Triboulet

Chapitre 40LA PRINCESSE BÉATRIX

Ce matin-là, M. le chevalier de Ragastens fut reçu en audiencepar le roi François Ier. Il se rendit au Louvre à cheval, revêtu dece magnifique costume des seigneurs florentins qu’il rehaussait pardes détails guerriers.

Le roi savait la grande influence que le chevalier de Ragastensavait sur l’ambassade italienne en ce moment à Paris. Il fit doncun charmant accueil au chevalier et déploya vis-à-vis de lui cettebonne grâce qui lui assurait la sympathie de ceux qui ignoraientcombien elle était factice et superficielle.

– Vous portez un nom français, monsieur le chevalier, luidit-il ; laissez-moi regretter de ne pas vous compter parmiles gentilshommes de cette cour où le courage est considéré commela vertu suprême.

Le chevalier s’inclina.

– Sire, dit-il en souriant, je suis un peu comme César, quipréférait être le premier au village que le second à Rome…

– Ce qui veut dire ? demanda François Ierétonné de l’aisance et des manières de hautaine distinction duchevalier.

– Que là-bas, dans cette principauté d’Alma que je gouverneselon mon cœur plutôt que selon la politique admise, je suis lepremier en toutes choses, même en courage… tandis qu’ici, Je neviendrais qu’après Votre Majesté, en rang et en vertu.

Il y avait dans cette phrase un compliment comme les aimaitFrançois Ier. Mais il y avait aussi un sentimentd’inexprimable fierté.

« Ainsi, pensa le roi, si cet homme vivait à ma cour, il seplacerait dans son esprit immédiatement après moi ! »

– Monsieur, dit-il, je vois que vous rendez à chacun lajustice qui lui est due. Mais puis-je savoir comment vous vous êtesétabli en Italie ? Est-ce à la suite des campagnes du feu roi…que Dieu ait son âme !

– Non, sire… Seulement, voilà : je me suis trouvé unbeau matin sur la chaussée de la rue Saint-Antoine, sans sou nimaille, n’ayant pour tout bien au monde qu’une méchante épée,beaucoup d’appétits, encore plus d’illusions, un désir énorme devoir le monde et d’y conquérir ma place au soleil, et, enfin,quelques peccadilles qui m’avaient mis au plus mal avec lesprédécesseurs de votre grand prévôt… Je jetai donc un regard sur lemonde, sire… Je vis que je n’arriverais à rien de bon en France oùtrop de gens, mieux endentés que moi, trouvaient à peine à manger…Je partis donc en Italie. Là, on se battait ; là, la penséehumaine était en pleine ébullition comme ce Vésuve que j’ai vu unjour de près… Je fis comme les autres : Je me battis et jefinis, à la force du poignet, par conquérir… Mais je vous ennuiepeut-être, sire ?

Le roi François écoutait avec étonnement cet homme qui, avec laplus grande simplicité, disait des choses qui ressemblaient à unelégende des temps héroïques.

– Allez, monsieur, répondit-il, vous m’intéressezprodigieusement. Vous disiez que vous aviez fini par conquérir…

– Un gîte pour mes vieux jours, et une affection pour moncœur…

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire une principauté, ce qui était bien, et unefemme adorable, ce qui était mieux…

– Parbleu, monsieur, s’écria le roi, vous me plaisezsingulièrement. Vous avez désiré me voir… Puis-je quelque chosepour vous ? Je crains que non, car un homme qui sait si biense servir lui-même doit peu laisser aux autres le soin de sonbonheur…

Le front du chevalier de Ragastens se rembrunit.

– Sire, dit-il, Votre Majesté peut beaucoup pour moi… Etpuisque je la vois si bien disposée à mon égard…

– Parlez, monsieur, parlez sans crainte. Si ce que vousvoulez ne dépend que de moi, vous l’avez…

– Merci, sire ! Je reprends donc où je l’ai laissé cerécit auquel Votre Majesté fait l’honneur insigne de s’intéresser…Après une période assez agitée, mon bonheur était sans nuage, etlorsque je descendais en moi-même, effrayé de ce bonheur, je medemandais par quelle catastrophe j’allais l’expier… La catastrophene tarda point à se produire… J’avais un fils… Vous dire, sire, cequi s’était concentré d’espoirs et d’amour serait impossible… Ilfaudrait, pour cela, que j’arrive à vous faire comprendre la forced’amour que recèle le cœur de celle qui a daigné consentir àpartager mon existence… Ce fils, sire, nous a été enlevé.

