Triboulet

Chapitre 28LE RANZ DES VACHES

Bien que laissé en liberté, Triboulet était étroitementsurveillé. François Ier avait cédé devant la menace de Gillette,mais sa haine contre le bouffon s’en était accrue.

Maintenant la passion se déchaînait dans l’âme du roi.

Que Gillette fût sa fille, il arrivait à en douter.

Quel témoignage y avait-il, après tout ?… Celui d’unefolle ! Un mot échappé à Margentine, sans qu’on pût préciserau juste de qui elle avait voulu parler. Et le roi invoquait desdates, des ressemblances… Et lorsque les dates, les physionomiessoigneusement étudiées lui avaient prouvé que Gillette était safille, il s’affirmait violemment qu’elle ne l’était pas, qu’elle nepouvait l’être…

Il voulait Gillette ! Elle serait à lui ! Le reste, ilvoulait l’oublier…

Triboulet dut à cet état d’esprit d’échapper pour cette fois aucachot et peut-être à la mort… Mais le roi n’attendait que lemoment propice pour exercer contre son bouffon quelque cruellevengeance.

Ce moment, ce serait celui où Gillette serait devenue samaîtresse. Alors, sa menace même de se tuer demeurerait sans effet…Qu’importait qu’elle se tuât alors ?…

Le lendemain de cette nuit où nous avons vu Jeanne de Croizilleintroduire Triboulet auprès de Gillette, le bouffon était dans sachambre, méditant sur ce qu’il ferait…

– Ce Manfred ! songeait-il. Cet homme qu’elle aime, ilfaut que je le voie, que je le connaisse…

Il y avait dans l’œil clair du bouffon une sorte de joiemalicieuse et tendre, en même temps que de l’inquiétude.

– Comment sortir d’ici ? reprit-il en son monologue.Si ce n’était que moi… ce serait tôt fait… mais l’enfant ?…Comment échapper à la surveillance ?… comment lui éviterl’émotion d’une fuite dangereuse ?… Il faut que la chose sefasse tout naturellement, sans secousse…

Machinalement, il prit une viole et se mit à jouer un air, touten réfléchissant à la situation.

Il connaissait à fond le Louvre.

Mais il savait aussi qu’il était surveillé.

Il se promenait librement partout ; on ne lui demandaitplus d’exercer son métier de bouffon ; le roi ne l’appelaitjamais pour lui dire :

– Je m’ennuie ; fais-moi rire, bouffon.

Mais partout où il allait, il sentait un regard peser surlui ; il avait constaté que toutes les issues étaientgardées.

Une fois, il s’était approché de la grande porte, d’un airindifférent, comme il faisait quand il lui arrivait de sortir duLouvre, avant la terrible scène. L’officier de garde s’étaitaussitôt avancé vers lui en lui disant :

– Retournez, s’il vous plaît, monsieur !

Le « monsieur » parut très grave à Triboulet, et surce mot il jugea de la sévérité des ordres qui avaient été donnés àson égard.

– Et si j’avançais, officier ? dit-il.

– Je serais obligé de vous faire saisir séance tenante.

– Et si je ne me laissais pas saisir ?

– Je vous passerais mon épée au travers du corps…

– Peste, monsieur l’officier ! Si c’était, au moins,au travers de ma bosse !… Mais au travers du corps !… J’ytiens, à ma guenille de corps, si contrefaite qu’ellesoit !…

Et Triboulet s’éloigna en donnant tous les signes d’une frayeurcomique qui fit rire aux éclats l’officier.

Bientôt il sortit de sa chambre, emportant sa viole. Il erradans le Louvre, s’écartant de plus en plus des bâtiments habitéspar le roi, les princes et princesses et la foule des domestiques,des courtisans, officiers, grands-veneurs, fauconniers, tout unpeuple qui vivait là.

Il traversa les nouvelles constructions que FrançoisIer faisait élever pour remplacer la partie du vieuxLouvre qu’il avait fait abattre. Une trentaine d’ouvriers étaienten train de mettre en place deux énormes cariatides, au moyen depalans… Un homme surveillait l’opération avec un soin et uneinquiétude visibles.

– Voilà de beaux morceaux de pierre, maître Jean Goujon,dit Triboulet. Vous êtes vraiment un habile homme… Et pour quoifaire, ces cariatides ?

– Voyez-vous cette ligne de pierres de taille qui vontformer balcon ?… C’est pour soutenir tout cela ! réponditle sculpteur que les compliments de Triboulet avaient touché.

