Triboulet

Chapitre 36DEMAIN !…

Manfred et Lanthenay se retirèrent vers minuit.

Quant à Rabelais, on lui avait préparé un lit, comme c’était lacoutume dans la maison toutes les fois qu’il s’attardait à discuterphilosophie avec Dolet.

À l’aube, Dolet se leva.

– Je vais en l’Université corriger des épreuves, dit-il àsa femme.

Il serra les mains de Rabelais et sortit. Julie le vit partirsans la moindre inquiétude. Souvent, Dolet se rendait, dès l’aube,à son imprimerie installée dans l’Université. Quant à Avette, elledormait profondément.

Étienne Dolet avait, pendant la nuit, mûri son projet de fuite.Il comptait sortir à pied de Paris, gagner le premier village venu,acheter un cheval et se diriger en droite ligne sur la Suisse.

Il faisait encore nuit lorsqu’il se trouva dans la rue. À centpas de sa maison, deux ombres se détachèrent d’un mur, et l’instantd’après, Manfred et Lanthenay le rejoignaient.

– Je n’étais pas tranquille, dit Lanthenay ; toute lanuit nous avons monté la garde dans la rue…

– Chers amis !

– Il était temps que vous partiez ! dit à son tourManfred. Des gens suspects ont rodé autour de la maison, et dansdeux heures, peut-être eût-il été trop tard…

– C’est vrai ! confirma Lanthenay. Et rien ne prouveque nous ne sommes pas suivis…

Tous les trois s’arrêtèrent et inspectèrent les environs d’unlong regard. La rue était paisible, toutes les maisons closes, avecquelques fenêtres par-ci par-là où tremblotait la lumière dequelque matinale ménagère.

– Il faut nous séparer, dit résolument Dolet.

– C’est mon avis, ajouta Manfred. On remarquera plusfacilement trois hommes qu’un seul.

– Père, dit alors Lanthenay, vous laissez sous ma gardedame Julie et Avette. Ne pensez-vous pas qu’il est prudent de lesemmener loger ailleurs que dans cette maison vers laquelle les gensdu roi se dirigent peut-être en ce moment ?

– Crois-tu donc qu’on oserait tourmenter des femmes ?s’écria Dolet en s’arrêtant. S’il en est ainsi…

– Je ne le pense pas ! dit vivement Lanthenay. C’est àvous, à vous seul qu’on en veut. Mais enfin, ne vaut-il pas mieuxleur éviter une émotion inutile ?

– Tu as raison, mon fils…

– Bien ! Dans une heure, elles seront à l’abri…

– Quittons-nous donc, mes amis… Lanthenay, mon fils, tu asen dépôt ce que j’ai de plus cher au monde…

Trop ému pour répondre, Lanthenay se jeta dans les bras deDolet. Puis, Dolet serra les mains de Manfred et s’éloigna.

– Tout est tranquille, observa Manfred, j’ai bonespoir.

– Oui ! mais comme tu le disais tout à l’heure, ilétait temps ! Nous allons prendre Avette et sa mère et lesconduire à la Cour des Miracles. C’est là qu’elles seront le plusen sûreté, en attendant le départ…

– C’est mon avis.

À ce moment un homme apparut.

Il marchait dans la direction qu’avait prise Dolet. Il titubaitet chantait à demi-voix une chanson à boire.

– Hum ! fit Manfred, est-il bien aussi ivre qu’il veutle paraître ?

Il alla droit au pochard et lui mit la main sur l’épaule.

– Il est bien tôt, fit-il, pour chanter ainsi.

– Holà ! s’écria le pochard d’une voix éraillée,est-ce que vous voulez payer a boire ? Tiens !Tiens ! C’est l’illustre Manfred !

– Tricot ! s’exclama Manfred.

C’était, en effet, ce Tricot que nos lecteurs ont pu entrevoirun instant dans la Cour des Miracles.

– Le roi de Thune vous salue, reprit le truand en éclatantde rire. Voulez-vous boire avec Ma Majesté ?