– Sans doute des jaloux de ce bonheur dont vousparliez ?

– Oui, sire… Et, chose horrible, le crime fut commis parune femme…

– Une femme !… Quelque maîtresse abandonnée ?

– Non, sire… Mais ne parlons pas de cette malheureuse,sire : elle est morte. Malheureusement, en mourant, elle aemporté son secret avec elle… Je reviens à mon fils, sire :nous avons fouillé l’Italie pour le retrouver. C’était notre uniqueenfant. Depuis sa disparition, notre foyer est sans joie, carjamais la naissance d’un autre enfant n’est venue nous apporter uneconsolation… Nous allions renoncer, la princesse et moi, àd’inutiles recherches, lorsque j’appris que l’enfant volé avait étéconduit à Paris et qu’il vivait probablement encore… Aussitôt,sire, nous nous mîmes en route.

– Eh bien ? demanda le roi.

– Eh bien, sire, voici où l’intervention de Votre Majestépeut nous rendre la vie avec l’espoir… Ce fils, sire, avait étédonné à des bohémiens. Ces bohémiens ayant traversé la Francevinrent s’installer à la Cour des Miracles…

– À la Cour des Miracles ! Ah ! ah !…Bassignac, regarde donc si M. le comte de Monclar ne se trouvepoint au Louvre…

– Sire, répondit le valet de chambre, M. le grand prévôtvient d’arriver à l’instant même…

– Eh bien ! dis-lui d’entrer, que je l’attends.

L’instant d’après, Monclar fit son entrée dans le cabinet royaloù François Ier donnait audience. Il salua le chevalierétranger, et, silencieusement, s’effaça dans un angle obscur.

– Hum ! pensa Ragastens en rendant son salut au grandprévôt, qu’est-ce que c’est que cette figure de carême ?…

– Monsieur de Monclar, dit le roi, veuillez écouterattentivement ce que dit M. le chevalier de Ragastens… Pour quevous soyez au courant, sachez que le chevalier a eu un enfant qu’onlui a volé…

Monclar fit un mouvement. De livide qu’elle était, sa figuredevint couleur de cendre…

– Or, continua le roi, le chevalier a appris que son filsse trouvait à Paris, et probablement à la Cour des Miracles. C’estbien cela, chevalier ?

– C’est bien cela, sire… Je continue donc… J’ai inutilementessayé de pénétrer dans la Cour des Miracles, afin de me livrer auxrecherches nécessaires. Sire, je vous demande pardon de mafranchise, mais il est plus facile de voir le roi dans son Louvreque de voir MM. les truands et argotiers dans leur Louvre, àeux !

– Tout cela va changer ! dit le roi.

– Eh bien, donc, continua Ragastens, ayant inutilementessayé de pénétrer à la Cour des Miracles, je venais demander àVotre Majesté les moyens d’y entrer…

François Ier fut assez embarrassé de répondre à cettedemande précise. Car, pour répondre, il lui fallait avouer sonimpuissance. Il était obligé de déclarer que la Cour des Miraclesétait un royaume dans le royaume… Il se tourna vers le grandprévôt :

– Que pensez-vous de cela, monsieur de Monclar ?

Le comte sortit du coin d’ombre d’où il avait tout à son aiseétudié la figure de Ragastens.

– Il y a deux moyens, dit-il, pour M. le chevalier,d’entrer à la Cour des Miracles et d’y faire la perquisition qu’ilest venu faire à Paris… M. le chevalier veut-il répondre auxquelques questions que je vais lui adresser ?

– Faites, monsieur, dit froidement Ragastens.

– Quel âge, exactement, aurait le fils qu’on vous a enlevé…si toutefois il vit encore ?…

– Exactement vingt-deux ans.

– Vingt-deux ans, murmura Monclar… le mien en auraitvingt-sept… À quelle époque le rapt a-t-il eu lieu ?

– Exactement le 14 d’octobre de l’an 1503…

– Avez-vous une possibilité de reconnaître votreenfant ?… Un signe, un bijou, un n’importe quoi ?…

– Rien ! dit Ragastens.

– Hum ! ce sera difficile…

– Voyons toujours vos deux moyens d’entrer à la Cour desMiracles, dit le roi qui s’intéressait à cette histoire plus qu’iln’eût voulu le dire.

