Triboulet

Chapitre 18GILLETTE FIANCÉE

Toute la nuit, Paris fut sillonné de patrouilles à cheval, ensorte que les bourgeois épouvantés ne purent fermer l’œil. Lelendemain matin, des forces imposantes se déployèrent autour duLouvre.

Si les bourgeois dormirent mal, le roi de France ne dormit pasdu tout.

Il passa la nuit à se retourner dans son lit, laissant oscillersa pensée entre ces deux pôles magnétiques qui, chacun à leur tour,la sollicitaient fortement :

Triboulet, – Manfred.

Et toujours cette pensée revenait à Gillette, comme au pointd’attache du pendule d’oscillation.

Pour Triboulet, la solution se présentait assez simple : onle jetterait en quelque Bastille. Pour Manfred, le problème n’étaiten somme qu’un problème de police : il s’agissait de prendrele truand et de le rouer vif. Voilà ce que se disait FrançoisIer.

Mais tout en s’affirmant qu’il avait ainsi résolu la question aumieux de ses intérêts, il sentait qu’il y avait autrechose !

Non ! Tout ne serait pas fini parce que son bouffon iraitfinir ses jours en un cachot et parce que Manfred serait exposé augrand échafaud de la place de Grève !

Leur mort ne pourrait panser la double blessure qui venaitd’être faite à son cœur…

Gillette aimait Triboulet ! Gillette aimaitManfred !

Ces deux vérités apparaissaient au roi, aveuglantes.

En vain. Fleurial avait-il été montré à Gillette comme un vilbouffon de cour. Gillette n’avait vu en lui que son père !

En vain Manfred avait-il gravement insulté la jeune fille devantune nombreuse assemblée… Dans les yeux de Gillette, le roi avait lul’amour… Et lui, roi, avait vu sa passion dédaignée !… Lui, levrai père, avait été repoussé.

Ces deux sentiments – l’amour et l’affection paternelle, – selivraient en lui une sorte de combat dont il ne se rendait pascompte.

Soyons justes : François Ier était convaincu quel’amour sensuel avait été aussitôt étouffé en lui-même parl’affection paternelle. Il le croyait… Mais sa haine contreManfred, cette haine qu’il sentait croître de minute en minute,venait peut-être lui donner un démenti.

Alors qu’il se jurait de châtier en Manfred l’audacieuxargotier, l’insolent, le révolté, il est hors de doute qu’ilpoursuivait surtout en ce jeune homme l’amant, celui qui étaitaimé… François Ier était un type de reîtrepolicé.

Sous le vernis brillant de son imagination, sous le faste de sesprétentions à la poésie et aux arts, ce qu’on trouvait en lui,c’était l’homme de la bataille.

On en a fait un ténor. C’était surtout un tueur.

Comme à tous les reîtres de toute époque et de tous pays, laquestion féminine lui apparaissait d’une extrême simplicité :Il aimait une femme ? Il la prenait. Il ne l’aimaitplus ? Il la rejetait du pied dans le néant. Il y avait unobstacle entre lui et sa passion ? Il supprimaitl’obstacle.

Qu’était-ce que Gillette aux yeux de l’homme de Marignan ?Une toute petite fille, un jouet.

Il y avait en lui une passion qui s’exaspérait de résistance. Ilcherchait à se persuader que c’était de la passion paternelle. Et,pour être juste, il est probable qu’il le croyait sincèrement,incapable qu’il était de lire en soi-même…

Aussi, lorsqu’il crut avoir trouvé la solution définitive, il nese dit pas une seconde qu’il allait commettre une monstruosité, pasplus qu’il n’avait cru en commettre une en faisant prévenir Ferronde la trahison de Madeleine et en lui remettant lui-même la clef dela maison où se consommait la trahison.

Au matin, il fit venir ses trois fidèles.

