bénie où je fusenchaîné à la vieille porte de Mantes, et exposé à la ville entièreen objet de dérision… Vous rappelez-vous, sire ?

– Passe ! dit François Ier.

– Je fus donc enchaîné, sire… Oh ! Je ne me plainspas… vous eûtes mille fois raison… La ville entière défila devantmoi… J’étais mortellement triste… Les hommes riaient… les enfantspoussaient des huées et me jetaient des pierres… Voyez-vous, sire,j’ai encore la cicatrice, là… au-dessus du sourcil droit… une despierres…

Le doigt de Triboulet se posa sur la cicatrice. Le roi demeuraglacial.

– Heureuse blessure ! C’est pour vous dire, sire… Jeme rappelle encore ceci : une très jolie femme excita sonchien contre moi… le chien vint en grondant s’arrêter près de moi…Je le regardai… et alors, il me lécha les mains, sire… La joliefemme le battit… pauvre bête !

– Passe ! dit le roi d’une voix sourde.

– C’est pour vous expliquer, sire… je n’ai pas oublié undétail… Pas de danger que j’oublie… jamais ! jamais ! Lesoir venait… Je me sentais triste à la mort… La cruauté des hommesm’épouvantait… Il y avait devant moi plus de cinq cents personnes,femmes, seigneurs, bourgeois, enfants… et les huées redoublaient,lorsque, tout à coup, je vis venir à moi… une fillette, sire…figurez-vous un petit ange… des cheveux sur ses épaules, descheveux qui étaient comme une auréole… des yeux si doux… si douxque ma gorge se serre, rien qu’à me rappeler cette ineffabledouceur… La foule disait : « C’est Gillette… C’est lapetite marchande de lys… c’est Gillette Chantelys. » En effet,elle tenait une grosse gerbée de lys dans ses deux bras… Elle vintvers moi… Ah ! sire… un flot de méchanceté monta à ma têteenfiévrée… Je grondai : « Que veux-tu, toi aussi !Tu viens me frapper, dis ? » Elle me sourit, laissatomber sa gerbe de lys… et puis, elle essuya mon visage… J’étaistremblant, bouleversé… Alors, elle s’appuya contre moi, regardantla foule de ses yeux clairs, comme pour me défendre, me protéger…Et la foule cria : Noël ! Et les hommes applaudirent… desfemmes pleurèrent…

Triboulet s’arrêta encore ; l’émotion l’étouffait.

– Continue ! dit froidement FrançoisIer.

– Que vous dire, Majesté !… Le lendemain, lorsque jefus détaché, Gillette vint à moi et, avec un geste d’une grâceadorable, m’offrit un de ses lys… Pauvre lys flétri ! Je l’aigardé dans un vieux livre d’images… Et ! parfois encore,lorsque mon cœur saigne, je vais le regarder et déposer un baisersur sa blancheur jaunie… J’interrogeai la petite marchande… Ellem’apprit qu’elle venait de Blois… que depuis plus d’un an ellehabitait Mantes… seule, toute seule… vivant de la charité publique…Elle ne se souvenait presque plus de sa mère… disparue ! Ellen’avait jamais connu son père… Je lui demandai si elle voulaitvenir avec moi… Elle leva vers moi un regard profond et medit : « Oui… parce que vous êtes malheureux commemoi… » Dès lors, elle devint mon enfant chérie. Peu à peu,elle oublia l’incident qui avait lié nos destinées… elle ne vitplus en moi que son père adoptif… Elle me croit un bon bourgeois deParis… Je l’ai élevée… dans cette petite maison de l’enclos duTrahoir… où je vais la voir dès que je puis m’échapper du Louvre.Elle est ma consolation suprême, ma joie ; un seul de sesregards me transporte lorsque j’ai bien souffert ; il suffitque ses deux bras se nouent autour de mon cou et qu’elle m’appelle« Père ! » pour que j’oublie souffrance,terre et ciel ! Voilà tout, sire.

François Ier jeta sur Triboulet un regard où il yavait une inexprimable expression d’un sentiment confus qui étaitpeut-être de la jalousie, ou peut-être de l’orgueil froissé… Ilgarda quelques minutes le silence, tandis que Triboulet l’examinaitavec une angoisse grandissante…

Le roi, enfin, s’arrêta devant lui, et glacial,méprisant :

– C’est bien… tu peux aller revêtir ta livrée…

Voilà tout ce que François Ier trouvait à répondre àce père !…

Triboulet ne broncha pas.

– M’as-tu entendu, bouffon ?…

– Sire ! Vous n’avez donc pas entendu, vous, le cri demon cœur ! Je ne vous ai donc pas fait comprendre queGillette… c’est ma vie !…

– Bouffon ! Je te pardonne d’avoir osé toucher, nefût-ce que du bout des doigts, la fille du roi de France… Tu nesavais pas… Mais que ce soit fini !… Gillette n’est plus… Quejamais tes yeux ne se lèvent désormais sur la nouvelle duchesse… laduchesse de Fontainebleau ! Je te défends de lui dire unmot ! Il y va de ta tête…

– Sire ! balbutia Triboulet… Ce n’est paspossible…

– Assez !… Que la pensée même efface jusqu’au souvenirdu passé !