– Rentre cuver ton vin, dit Lanthenay rassuré. Manfred etLanthenay s’éloignèrent, laissant l’ivrogne continuer àchanter.

Il leur suffisait que ce fût Tricot pour être sûrs qu’ilsn’avaient pas rencontré un acolyte du grand prévôt…

À peine eurent-ils disparu que Tricot se tut subitement, seredressa, et cette fois, sans tituber, se mit à courir dans ladirection par où s’était éloigné Dolet.

À vingt pas de la maison de l’imprimeur, Manfred et Lanthenayaperçurent un rôdeur qui, en les voyant, s’avança vers eux enpleurnichant :

– La caritá, signor mio !

– Va-t’en demander la charité au diable ! fit Manfred.Le mendiant parut avoir compris, et s’éloigna en gémissant.

Les deux jeunes gens frappèrent à la porte de Dolet sans pluss’occuper du mendiant. Celui-ci s’était jeté dans une encoignureet, de là, examina attentivement les faits et gestes de Manfred etde Lanthenay. Il les vit entrer dans la maison.

Et alors il s’élança vers l’hôtel du grand prévôt.

Ce mendiant, c’était Tite le Napolitain.

…  …  …  …  … … .

Étienne Dolet se dirigeait du même pas tranquille et ferme versles portes de Paris.

Il se disait qu’il atteindrait la porte juste au moment où elles’ouvrirait, et ne se hâtait pas.

Il avait franchi les ponts et traversé l’Université.

Là, le silence et le calme régnaient plus profondément que dansla ville déjà éveillée. Les étudiants, se couchant tard, selevaient tard dans la matinée, et l’heure des cours seule pouvaitles arracher au sommeil.

Dolet passa devant son imprimerie. Son cœur se serra à la penséede tous les travaux qu’il allait laisser inachevés.

Dolet voulut jeter un dernier coup d’œil dans ce couloir au fondduquel se trouvait la porte d’entrée.

Il eut un tressaillement de surprise et d’inquiétude :mystère ?

Au fond du couloir, la porte était ouverte. La grande salle del’imprimerie apparaissait béante, vaguement éclairée, avec sagrande presse en bois…

Deux hommes allaient et venaient dans la salle.

Dolet les reconnut.

– Frère Thibaut et frère Lubin, murmura-t-il.

Étienne Dolet avait cette bravoure froide qui mesure le dangeret qui va droit à l’obstacle, une fois qu’elle a résolu de marcher.Il entra sans bruit dans le couloir, s’arrêta près de la porte etconstata que les deux moines étaient seuls. Ils se livraient à unsingulier travail.

Ils avaient ouvert un ballot qui semblait contenir des livres etdes brochures, ils prenaient des paquets de ces livres et lesdisposaient régulièrement sur des rayons.

Dolet s’avança.

– Merci, mes frères, dit-il de sa voix calme ; j’avaisjustement recommandé qu’on mît ce matin un peu d’ordre sur cesrayons… Frère Thibaut qui tenait une pile de livres la laissatomber de saisissement. Frère Lubin qui rangeait les livres sur unrayon se retourna. Tous deux, stupides d’étonnement, demeurèrentsans un mot, très pâles.

– Or ça, reprit Dolet, depuis quand les religieuxforcent-ils les portes ? Comment êtes-vous entrésici ?…

– Grâce, pardon, maître ! larmoya frère Thibaut.

– Comment êtes-vous entrés ? continua Dolet.Répondez ! ou je vais vous traiter comme des larrons de nuit,et vous ne sortirez pas d’ici vivants !

L’éclair d’une dague qui brilla sous le manteau de Doletpersuada aux dignes gredins que la menace était sérieuse.

– On nous a ouvert ! dit piteusement frèreThibaut.

– Et que faites-vous ici ? Qui vous aouvert ?

En parlant ainsi, Dolet se baissa vers le ballot éventré d’oùles moines tiraient les livres qu’ils rangeaient siméthodiquement.

Il prit un de ces livres et pâlit.

– Oh ! les infâmes ! murmura-t-il.