– Eh bien, sire, le premier moyen, le voici : VotreMajesté n’ignore pas que la Cour des Miracles comporte troisgrandes divisions : l’empire de Galilée, le duché d’Égypte etle royaume d’Argot. Mais l’empereur de Galilée et le duc d’Égyptene sont guère que des personnages inférieurs en comparaison du roid’Argot, qui jouit d’une grande et réelle autorité sur les truands.Or, ce roi d’Argot est en ce moment une façon de misérable quis’appelle Tricot. Or, ce Tricot, sire, j’en ai fait ma créature… Ilest à nous.

– Ah ! bravo, Monclar !

Le grand prévôt eut dans l’œil un éclair d’orgueil qui, uneseconde, illumina sa sombre physionomie.

– Comment avez-vous fait ? reprit le roi.

– J’ai surexcité en lui une passion qui y était déjà :l’envie…

– L’envie ! Que pouvait donc envier ce vilcroquant ?

– Il enviait, jalousait, mais au point d’en être malade, unhomme ou plutôt deux hommes, dont l’ascendant et le prestige surles argotiers, bohémiens et égyptiens battaient en brèche sa propreautorité… J’ai appris ce détail par une bohémienne qu’on appelle laGypsie. La Gypsie, donc, est venue me dire que Tricot, roi de Thuneet d’Argot, ferait tout ce que je voudrais si on le débarrassaitdes deux hommes qu’il redoute… J’ai fait venir ce Tricot. Et nousavons fait notre petit pacte…

– Fi ! Monclar ! dit le roi en riant. Vous vouscompromettez avec Satan !

– Pour le bien et le service de Votre Majesté, réponditMonclar.

– Je sais, je sais… continuez.

– Ce Tricot, je l’ai déjà mis à l’épreuve. C’est grâce àlui que trous avons pu mettre la main sur Étienne Dolet au momentmême où il allait quitter Paris. C’est désormais un homme sûr.

Monclar s’arrêta un instant, comme perdu dans ses pensées.

– Voilà donc, reprit-il en secouant la tête, un excellentmoyen pour M. de Ragastens de pénétrer à la Cour des Miracles. Jele mettrai en relations avec Tricot. Sous l’égide du roi d’Argot,M. le chevalier visitera de fond en comble le royaume et sesdépendances.

Si forte que fut son envie d’entrer à la Cour des Miracles, ilrépugnait fort à Ragastens d’entrer en relations avec un coquinaussi hideux que Tricot.

– Voyons l’autre moyen, dit-il.

– L’autre moyen, fit Monclar, touche à certains projets queSa Majesté a formés relativement à la Cour des Miracles…

– Allez, Monclar, dit le roi, M. de Ragastens est de nosamis.

– En ce cas, voici : nous allons envahir la Cour desMiracles, à main armée, et détruire ce nid de truands… Si M. lechevalier veut être de l’expédition, il y aura de beaux coups àdonner et à recevoir.

– Ce moyen me séduirait assez, dit Ragastens. Mais sebattre contre de pauvres diables… j’avoue que j’ai jusqu’ici choisides ennemis plus sérieux…

– On voit que vous connaissez mal ces « pauvresdiables »… Ils sont armés de bonnes arquebuses et ils ont deschefs redoutables. Pour vous en donner une idée, j’en avais prisun… le plus indomptable de tous, je l’avais enfermé dans une prisond’où il me semblait impossible qu’il pût s’évader… la prison avaitune porte de fer… douze hommes gardaient cette porte… Eh bien, ils’est évadé !

– Diable ! c’est un maître homme…

– Dites-lui le nom de la prison, Monclar, cela achèvera deformer son opinion…

– Cette prison, monsieur, c’était le charnier deMont-faucon…

– Le charnier de Montfaucon ! s’écria Ragastens.

– Oui, dit le roi ; n’est-ce pas que l’idée étaitingénieuse ?…

– Très ingénieuse, sire, dit Ragastens en se remettant.

Et en lui-même il songea :

– Eh bien, j’en fais de belles, moi ! Voilà que jem’amuse à délivrer les chefs de truands !… Pourtant, ce jeunehomme…

– Eh bien, que décidez-vous, monsieur de Ragastens ?demanda le roi.

– Sire, si vous le permettez, je m’entendrai avec M. legrand prévôt.