– Oh ! défendez-moi donc de penser et de sentir !Arrachez-moi le cœur !

– Un mot de plus, bouffon, – et c’est la Bastille pour lerestant de tes jours.

Le bouffon frissonna. La Bastille… L’éternelleséparation !

– Oh ! sanglota-t-il, éperdu, ne plus la revoir… Êtreà jamais séparé d’elle… Sire ! sire ! je ferai ce quevous voudrez ! Laissez-moi ici… Par pitié ! Laissez-moila voir… Tenez, sire, je ne lui parlerai plus ! La voirseulement ! Ne fût-ce que de loin !

– Tu la verras. Dans quelques jours, je donne une fête pourla présenter à la cour… Tu seras de la fête, Triboulet. Il n’y apas de fête complète sans bouffon !

– Je serai de la fête ! balbutia le malheureux.

– Sans doute ! ricana le roi.

– Et il faudra que je remplisse mon office devantelle ?

– Pourquoi non ?

François Ier éprouvait une cruelle jouissance dusupplice qu’il infligeait à son fou. C’était sa vengeance.Triboulet, un bouffon, un être méprisé, l’objet de l’universelledérision, Triboulet avait pu serrer Gillette dans ses bras !Triboulet était aimé comme un père !

Il fallait faire à jamais rentrer le misérable fou dans sonombre… Il fallait creuser entre lui et la fille du roi un abîmeinfranchissable…

La duchesse de Fontainebleau frémirait de honte… quand ellesaurait que celui qu’elle appelait « son père »s’appelait Triboulet !

– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, reprit le roi avec lemême calme dédaigneux : qu’un seul mot, qu’un seul de tesregards révèle à qui que ce soit le passé que tu m’as raconté, etc’est pour toi la Bastille, sinon la corde ! La duchesse deFontainebleau, la fille du roi, n’a rien de commun avec la petiteGillette Chantelys…

– Faire le bouffon devant elle ! murmura Tribouletqui, peut-être, n’avait pas entendu… impossible ! Être insultédevant elle ! Bafoué devant elle ! Non…

Et il supplia :

– Sire, plaise à Votre Majesté de me relever de ma charge…J’aime mieux disparaître… ne plus la voir !

Le roi, qui avait repris sa promenade, s’arrêta, tourna le dos àTriboulet, et, sans même le regarder, ordonna :

– Bouffon… sois ici dans dix minutes, avec ta livrée…

– Sire !… Vous n’avez donc pas de cœur !

Le roi se retourna vers le bouffon :

– Va !…

Triboulet, hagard, pâle comme un mort, recula lentement…disparut… Vaincu ? Nous le saurons bientôt !

…  …  …  …  … … .

Au moment où Triboulet, chancelant de désespoir, se retirait etallait remettre sa livrée de bouffon, le comte de Monclar entraitdans l’antichambre et demandait audience. Quelques instants plustard, il entrait chez le roi.

– Eh bien ! ce truand ? demanda FrançoisIer avec une réelle angoisse d’impatience.

– Il est pris, sire.

– Pris ! s’écria François Ier rayonnant…Bravo, Monclar !… J’espère que vous avez pendu le drôle séancetenante !…

– J’ai fait mieux, sire ! dit le grand prévôt avec unsourire sinistre. Votre Majesté m’avait demandé quelque bonsupplice pour ce misérable…

– Voyons le supplice… Je sais que vous êtes expert.

– J’ai enfermé l’homme dans le charnier de Montfaucon, ditle grand prévôt avec une tranquillité terrible ; j’ai placédix gardes devant la porte de fer, et j’ai commandé qu’on n’ouvrîtpas avant huit jours… Votre Majesté trouve-t-elle que le suppliceest suffisant ?

– Horrible ! murmura le roi, qui devint un peupâle.

– Si Votre Majesté le désire, je vais faire ouvrir, et ledrôle sera pendu au-dessus… du logis qu’il occupe en ce moment.

– Croyez-vous qu’il souffrira longtemps ?

– Pas plus de quatre à cinq jours… la faim et la soif tuentassez vite… j’ai fait sur ce sujet de curieuses expériences…Faut-il ouvrir, sire ?

– Puisque c’est commencé, balbutia le roi… autant cettemort… qu’une autre !

– C’est mon avis, dit froidement Monclar.

– N’en parlons plus, comte !

– Il suffit, sire… Votre Majesté a promis de recevoir levénérable père Ignace de Loyola…

– C’est vrai… Faites-le introduire…

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