Tous ces volumes étaient des livres de la religionnouvelle[11] . On encourait la prisonperpétuelle à posséder un de ces livres maudits. Et quand celui quiles possédait était un imprimeur, c’était la mort.

Dolet comprit. Il laissa tomber sur les moines un regardméditatif, ou il n’y avait plus de haine, mais une sorted’étonnement douloureux.

– Et je vous ai reçus à ma table ! dit-il. Et vousêtes venus chez moi en amis, la main tendue…

Les deux moines se regardèrent, éperdus.

– Maître, balbutia Thibaut, on nous a forcés…

– Forcés ! Qui a pu vous forcer à être infâmes !…Parlez ! mais parlez donc, misérables !

La main de Dolet s’était abattue sur l’épaule du moine qu’ellebroyait d’une puissante étreinte.

– Le vénérable Ignace de Loyola ! cria enfin frèreThibaut, dans un hurlement de douleur.

Dolet repoussa violemment le moine, qui roula avec ungémissement. Frère Lubin s’était tapi dans un coin obscur.

Dolet se croisa les bras et sa tête tomba sur sa poitrine.

Il n’avait plus de colère contre les deux moines, comparsesindignes de sa pensée, rouages dans le formidable engrenage dehaine où il se sentait pris…

Sa colère allait frapper plus haut, jusqu’à ce Loyola qui lepoursuivait, jusqu’à ce roi François qui, après lui avoir juréamitié, après lui avoir donné un privilège d’imprimeur, laissaitmaintenant agir les sinistres agents de ténèbres, – parlâcheté !

Un furieux désir de lutte lui venait. Il se sentait de taille àtenir tête à Loyola lui-même. Il ne voulait plus fuir.

Tout à coup il redressa la tête, et ses yeux étincelèrentd’audace. Il prit trois des livres du ballot maudit et les cachasous son manteau. Il irait au Louvre. Il pénétrerait coûte quecoûte auprès du roi, dénoncerait le guet-apens, jetterait leslivres aux pieds du roi et dirait :

– Sire, est-ce que nous sommes maintenant à la merci d’unfanatique espagnol ? Est-ce que de pareilles abominationspourront être impunément commises sous vos yeux par un étranger quirêve de faire brûler la « moitié de la France par l’autremoitié » ?

Sans plus s’occuper des moines épouvantés, il se dirigea vers lecouloir qui aboutissait à la rue.

Au bout, la rue apparaissait dans la clarté grise du matin. Et,dans la rue, Dolet aperçut une douzaine de gens du guet, appuyéssur leurs hallebardes.

– Trop tard ! murmura Dolet.

Il voulut refermer la porte, geste instinctif de défense… Laporte résista, et il aperçut alors un homme, une sorte de mendiantà qui plus d’une fois il avait fait l’aumône. Le mendiant,arc-bouté contre la porte, la tenait ouverte.

Et ce mendiant, c’était Tricot, le roi de Thune.

Au même instant, les hommes du guet pénétraient en masse dans lecouloir, faisaient irruption dans la salle, et la seconde d’après,Dolet, les mains attachées au dos par une chaînette de fer, voyaitl’officier s’incliner devant lui et lui présenter un papier.

– Excusez-moi, monsieur, dit l’officier, je vous arrête parordre du roi.

– C’est bon ! grommela une voix ; qu’on fouillel’imprimerie !

Dolet tourna la tête vers celui qui venait de parler et reconnutle grand prévôt. Près de Monclar se tenait un homme drapé jusqu aumenton dans un ample manteau, et le visage couvert d’un masque.

– Qu’on fouille aussi M. Dolet ! dit cet homme.

– Si on fouillait votre conscience, dit Dolet d’une voixqui ne tremblait pas, on y trouverait plus de pensées criminellesqu’on ne va trouver ici de livres proscrits… apportés par vossoins, monsieur de Loyola !

L’homme au masque tressaillit.

Mais Monclar s’était tourné vers une sorte de greffier, quis’apprêtait à noter les incidents de l’arrestation.