– Je vous y autorise, chevalier… Monsieur de Monclar, vousvous tiendrez à la disposition de M. de Ragastens… Chevalier, jesuis heureux d’avoir pu vous être utile… Je veux que vous soyez demes amis…

– Sire, dit Ragastens en s’inclinant, je vous suis toutdévoué, et jamais je n’oublierai l’accueil que Votre Majesté adaigné me faire.

– Bon ! Je suis homme à vous rappeler ces paroles…

– Quand il conviendra à Votre Majesté…

– Eh bien… dit François Ier avec hésitation… ilest possible qu’un jour je retourne en Italie… Adieu, chevalier… Nepartez pas de Paris sans être venu me dire si vous avez réussi.

– Votre Majesté m’accable de ses bontés, dit Ragastens.

Et il se retira en songeant :

– En Italie ?… Oui-dà !… La leçon de Parisdevrait pourtant lui suffire…

Monclar l’avait accompagné jusque dans la cour du Louvre. Aumoment où Ragastens allait mettre le pied à l’étrier, le grandprévôt lui dit :

– Monsieur le chevalier, à quelque moment que ce soit, monhôtel vous sera ouvert.

– Merci, monsieur le grand prévôt, dit Ragastens qui se miten selle… J’aurai l’honneur de vous faire visite dès cetaprès-midi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Le roi m’a ordonné de me tenir à votre disposition. Usezdonc de moi sans crainte d’abuser.

– Merci encore !…

Et Ragastens rassembla les rênes de son cheval.

– À propos, dit-il tout à coup, dites-moi donc le nom de cechef de truands…

– Lequel ?…

– Celui qui a pu miraculeusement s’évader du charnier deMontfaucon… Cet homme m’intéresse…

– Il se nomme Manfred, dit simplement Monclar.

Ragastens devint très pâle et il fut saisi d’un tremblementconvulsif. Heureusement, Monclar, préoccupé, ne s’aperçut pas decette étrange émotion.

Et lui-même demanda :

– Dans les questions que je vous ai faites, j’en ai oubliéune qui a son importance : je voudrais savoir le petit nom del’enfant que vous cherchez…

Ragastens avait eu le temps de se remettre. Il répondit de savoix la plus naturelle :

– Il s’appelle Louis… Je lui avais donné ce nom enl’honneur du feu roi Louis douzième…

…  …  …  …  … … .

Le chevalier de Ragastens se hâta de regagner l’hôtel qu’ilavait loué pour la durée du séjour qu’il comptait faire à Paris. Iléprouvait ce bizarre sentiment de la peur après coup, qui est undes plus remarquables phénomènes de l’action réflexe.

C’était cette sensation qui avait saisi Ragastens.

Il se répétait en tremblant :

– J’ai été sur le point, cent fois dans cet entretien, dedire que mon enfant s’appelle Manfred…

Et, tout à coup, il se demanda :

– Ah ça ! mais je crois donc que mon fils ne seraitautre que ce Manfred ?… Quelle preuve y a-t-il ?… Il y apeut-être deux ou trois cents Manfred dans Paris…

Il arriva à son hôtel et se précipita vers l’appartement de safemme. Mais les domestiques lui dirent que Mme laprincesse était sortie de fort bonne heure en compagnie de l’hommede confiance de Monseigneur…

…  …  …  …  … … .

Dans la matinée, en effet, dès que le chevalier de Ragastens eutquitté l’hôtel, la princesse Béatrix avait fait venir Spadacape etlui avait donné certains ordres que le fidèle serviteur s’étaitempressé d’exécuter.

Dix minutes plus tard, la princesse quittait l’hôtel dans unechaise toute simple que traînait un seul cheval.

Seulement Spadacape avait pris place près du postillon. EtSpadacape était armé jusqu’aux dents. Outre le long poignard qu’ilportait à la ceinture et qui ne le quittait jamais – affaired’habitude ! – il avait placé sous le siège deux pistoletstout armés d’avance, avec des provisions pour les recharger. Enfin,dans l’intérieur même de la chaise, il avait dissimulé unearquebuse, et, en travers de ses genoux, il tenait une rapière quieût fait envie à plus d’un truand.

Le digne Spadacape n’avait jamais pu se défaire de certainesvieilles coutumes. Il ne sortait jamais qu’armé en guerre, comme autemps où, dans les rues de Rome soulevée, il suivait pas à pas sonmaître.

À peine eut-il pris place près du cocher qu’il lui donna l’ordrede se diriger vers la rue des Francs-Archers.

