Triboulet

Chapitre 9LE GRAND PRÉVÔT

Cette sombre physionomie du comte de Monclar sollicite notrecuriosité ; malgré l’importance capitale de l’entrevue qui eutlieu entre le roi et Loyola, et que nous aurons à raconter, suivonsdonc le grand prévôt.

M. de Monclar sortit du Louvre, a cheval, escorté par unevingtaine de gens d’armes. Il n’avait pas la figure d’un méchant oud’un cruel : ses traits étaient figés, pétrifiés, semblait-il,hors de toute sensibilité.

Ses yeux n’étaient point durs : seulement on n’y voyaitjamais de flamme humaine.

Sa parole n’était ni âpre ni forte : elle était morne.

Il disait au bourreau : « Pendez cette femme » dumême ton qu’il disait à son valet de chambre :« Habillez-moi. »

Les plus braves avaient peur devant cette sinistrereprésentation de la Vindicte. Paris tremblait quand il passait,morne, indifférent à la terreur qu’il inspirait.

On disait le grand prévôt brave jusqu à la témérité. À diversesreprises, il avait pénétré seul, sans armes, dans les bouges d’oùon ne sortait pas vivant… Il apparaissait quelquefois dans descabarets mal famés, et, à son aspect, un silence de morts’établissait.

En réalité, le comte de Monclar ne connaissait pas la peur,parce que la peur est un sentiment – et que peut-être il n’y avaitplus en lui un seul sentiment vivant.

De vrai, c’était un cadavre qui marchait, parlait, et il y avaitbeaucoup de superstition dans la terreur qui se répandait autour delui comme une atmosphère spéciale.

Triboulet l’avait appelé : L’Archange dugibet !

Cette esquisse rapide – et que peut-être on trouvera trop longue– était nécessaire. Passons… M. de Monclar marchait à dixpas en avant de l’officier qui commandait son escorte. Il contournal’ensemble de ruelles qui venaient se dégorger dans la Cour desMiracles comme autant de ruisseaux putrides aboutissant à uncloaque.

Comme il allait, au tournant de l’une de ces ruelles, s’engagerdans la rue Saint-Denis, une femme, accroupie dans une encoignure,se dressa toute droite, et le regarda fixement. Le grand prévôtperçut la sensation de ce regard attaché sur lui, et cela l’étonna,lui qui faisait baisser tous les yeux, hormis ceux du roi sonmaître…

Il arrêta son cheval, examina la femme.

C’était une vieille, sans âge fixe. Elle était en haillons…

Elle ne baissa pas les yeux. Il n’y avait d’ailleurs dans sonregard ni menace ni prière ni insolence.

– Que me veux-tu ? demanda le grand prévôt.

– Rien, monseigneur…

– Qui es-tu ?

– Une femme qui souffre et qui attend.

– Comment t’appelles-tu ?

– Je n’ai pas de nom… on m’appelle la Gypsie.

– Il me semble te reconnaître.

– Vraiment, monseigneur !

Il y eut quelque chose comme une joie sourde dans l’accent deces mots.

– Je te reconnais maintenant, reprit le grand prévôt. C’esttoi qui vint un jour me supplier d’épargner une sorte de bohémienque j’ai fait pendre.

– Vous avez une prodigieuse mémoire, monseigneur. Ces faitsremontent à plus de vingt ans.

– C’est vrai ! murmura Monclar. J’ai trop de mémoire…Oh ! si je pouvais oublier ! oublier !

Et il reprit à haute voix :

– Même, le jour de la pendaison, tu te jetas sur lebourreau et le mordis cruellement… Tu fus graciée…

– J’avais oublié, monseigneur… Vraiment votre mémoirem’étonne moi-même ! Moi qui passe dans ma tribu pour garderune impression merveilleuse du passé…

– Le bohémien fut pendu ! continua Monclar.

– C’était mon fils, monseigneur…

Elle dit cela très simplement, sans haine aucune.

– Et maintenant, que veux-tu ?

– Rien, monseigneur !

– Pourquoi me regardes-tu quand je passe ?

– C’est une habitude chez moi… voilà tout.

Le grand prévôt pressa les flancs de son cheval.

– Monseigneur ! dit la vieille.

– Allons, parle… je savais bien que tu avais quelque choseà dire.

– On m’a assuré que vous vouliez faire arrêterLanthenay.

– Tu le connais ?

– Assez pour m’intéresser à lui… Et puis, surtout, jem’intéresse à une jeune fille… nommée Avette… la fille d’unimprimeur… Ces deux enfants s’adorent, monseigneur. C’est pourquoije vous prie, monseigneur. Si Lanthenay est pendu, Avette en serabien triste… et son père aussi…

La prière était si peu une prière que le grand prévôteut la rapide intuition que la vieille machinait peut-être autrechose que le bonheur d’Avette et de Lanthenay. Il dédaigna derépondre et poussa son cheval.

Cette fois, la Gypsie n’essaya plus de l’arrêter. Mais si lecomte de Monclar se fût retourné, il eût sans doute frissonné deterreur, sous le regard de haine effroyable que lui dardaitl’étrange vieille. :.

Le grand prévôt songeait :

– Le renseignement est bon ! Lanthenay reçu chezDolet ! Nous ferons d’une pierre deux coups…

Au moment où Monclar et son escorte disparaissaient au tournantde la rue Saint-Denis, un jeune homme sortit d’une maison, et,apercevant la Gypsie, s’avança vers elle.