– Et pour soutenir le trône de France, quelle cariatidesvotre bon ciseau sculpterait-il, maître ?…

Jean Goujon, ébahi de la question, ne répondit pas etgrommela :

– Plus fou que les fous, celui qui écoute lesfous !…

Ayant franchi l’espace encombré de plâtras, de poutres et depierres, Triboulet parvint à cette partie du Louvre qui se trouvaitau bord de la Seine et qui était déserte…

Là, dans un angle solitaire, il y avait une petite porte basse.La porte franchie, on se trouvait presque aussitôt sur la berge, oùdes peupliers séculaires dressaient leurs cimes sonores dans leciel gris.

Au pied des peupliers, il y avait une sorte de taverneconstruite en planches, où les mariniers et passeurs, maîtres debacs et bachots venaient boire.

Or, si Triboulet, au lieu d’être enfermé dans le Louvre, se fûttrouvé sur la berge à ce moment, il eût assisté à un spectacle quilui eût paru bizarre.

D’abord, la misérable taverne, au lieu d’être pleine demariniers, lui fût apparue remplie de gens à mine louche, portantdes rapières fort longues et fort aiguisées – enfin, des hommesayant l’apparence de vrais coupe-jarrets.

Ensuite, ce qui eût porté au comble l’étonnement de Triboulet,c’eût été d’apercevoir parmi ces gens de sac et de corde, aux yeuxluisants et aux vêtements délabrés, deux ou trois gentilshommes quileur distribuaient de l’argent. Enfin, si, piqué de curiosité,Triboulet eût attendu la sortie de ces gentilshommes, et qu’il leseût suivis un instant, il eût peut-être surpris les paroles qu’ilséchangeaient :

– Et tu es sûr qu’il viendra ?

– Il est venu hier, il a rôdé plus d’une heure parlà ; il est venu avant-hier ; il est venu le soird’avant… Pourquoi ne viendrait-il pas ce soir ?

– Alors il n’y a qu’à prévenir M. le grand prévôt…

– Tu dis des bêtises. C’est nous qui devons fairel’opération, et si je savais que M. de Monclar veut s’en mêler, jel’enfermerais chez lui !

Voilà ce qu’eût vu et entendu Triboulet. Mais Triboulet ne vitet n’entendit rien de tout cela pour la raison qu’il n’était passur la berge, mais bien prisonnier dans l’intérieur du Louvre, etfort occupé à ce moment-là à examiner attentivement la petite portebasse de laquelle nous l’avons vu s’approcher peu à peu.

Devant cette porte, un soldat se promenait lentement, de cet airmorne et ennuyé qu’ont tous les factionnaires depuis qu’il y a desportes à garder et des factionnaires pour les garder. Ce soldatétait un colosse.

Il portait une grande barbe rousse en éventail. Il avait desyeux d’un bleu faïence, un front bas, une physionomie limpide,douce, enfantine et terrible. Il devait tuer sans savoir qu’iltuait.

Tout à coup, le colosse s’arrêta net et gronda dans sa barbeépaisse, avec un fort accent allemand :

– Seigneur Jésus, Marie et tous les saints ! qu’est-ceque j’entends là !

Ce qu’entendait le digne Allemand, c’était un air de viole…

Ce fut d’abord sur son visage un étonnement qui confinait à lastupéfaction… puis du ravissement… puis une sorte d’extase… Lesmains jointes, la poitrine oppressée, les yeux pleins de larmes, lefactionnaire écoutait, un peu penché en avant…

Et l’air continuait en sourdine, comme venu de très loin,apportant au colosse un parfum du pays absent, évoquant devant sesyeux avec une intense précision les montagnes où s’était écouléeson adolescence, les chalets de bois dont la cheminée fume, lescimes neigeuses qui se perdent dans le ciel d’un bleu profond… toutun paysage enchanteur où passent des troupeaux mugissants et desjeunes filles aux tresses blondes, avec des yeux bleus très doux etdes jupes rouges très courtes…

– Le Ranz des vaches ! murmura le colosse.

Et ses yeux s’obscurcissaient, et il se prit à sangloterdoucement[9] .

– Le Ranz des vaches ! oh ! c’est le Ranz desvaches !

L’air s’arrêta tout à coup et Triboulet parut.

– Eh bien, dit-il, êtes-vous content, mon braveLudwig ?

– Content, monsieur Triboulet ! C’est-à-dire que, pourentendre encore cet air-là, je donnerais bien un an de masolde…

– Oui, oui ! Vous êtes un bon Suisse ! Cela vousrappelle le Righi, n’est-ce pas ?