On ne tarda pas à y arriver, et la voiture s’arrêta à l’entréede la rue. La princesse Béatrix mit bravement pied à terre.

Spadacape l’accompagnait, et, certes, l’aspect formidable duserviteur armé en guerre ne contribua pas peu à assurer la sécuritéde la vaillante femme.

Au bruit de cette voiture qui s’arrêtait en pareil endroit, destêtes curieuses s’étaient en effet montrées dans l’entrebâillementdes portes ; des figures menaçantes se profilèrent, et en delouches coins d’ombre, Spadacape vit luire des yeux qui brillaientde convoitise en s’arrêtant sur les bijoux dont était parée laprincesse selon la mode du temps, mode de tous les temps pour lesfemmes !

Des femmes vêtues de haillons sordides se montrèrent.

Ce fut à elles que Béatrix s’adressa :

– Avait-on entendu des cris ? Avait-on entendu unevoix appeler à l’aide ?

Les réponses furent unanimes.

On n’avait rien entendu. Ou, du moins, si quelqu’un avait crié,appelé au secours, ces cris étaient choses si fréquente que nul n’yavait prêté la moindre attention.

En vain Béatrix précisa, répéta les détails que lui avait donnésle chevalier de Ragastens. Il fut bientôt évident que cettepopulation, toujours sur le qui-vive, ne dirait rien et garderaitun silence prudent. Tout en interrogeant, la princesse et Spadacapes’avançaient.

Et au fur et à mesure qu’ils avançaient, les figures menaçantesqu’avait remarquées Spadacape devenaient plus nombreuses.

– Madame, murmura-t-il, je crois qu’il est temps de reveniren arrière.

Spadacape avait peur.

Seul, il eût sans doute essayé de franchir ces groupes qui lesdévisageaient avec une si malveillante curiosité.

La princesse ne fit pas d’objections et revint sur ses pas,interrogeant à droite et à gauche, toujours sans résultat Tout àcoup, comme elle passait devant une maison plus triste et plusdélabrée encore que les autres, un cri déchirant retentit.

– Qui demeure dans cette maison ? demanda la princessea une vieille femme qui passait.

La vieille femme s’arrêta, tressaillit et fixa longuementBéatrix.

– Avez-vous entendu, bonne femme ? dit celle-ci :qui demeure dans cette maison ?…

– Je ne sais pas, répondit froidement la bohémienne.

Car c’était une bohémienne, une de ces sorcières qui pullulaientà la Cour des Miracles.

– Vous venez d’Italie, dit-elle avec un singuliersourire.

– En effet, répondit la princesse étonnée.

– Eh bien, madame, vous ne trouverez pas ce que vouscherchez, ou du moins il sera trop tard quand vous aureztrouvé.

La princesse, stupéfaite, allait sommer la bohémienned’expliquer ses paroles, mais la vieille sorcière s’éloignarapidement dans la direction de la Cour des Miracles, et, à cemoment même, un dernier cri, plus déchirant que le premier,retentit dans la maison…

– Entrons là ! dit résolument Béatrix.

– Je crois que c’est inutile, madame, dit Spadacape, jeviens d’interroger un de ces enfants ; il me dit que c’est unefolle qui crie ainsi… Il paraît que c’est son habitude…

– N’importe ! Entrons !…

Et, arec une décision qui révélait en elle la femme habituée àaffronter le danger, Béatrix s’enfonça dans la sombre allée, et semit à monter un escalier de bois, aux marches disloquées.

Un troisième cri se fit entendre au moment où la princesse etSpadacape atteignaient la dernière marche de l’escalier. Ils setrouvèrent devant une porte fermée.

Derrière cette porte, ils entendirent des piétinements, desmeubles remués…

– Le masque ! le masque ! vociférait une voixstridente.

– Grâce, madame ! répondait une voix plus jeune.

Bouleversée, la princesse se tourna vers Spadacape.

– Il se commet un crime là-dedans, dit-elle.

Spadacape, sans répondre, essaya d’ouvrir la porte sans succès.Alors, il frappa trois coups violents.

– À moi ! à moi ! cria de l’intérieur une voixéperdue. Oh ! je suis sauvée… C’est Manfred qui vient…

Puis on n’entendit plus rien. Béatrix avait jeté un cri de joieet d’épouvante tout à la fois.

– C’est là ! c’est là ! dit-elle éperdue.