Le jeune homme, en approchant de la vieille, eut un regard depitié et de répulsion à la fois. Il la toucha à l’épaule. Elle eutun tressaillement violent, comme si, d’un rêve lointain, elle eûtété trop vite ramenée à la réalité.

– Lanthenay ! balbutia-t-elle en passant sa main sèchesur son front creusé d’innombrables petites rides.

– Que faisais-tu là, mère Gypsie ? demanda lejeune homme, d’une voix douce et grave.

– Rien, mon enfant. Tu sais, j’aime à vaguer parles rues, c’est un souvenir de ma vie errante de jadis, alors quej’allais sur les grandes routes avec mon homme.

– Pauvre mère Gypsie ! Tu ne te décideras donc pas àhabiter une maison convenable… à t’habiller… à vivre en paix… àchercher enfin un peu de bien-être et de bonheur !… Tu saispourtant que je t’offre tout cela, bonne mère !… Viens habiteravec moi… je te ferai la vie douce, et je t’arrangerai unevieillesse reposée…

– Oui, oui… Je sais que tu m’as gardé une bellereconnaissance, mon enfant… tu es un bon cœur…

– N’est-ce pas vous qui m’avez recueilli… pauvre orphelinque j’étais… abandonné du ciel et des hommes !

– C’est vrai… Et tu es aussi le seul lien qui me rattache àla vie… je n’aime plus que toi au monde !…

La vieille fixa sur le jeune homme un étrange regard. Celui-ciressentit une soudaine sensation d’angoisse qu’il avait déjàmaintes fois éprouvée devant la Gypsie.

Cette sensation, il la dissimula, et reprit, avec la même voixde pitié :

– Pauvre Gypsie… Vous m’aimez bien… je suis votreenfant…

– Mon enfant précieux ! oui, précieux ! Tu nesais pas à quel point tu m’es précieux !… Si quelqu’un tefaisait du mal, vois-tu, je serais capable de le tuer…

– Calmez-vous, mère… Je suis de taille à me défendre…

– Ta main !

Elle s’empara de la main du jeune homme qui, malgré toutel’affection qu’il cherchait à s’imposer, ne put se défendre d’ungeste de répulsion.

– Je vois dans ta main des choses bien curieuses, monenfant, disait la vieille, très attentive en apparence à salecture.

– Voyons ! fit Lanthenay, en souriant aveccontrainte.

– Tu aimes ! Tu es aimé ! Tu seras heureux !Un beau mariage viendra couronner votre amour… Tu vivras longtemps,en dépit des méchants…

– Bonne mère ! c’est votre cœur…

– Mais non, mais non ! C’est dans ta main !…

– Soit ! Allons, à bientôt, mère… Avez-vous besoind’argent ?

– Non. Tu m’en donnas avant-hier, assez pour un mois.

– Prenez toujours, mère. On ne sait ce qui peut arriver… Jesouffrirais tant de vous savoir dans la gêne !…

Et il glissa une bourse arrondie dans la main de Gypsie. Puis,faisant un effort, il se pencha, l’embrassa sur la joue et s’enalla en murmurant :

– Pauvre Gypsie ! Qu’ai-je donc au fond du cœur pouréprouver une telle répugnance à faire l’aumône d’une caressefiliale à celle qui est ma mère adoptive ?

La Gypsie le regardait s’en aller. Chose étrange… le regard dontelle accompagna Lanthenay était identiquement le même qu’elle avaitjeté au comte de Monclar !

Cependant, le grand prévôt, poursuivant son chemin, était sortide la ville ; un temps de trot de quelques minutes leconduisit au gibet de Montfaucon.

Les hommes de garde qu’il avait laissés étaient à leur postedevant la porte de fer.

– L’homme ? interrogea-t-il.

– Monseigneur, il ne bouge pas. On ne l’entend pas…

– Est-il donc déjà étouffé ?…

– C’est fort possible, monseigneur.

– Pour plus de sûreté, n’ouvrons que dans quelques jours,comme je l’ai dit… On vous relèvera tantôt… Faites bonnegarde !

– Soyez tranquille, monseigneur ! Il faudra que letruand se change en taupe pour pouvoir s’en aller…

Le grand prévôt contempla une minute, d’un œil terne, cetteporte de fer derrière laquelle il évoqua l’effroyable drame decette agonie d’un homme parmi les squelettes… puis, ayant fait undernier geste de recommandation, il tourna bride, regagna Paris et,une demi-heure plus tard, mit pied à terre dans la cour de sonhôtel, situé rue Saint-Antoine, en face de la Bastille.

Le comte de Monclar monta à son appartement…

Il ouvrit une chambre aux meubles couverts de poussière, auxtentures fanées. À l’un des panneaux de cette chambre étaitaccroché un tableau de grande dimension. Il représentait une jeunefemme d’une éclatante beauté. Près de la femme, un jeune enfant dequatre à cinq ans, debout, appuyé aux genoux de sa mère, frais etrose, souriait…

Le comte de Monclar s’arrêta devant ce tableau.

Alors, la physionomie rigide de cet homme se détendit,s’amollit, ses yeux mornes semblèrent se mettre à vivre…

Il se laissa tomber à genoux. Ses bras se tendirent vers letableau, et un sanglot étouffé souleva sa poitrine.

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