– Non, cela me rappelle la Jungfrau…

– Ah ! ah ! fit Triboulet avec admiration. LaJungfrau, et non pas le Righi !

– Oui ! C’est dans la Jungfrau que je suis né…

– Et c’est là que vous voudriez bien être en ce moment, aulieu de vous morfondre devant cette porte derrière laquelle il n’ya rien !

– Porte que je dois garder, monsieur Triboulet… surtoutcontre vous ! dit l’Allemand soudain rappelé au sentiment desa faction.

– Et dites-moi, reprit Triboulet, combien de temps durevotre garde ?

– On va me relever dans une heure. Je m’en voudrais de tuerun homme qui joue si bien le Ranz des Vache ».

– Lui aussi ! pensa Triboulet. Vous voyez,mon cher Ludwig, je ne m’approche pas… je n’ai pas envie de m’enaller… Le roi tient trop à moi, et je tiens trop à SaMajesté !

– À la bonne heure, monsieur Triboulet.

Triboulet cessa de parler et s’écarta de quelques pas, puispréluda sur son instrument. Puis la mélopée montagnarde, une foisencore, se développa.

Ludwig écoutait de tout son être. Plus doux, plus puissantencore que tout à l’heure, le charme opérait. Lorsqu’il eutterminé, Triboulet se rapprocha vivement du colosse.

– Ludwig, demanda-t-il à voix basse, comment s’appellecelle qui t’attend là-bas, dans tes montagnes ?…

– Elle s’appelle Catherine… Mais commentsavez-vous ?…

– Et si tu pouvais la rejoindre ?

– Oh ! ce serait le paradis sur terre.

– Te marier avec elle, hein ? Avoir une maison, à toi…une maison de bois sur la lisière de la belle forêt de sapins quisent si bon le goudron… non loin du vallon au fond duquel seprécipite la cascade en écumant…

– Mais vous y avez donc été ! s’écria Ludwig.

– Autour de la maison, il y aurait un jardin… et tu auraisun troupeau qui reviendrait le soir au son des clochettes de lavache conductrice, tandis que le cornemusier du village jouerait leRanz… Alors tu rentrerais, et ta Catherine te serrerait dans sesbras…

– Monsieur ! Monsieur ! Vous me rendezfou !… Monsieur Triboulet ! sanglota Ludwig.

– Tout cela, Ludwig, tu peux le réaliser à ta prochainefaction, je t’apporte mille écus de six livres…

– Mille écus de six livres ! De quoi avoir une maison,une laiterie et les meubles, et les instruments, et un jardin et unpré !

– Et Catherine ! Mille beaux écus de six livresparisis !

– Six mille livres parisis ! Le bonheur !l’amour !

– Il ne s’agit que de m’ouvrir la porte…

– Monsieur Triboulet…

– Mille écus de six livres !

– Grâce !

Triboulet, sans répondre, attaqua le Ranz des vaches.

Lorsque les dernières notes eurent expiré dans l’air triste etmaussade, le colosse passa ses deux mains sur son front, et d’unevoix rauque prononça :

– Je serai de faction entre onze heures du soir et deuxheures du matin…

– Bien ! Je serai ici à minuit avec les mille livres.Tu ouvriras ?

– Oui !

Triboulet s’enfuit… transporté de joie.

Il se montra partout et déclara aux gentilshommes qui lequestionnaient sur sa disgrâce que, le lendemain, il irait se jeteraux pieds du roi pour obtenir sa rentrée en faveur. Vers neufheures, il était dans sa chambre, achevant ses préparatifs.

– Dans ce sac, l’argent du bon Ludwig… Ah ! ce manteaupour l’enfant… Ces nuits de brouillard sont terribles… Cette bonnedague à ma ceinture… Ah ! ah ! cher monsieur Ludwig,voulez-vous nous ouvrir, s’il vous plaît ? Nous partons envoyage, avec mademoiselle que voici… mademoiselle mafille !

Dix heures sonnèrent, puis onze heures…

– Attention ! murmura Triboulet, Mlle deCroizille va venir me chercher… je tremble… lâche que jesuis ! Non, je ne tremble plus, je ne veux pas trembler…

À ce moment, une rumeur retentit dans les couloirs du Louvre.Triboulet pâlit. Il ouvrit sa porte et saisit au bras une femme quicourait, un flambeau à la main…

– Que se passe-t-il ? demanda Triboulet.

– Il se passe que la duchesse de Fontainebleau a disparu duLouvre !

Triboulet lâcha le bras de la femme et tomba comme une masse,comme foudroyé, en poussant une sourde imprécation dedésespoir…

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