Spadacape passa son poignard dans la fente de la serrure et ilappuya son épaule contre la porte, pesant de toutes les forces deson être… Un craquement se fit entendre…

– Vite ! vite ! répétait la princesse… Oh !on n’entend plus rien !

À ce moment la porte céda, la serrure sauta, et Spadacape bondità l’intérieur, suivi de la princesse Béatrix…

Près de la fenêtre, une jeune fille, debout, retranchée derrièreune table qu’elle avait tirée à elle… En arrière de la table, etessayant de l’escalader pour atteindre la jeune fille, une femmeaux yeux hagards, agitait un objet informe et répétait avecl’obstination de la folie :

– Le masque ! le masque !…

Spadacape se jeta sur cette femme, tandis que la jeune fille,épuisée par la lutte qu’elle venait de soutenir, tombait à genouxet tendait les mains vers la princesse Béatrix. Celle-ci courut àla malheureuse, la soutint de ses deux bras, et, toute bouleverséed’émotion, lui murmura :

– Ne craignez plus rien, mon enfant, je suis une amie…

– Une amie ! balbutia Gillette avec un sourire dereconnaissance. Oui ! une amie ! Je le vois à votre beauvisage…

Et elle s’évanouit à demi, tandis que Béatrix cherchait à laréconforter. Cependant, Spadacape avait saisi Margentine la folle.Celle-ci poussa un cri sauvage, puis éclata de rire.

– Vous venez m’aider à lui mettre le masque ?dit-elle.

Elle agitait un morceau de feutre humide qui exhalait un parfumviolent. Spadacape était Italien.

À Rome, il avait longtemps fréquenté le monde mystérieux desempoisonneuses, des bohémiennes… il connaissait peut-être le parfumspécial qu’exhalait le feutre, car il pâlit et murmura un juronitalien.

Il saisit le poignet de la folle et le tordit dans ses doigts.La folle se mit à hurler de fureur, puis lâcha le feutre queSpadacape, d’un coup de pied, poussa jusqu’au fond de lachambre.

– Tenez-vous tranquille, dit-il alors, ou je vous lie lesmains…

– Je veux lui mettre le masque ! cria la folle.

– Pourquoi ?

– Pour qu’elle ne soit plus belle ! Pour que je ne lavoie plus comme elle est ! Pour que personne ne puisse plus lareconnaître !… Je veux lui mettre le masque !…

– Eh bien, vous le lui mettrez demain ! Je vousaiderai !…

– Bien vrai ?…

– Je le jure !…

La folle éclata de rire. Puis, tout à coup, comme si ses idéeseussent été violemment bouleversées et que tout ce qui venait de sepasser eût disparu de sa mémoire, elle se laissa tomber dans uncoin, s’accroupit, et, d’une voix étrangement douce, se mit àchanter une vieille berceuse.

– Pauvre femme ! murmura Béatrix qui ne la perdait pasde vue.

Gillette revenait à elle à ce moment.

– Mon enfant, dit la princesse, êtes-vous assez forte pourme suivre ?

– Oh ! oui, madame… Emmenez-moi… oh ! j’aipeur !…

– N’ayez plus peur, maintenant…

Elle jeta son bras autour de la taille de la jeune fille etl’entraîna vers la porte. Margentine les vit. Elle se redressa avecun hurlement terrible :

– Alors, vous l’emmenez !… Je ne veux pas !… Quiêtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venue ici ?…

Béatrix se tourna vers la folle que contenait Spadacape.

– Calmez-vous, madame… dit-elle. Je ne vous veux aucunmal…

Et sa voix contenait une telle expression de bonté que la folle,interdite, balbutiante, se laissa tomber à genoux.

– Si vous me l’enlevez, que vais-je devenir ?…

– Pauvre femme ! murmura Béatrix.

– Oh ! madame, dit alors Gillette, ne m’abandonnezpas !…

– Non, non, mon enfant… je ne vous abandonnerai pas… Mais,reprit-elle en s’adressant à Margentine, vous semblez regretter ledépart de cette jeune fille, et pourtant vous vouliez lui faire dumal…

– Pourquoi me parlez-vous si doucement ? gronda lafolle. Qui êtes-vous ?…

Béatrix répondit :

– Je suis une mère affligée… Comprenez-vous ?

– Une mère affligée !… Pourquoi ?…

– Parce que je cherche mon enfant que j’ai perdu…

La folle la regarda d’un air étrange. Ses yeux s’emplirent delarmes.