– Écrivez, dit-il, écrivez qu’une science maudite etdémoniaque a permis à l’accusé de reconnaître le très vénérablepère Ignace de Loyola, bien qu’il fût soigneusement masqué, commechacun peut le constater. Écrivez que l’accusé a outragé avecignominie le très vénéré père…

– Écrivez aussi, fit Dolet, que le grand prévôt de Paris,représentant le roi de France, vient de se rendre complice d’uneinfamie.

Cependant l’officier avait entr’ouvert le manteau de Dolet. Ilen sortit les trois livres que le malheureux venait d’y mettrequelques instants auparavant pour les porter à FrançoisIer. Loyola s’en empara avidement et poussa un cri detriomphe.

– Voyez ! dit-il à Monclar. L’accusé ne peut nier. Ilavait sur lui trois exemplaires que sans doute il s’apprêtait àporter à quelque pauvre égaré… Encore une âme de sauvée,heureusement !

– Écrivez ! dit Monclar au greffier.

Dolet avait fermé les yeux pour n’y pas laisser voirl’indignation qui le bouleversait…

Le ballot apporté par frère Thibaut et frère Lubin était là… Leslivres furent saisis et empaquetés, puis mis sous sceau royal.

– L’official, inquisiteur de la foi, jugera, prononça d’unevoix grave Ignace de Loyola.

– Et vous, riposta Dolet, qui vous jugera ?…

– Allons, marchez, monsieur, dit doucement l’officier ensaisissant le bras d’Étienne Dolet.

– Où me conduisez-vous ?

– À la Conciergerie, répondit Loyola.

Dolet se tourna vers lui.

– Monsieur, dit-il lentement, vous triomphez. Ou plutôt, cequi triomphe aujourd’hui, c’est l’esprit de scélératesse. Au nom duDieu qui ordonna la bonté et l’amour du prochain comme la premièredes vertus, vous allez, semant les ruines, tuant et brûlant. Vouscommettez en ce moment un nouveau crime. Vous en accumulerezd’autres. Vos successeurs, reprenant la hideuse tradition demeurtres et d’étouffement que vous inaugurez, essaieront decompléter votre œuvre. Vous voulez tuer la science, l’éternelle etimmuable vérité… Eh bien, moi, Etienne Dolet, victime de votreimposture et de votre haine, prisonnier enchaîné, je vous ledis : vos crimes seront vains. Votre scélératesse est vaine.Vous le savez comme moi, et c’est cela qui vous donnera, à vous etaux vôtres, la punition qui peut vous atteindre : c’est laconscience que vous vous débattez en vain ! qu’en vain vouséteignez toutes les lumières, la vérité suprême luira sur leshommes. Après les siècles d’abjection et d’ignorance viendront lessiècles où la pensée affranchie prendra son essor vers les sereinesrégions de la science. Vous allez me tuer, mais vous aussi vousmourrez. Un jour viendra où votre nom sera le synonyme d’opprobreet de honte, et où les hommes, fraternellement, lèveront un regardattendri sur la mémoire de Dolet ! Voilà ce que je voulaisvous dire.

« Méditez mes paroles dans la nuit de votre conscience.Allons, monsieur, dit-il à l’officier, conduisez-moi à laConciergerie, pendant que M. de Loyola va s’enfermer lui-même dansune prison de honte et de rage… »

Étienne Dolet fut aussitôt entraîné.

Ignace de Loyola avait saisi la main de Monclar.

– Monsieur, dit-il d’une voix brûlante, si cet hommes’évade, c’est vous qui serez brûlé en son lieu etplace !…

Une demi-heure plus tard, Étienne Dolet était poussé dans uncachot de quelques pieds carrés et fut enchaîné solidement à lamuraille.

– Ô vérité, murmura-t-il, comme tu es loinencore !…

Puis l’image de sa femme Julie et d’Avette passa devant sesyeux. Alors cet homme de fer s’attendrit.

Ses yeux se voilèrent. Et sa pensée prononça ces deux mots,comme une suprême prière d’agonisant :

– Ma femme ! Ma fille !

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