Essé, Sansac et La Châtaigneraie, à peu près guéris de leursblessures, avaient passé la nuit au Louvre, de même que beaucoupd’autres courtisans, pour défendre le roi en cas d’un retouroffensif des truands.

Ils présentèrent leurs compliments au roi, qui les laissa dire,paraissant méditer, assis dans un grand fauteuil.

Tout à coup, le roi demanda :

– La Châtaigneraie, comment trouves-tu la duchesse deFontainebleau ?

– Sire, dit La Châtaigneraie, je trouve que Mllela duchesse de Fontainebleau est bien belle…

– Bien belle ! fit le roi en hochant la tête. Cela estvrai. Et toi, Sansac ?

– C’est-à-dire, sire, que je la trouve admirable.

– Admirable n’est pas de trop. Et toi, Essé ?

– Sire, j’en ai les yeux encore tout éblouis.

– Fort bien. Ainsi, tous les trois vous êtes d’accord pourtrouver que la duchesse est une belle personne, digne d’êtreaimée ?

Cette fois, ce fut avec inquiétude que les courtisans seregardèrent. Avaient-ils parlé trop vite ? Fallait-il déclarerque Gillette était une insignifiante beauté ? Le tout était desavoir ce qu’en pensait réellement le roi.

Celui-ci, heureusement, les tira d’embarras.

– Eh bien, cela prouve, dit-il, que vous avez de bons yeux.Maintenant, écoutez bien : je donne à la duchesse mes domainesde Fontainebleau, et j’ai l’intention de la marier au plus tôt.

L’inquiétude des courtisans se changea en stupéfaction… Lanouvelle duchesse n’était donc pas la maîtresse du roi ? Oubien, est-ce qu’il en avait déjà assez ?

– J’ai cherché un mari pour elle, reprit le roi en selevant… et je ne vois que l’un de vous trois…

– Sire ! s’écrièrent les courtisans émerveillés.

– Oui, oui ! Ce sera l’un de vous trois… Lequel ?Je ne sais pas encore. Il faudra que celui-là ait fait sespreuves…

– Sire ! Nous sommes prêts à tout entreprendre pourmériter une telle faveur…

Le roi garda un instant le silence.

Puis, d’une voix indifférente, il prononça :

– La duchesse de Fontainebleau épousera celui de vous troisqui m’amènera, mort ou vif, le truand qu’on appelleManfred !

Les trois courtisans s’inclinèrent et murmurèrent des mots degratitude que le roi interrompit :

– Messieurs, j’ai dit et ne m’en dédirai pas. Celui de voustrois qui m’amènera cet insolent, celui-là sera l’époux de laduchesse.

– Sire ! Quand faut-il que nous nous mettions encampagne ?

– Tout de suite ! répondit le roi.

…  …  …  …  … … .

Le soir de ce même jour, les trois amis étaient attablés enl’auberge de la Devinière.

Cette auberge, sise en plein centre de la vie parisienne,c’est-à-dire à l’embouchure de la rue Saint-Denis, était tenue parles époux Grégoire : le mari, un peu bilieux et quinteux, grasà lard, toujours flamboyant devant les grands feux de l’âtreimmense où rôtissaient des volailles variées. C’était un bravehomme, ou du moins ce qu’on a toujours appelé un brave homme,c’est-à-dire s’occupant de vendre son vin le plus cher possible, etne se mêlant de rien au monde que d’augmenter son pécule sou àsou ; la femme, Mme Grégoire, accorte commère àl’œil luisant, admirablement potelée, avec des rondeurs exubérantessans trop d’exagération, et des fossettes un peu partout : àses joues, à son menton, aux coudes de ses bras blancs toujoursnus.

On venait fort à l’auberge de la Devinière pour y boire d’uncertain vin d’Anjou mis à la mode par Rabelais.

Le couple Grégoire s’adornait d’un rejeton qui lui était survenupar la grâce du diable. Le rejeton, âgé d’une quinzaine d’années,en paraissait douze, étant un peu chétif, malingre, maigre, malvenu – mais malin comme un singe. On l’appelait Landry, et lesclients de l’auberge avaient complété ce nom en y adjoignant uneallusion à la petite taille du gamin :Landry-Cul-de-Lampe.

Donc, ce soir-là, en l’auberge de la Devinière, Sansac, LaChâtaigneraie et Essé vinrent s’attabler devant une bouteille devin d’Anjou. Il y avait une salle commune, grande, belle, ornée decuivres, encombrée de tables bien cirées et d’escabeaux sculptés.Mais il y avait aussi d’étroites salles pour les buveurs quitenaient à s’enivrer dans la solitude. C’est dans l’un de cescabinets que les trois inséparables s’étaient installés, leurservice au Louvre étant terminé.

– Toute la question, dit Sansac, continuant uneconversation déjà commencée en cours de route, est de savoirsi…

Il s’interrompit, cherchant les mots. Les deux autrescomprirent.

– Oui, fit Essé. Car on dit que…

– Morbleu ! s’écria La Châtaigneraie. Il n’y en aaucune preuve ! C’est cette vieille pie-grièche de Diane quifait courir ce bruit ; mais la duchesse de Brézé devrait bientenir sa langue. Et tout à coup, cynique, il déclara :

– Et puis, après tout, quand cela serait !

– Ah ! pardon, dit Essé, je ne tiens pas à épouser lesmaîtresses des autres…

– Même quand l’autre s’appelle François de Valois,roi de France, et donne en dot les domaines deFontainebleau ?

Les trois hommes se regardèrent. Sansac reprit :

– Je ne sais pas de quoi nous nous occupons là. À quoi bonépiloguer sur un détail que nous ignorons ? Acceptons-nous,oui ou non ?

– Moi, j’accepte ! dit La Châtaigneraie.

– Moi aussi, dit Essé.

– Moi aussi ! compléta Sansac.

Alors, s’étant ainsi déchargés du souci moral qui ne les avaitd’ailleurs que médiocrement tourmentés, les trois amis se mirent àrire. Ils vidèrent leurs verres et firent venir du vin. Alors, LaChâtaigneraie continua :

– Il est bien entendu, n’est-ce pas, que nous combinons nosefforts pour nous emparer du truand. Chacun de nous, seul,échouerait peut-être. À nous trois, nous réussirons sûrement.

– Convenu ! répondirent les deux autres.

– Il ne reste plus qu’à désigner celui de nous trois quiépousera la belle. Le moyen que je vous ai proposé…

– Nous va à merveille !

– Des dés ! commanda La Châtaigneraie.

Mme Grégoire, empressée, avenante, apporta elle-mêmele jeu de dés à ses clients de choix.

Puis, la porte refermée, Sansac saisit le cornet.

– Je commence ! dit-il.

Il agita les dés fortement et les jeta sur la table.

– Onze ! cria-t-il avec une profonde émotion.

– À moi, dit Essé.

Pâle d’angoisse, il jeta les dés :

– Quatre !

D’Essé se leva et lança le cornet contre le mur.

– À moi ! dit La Châtaigneraie, en ramassant le cornetet en agitant les dés. Un instant, cependant : si j’amèneonze, moi aussi ?

– Tout sera à recommencer ! s’écria d’Essé.

– À recommencer entre La Châtaigneraie et moi, voilàtout ! affirma brutalement Sansac.

La Châtaigneraie se décida tout à coup.

– Douze ! lança-t-il d’une voix rauque.

Sansac poussa un effroyable juron.

Triomphant, La Châtaigneraie proclama :

– C’est donc moi qui épouserai Gillette, duchesse deFontainebleau, le jour où nous aurons pris le truand !

Les deux autres firent oui de la tête, d’un signe furieux.Alors, tous trois rebouclèrent leurs épées et sortirent del’auberge de la Devinière.

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