– Ah ! dit-elle, vous cherchez votre enfant… Eh bien,alors, vous devez avoir pitié de moi, madame, car moi aussi jecherche mon enfant… Et savez-vous ? On m’a promis de me rendrema fille si je voulais faire beaucoup de mal à celle-ci… J’ai unefille, madame ! Où est-elle ? Voilà ce que je ne saispas, moi. Qui sait si elle n’est pas morte !…

Margentine cacha sa tête dans ses deux mains et, sourdement,avec des sanglots convulsifs, répéta :

– Morte ! morte !…

– Pauvre infortunée ! pensa Béatrix.

Elle hésita un instant. Puis, comme la folle semblait s’anéantirdans la douleur que lui causait l’idée de mort qui s’était évoquéeen elle, Béatrix entraîna doucement Gillette, après avoir fait unsigne à Spadacape.

Celui-ci déposa sur la table boiteuse du pauvre logis une boursepleine d’or, puis, après avoir attendu quelques minutes poursurveiller la folle, il descendit à son tour l’escalier etrejoignit la princesse au moment où elle faisait monter Gillettedans sa chaise…

Spadacape reprit son poste près du cocher et la voitures’éloigna grand train dans la direction de l’hôtel.

…  …  …  …  … … .

Au moment où la chaise de Béatrix quittait la rue desFrancs-Archers, un homme et une femme, cachés dans une desnombreuses encoignures de cette ruelle dont les maisons malalignées formaient une foule d’angles rentrants et sortants,dévisagèrent avec curiosité la princesse et la jeune fille… Or,cette femme, c’était la même qui avait fait a Béatrix une sisingulière prédiction : c’était la Gypsie.

Et l’homme, c’était Tite le Napolitain.

– Et vous êtes sûre de ce que vous dites ? demanda leNapolitain lorsque la voiture eut disparu.

La Gypsie haussa les épaules.

– Va, mon fils, dit-elle, va… Si tu es un garçonintelligent, comme je le crois, tu profiteras du renseignement queje te donne.

Elle jeta un regard perçant sur Tite et ajoutalentement :

– Je crois que certains personnages payeraient cher poursavoir ce que je viens de te dire…

– Quels personnages ? demanda le Napolitain de son airle plus naïf.

– Que sais-je !… Le grand prévôt, par exemple…

– Pourquoi me parlez-vous de lui, mère Gypsie ?… Je nele connais pas ! s’exclama vivement Tite.

– Je ne dis pas que tu connais le grand prévôt…

– Je suis un trop pauvre gueux pour oser aborder un pareilhomme.

– Cela va sans dire. Je ne citais le grand prévôt que commeun exemple… Mais je suis sûre qu’il fait partie de ces personnagesqui donneraient beaucoup à qui viendrait leur dire que la mère deManfred est à Paris et cherche son fils !…

– Et vous êtes sûre de ne pas vous tromper ?…

– J’ai vu la comtesse Alma, mère de la princesse. J’aiconnu le comte Alma. J’ai vécu huit jours près de la princesse etde son mari, le chevalier de Ragastens, à l’époque où leur fils futenlevé.

– Vous devez en savoir long sur cet enlèvement, mèreGypsie ?

– Pas plus que ce que je t’en dis… pas plus que tu n’ensais sur M. de Monclar, grand prévôt de Paris…

– Cela suffit, mère Gypsie !… Je verrai… Jeréfléchirai… la chose est grave…

La Gypsie s’éloigna lentement. Au moment où elle allaitdisparaître à l’endroit où la rue débouchait sur la Cour desMiracles, elle se retourna et vit Tite le Napolitain qui courait àtoutes jambes vers l’autre extrémité de la rue.

Elle eut un sourire et murmura :

– Dans une heure, le grand prévôt sera au courant…

…  …  …  …  … … .

Dans la voiture, Gillette avait saisi les mains de la princesseBéatrix :

– Madame, s’était-elle écriée, comment pourrai-je vousremercier ! Vous me sauvez la vie…

– Taisez-vous, mon enfant… reposez-vous… tout à l’heure,nous causerons. Pourtant, laissez-moi vous poser une question… uneseule…

– Dites, madame…

– C’est bien vous qui appeliez au secours et qui prononciezun nom…

– Ce nom… balbutia Gillette en rougissant.

– C’était Manfred !

– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille. C’estbien moi !…

– C’est bien, dit Béatrix en tressaillant de joie… Ne ditesplus rien… Tout à l’heure, nous verrons…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer