Triboulet

Chapitre 37LE PÈRE

Triboulet achevait de s’habiller.

Ce soir-là, François Ier avait résolu de paraître uninstant dans la somptueuse salle où se réunissaient ses courtisans.Depuis trois jours que Gillette avait disparu, on s’inquiétaitfort, à la Cour, de l’air morose et de la tristesse du roi. EtFrançois, passé maître dans l’art de dissimuler, voulait montrer àtous un visage riant.

Triboulet, qui rôdait dans tout le palais, l’oreille et l’œilaux aguets, avait appris par Bassignac que Sa Majesté daignerait semontrer.

Il revêtit son costume de bouffon, aux couleurs du roi deFrance. À sa ceinture, il attacha la vessie.

Sur sa tête, il posa le bonnet pointu à longues oreilles etcrête de drap rouge, insigne de maître ès folie. Enfin, il saisitsa marotte. Tout résonnant de grelots, fardé, la bosse renforcéed’étoffe, l’arc de ses jambes exagéré, il se dirigea vers le royalappartement. Une sombre expression d’audace donnait à son visage unéclat particulier.

Triboulet avait résolu de savoir ce que le roi avait fait deGillette ; car, dans son esprit, c’était FrançoisIer qui avait fait enlever la jeune fille. Ou le roiparlerait, ou lui, Triboulet, le tuerait ! Le bouffon avaitfait le sacrifice de sa vie. Son cœur ne battait pas plus vite quejadis, lorsqu’il entrait dans la chambre royale où, par privilègeattaché à son état, il pouvait pénétrer sans y être mandé, de mêmequ’il pouvait parler en présence du roi sans être interrogé. Uneimplacable résolution lui tenait lieu de tout autre sentiment.

Le long des couloirs, il rencontra force gentilshommes qui luiprodiguèrent des félicitations sur sa rentrée en grâce. Car lebouffon était redouté.

Triboulet ne répondait que par monosyllabes.

Quelques instants plus tard, il entrait dans la salle où le roitenait sa cour, ce soir-là.

La rumeur s’en répandit aussitôt :

– Triboulet ! Triboulet qui revient !

– Triboulet, ta marotte s’ennuyait donc ? demandaitd’Essé.

– Oui ! de ne plus vous voir !…

– Triboulet, as-tu bien gonflé ta vessie ? plaisantale vieux marquis d’Annezay.

– Oui !… gonflée de vide… comme votre tête !répondit Triboulet.

Et il caressa sa vessie attachée à sa ceinture… mais ce que samain toucha sous l’étoffe du vêtement, ce fut le manche d’un courtpoignard.

Sautillant, rampant, secouant sa marotte, bousculant les uns,bousculé par les autres, Triboulet se glissait de groupe en groupe,et passa en ricanant devant François Ier. Le roisouriait en causant à voix basse avec la duchesse d’Étampes.

– De quoi parlent-ils ? songea le bouffon.D’elle, peut-être !… Comme il a l’airheureux !…

La figure de Triboulet se convulsa.

Le roi l’aperçut à ce moment. Ses yeux lancèrent un éclair. Maisil entrait dans sa volonté de paraître paisible et joyeux. Laprésence du bouffon ne pourrait que confirmer la cour dans cettecroyance que le roi déjà ne songeait plus à la duchesse deFontainebleau.

En réalité, François Ier roulait des pensées devengeance. Selon lui, c’était Triboulet qui avait fait sortirGillette du Louvre. Et si le bouffon n’était pas arrêté encore,s’il n’était pas jeté en quelque oubliette pour y mourir de faim etde soif, c’est que le roi voulait d’abord lui arracher sonsecret.

Il prit donc son air le plus souriant et s’écria :

– Te voilà donc, maître fou !… Que ta folie soit labienvenue…, car, par Notre-Dame ! la cour de France devienttrop morose depuis quelques jours !…

– Sire, ce n’est pas de ma faute si on ne rit pas davantageau Louvre ! Et d’ailleurs, les sujets de rire abondent… Riez,messieurs, mais riez donc ! Le roi veut qu’on rie, et moi jeris tout le premier, par obéissance.

Triboulet éclata de rire en effet. Heureusement pour lui, dansle bruit des bravos, ce rire se perdit.

Car il eût glacé de terreur tous les assistants, ce rire funèbrequi ressemblait à quelque effroyable menace.

La duchesse d’Étampes fut la seule à avoir entrevu la vérité.Pendant que les courtisans se disséminaient, elle se pencha vers leroi, et, dans une de ces lueurs d’audace folle dont elle avaitdonné plusieurs exemples, demanda assez haut pour être entendue dubouffon :

– Sire, avons-nous enfin des nouvelles de cette pauvrepetite duchesse ?

Triboulet eut un rugissement intérieur et ses yeux se fixèrentardemment sur le roi.

Or, ce qu’il vit le bouleversa d’étonnement.

À la question de la duchesse d’Étampes, le roi n’avait pas souriavec cet air conquérant que Triboulet lui connaissait bien. Le roiavait pâli !… Une expression de douleur s’était étendue surson visage !

La foudre tombée aux pieds de Triboulet ne lui eût pas causé unecommotion plus violente… Et que fut-ce lorsque le roi réponditd’une voix sombre et haletante :

– Demandez à mon bouffon, madame ! Il en sait pluslong que le roi sur ce sujet !

Triboulet connaissait admirablement bien FrançoisIer. Il le savait comédien dans ses intrigues de courautant qu’il était violent dans ses intrigues d’amour. Il étaithabitué à lire sur le front du roi ses pensées les plussecrètes.

Et cette fois, de toute évidence, le roi étaitsincère !…

Il s’approcha, se pencha comme il lui arrivait souvent lorsqu’ilvoulait dire au roi quelque plaisanterie un peu forte.

– Sire, murmura-t-il, tandis qu’il souriait par un héroïqueeffort, sire, arrachez-moi le cœur pour y lire la vérité… Je vousjure sur ma vie, sur la vie de ma fille, que j’ignore où elleest !…

Le roi sourit, pour la cour, comme s’il eût entendu quelquechose de très amusant. Et sur le même ton, il répondit :

– Et moi, je te donne ma parole de roi que je ne sais cequ’elle est devenue !

En d’autres temps, Triboulet, bouffon, se fût éperdumentenorgueilli de ce qui lui arrivait. Le roi lui parlait comme à unégal ! Le roi souffrait à cœur ouvert devant lui !… Leroi descendait de son trône, ou plutôt il y haussait sonbouffon ! Que s’était-il donc passé ?

Tout simplement ceci que l’amour affecte les mêmes formes dejoie et de douleur dans le cœur de tous les hommes.

François Ier donnant sa parole royale au bouffonn’était plus le roi ; c’était l’amant qui, sincèrement,souffrait et éprouvait une joie amère à dire sa souffrance au seulêtre qui pût être sincère à ce moment-là…

Tout de suite, François Ier se reprit… D’ailleurs,Triboulet, déjà, s’était élancé à travers les groupes de courtisansque sa faveur évidente faisait respectueux…

– Monsieur Triboulet, lui dit Montgomery qui s’arrêta aupassage, souvenez-vous que j’ai tardé à vous conduire à laBastille, assez pour donner au roi le temps de la réflexion.

– Monsieur de Montgomery, vous m’avez rendu un service telque je ne l’oublierai de ma vie… Trouvez-vous tout à l’heure aucorps de garde, et nous causerons de ce que je pourrais dire au roiqui vous soit agréable.

Il tourna le dos, et Montgomery, radieux, se mit à réfléchir àce qu’il pourrait bien demander.

Cependant Triboulet parcourait activement les groupes decourtisans disséminés dans la salle. Il cherchait quelqu’un. Commeil passait près de Diane de Poitiers, celle-ci dit auxgentilshommes qui l’entouraient :

– Voici mon Triboulet qui court après la petite duchessesurnommée Mlle la Vertu…

– Je risque fort de ne pas la trouver, dit Triboulet enriant d’un rire amer.

– Pourquoi, bouffon ?

– Parce que vous êtes là, madame, et qu’il est impossiblede trouver là où vous êtes celle que vous venez de désigner…Mlle Vertu !…

– Plus insolent que jamais ! gronda ungentilhomme.

– Laissez donc ! fit dédaigneusement Diane dePoitiers, qui cacha sous un sourire la rage que la réponse ambiguëde Triboulet lui avait mise au cœur.

Le bouffon s’était déjà éloigné, écoutant ce qui se disait, sefigurant que tout le monde devait nécessairement parler deGillette, s’approchant des groupes, en recevant parfois desrebuffades auxquelles il répondait par quelque riposte acérée. Toutà coup, dans une encoignure, seul, les bras croisés, la figurelivide, il aperçut Monclar.

– Celui-là sait la vérité ! pensa-t-il avecangoisse.

Il s’approcha, salua :

– Votre très humble serviteur, monsieur le grandprévôt !

Monclar laissa tomber sur lui un regard morne et reprit sarêverie sans daigner répondre.

Triboulet se plaça près de lui, croisa les bras, comme lui, etprit une attitude mélancolique, si bien que plusieurs seigneurs,voyant ce spectacle, éclatèrent de rire.

– Là ! fit Triboulet, j’en étais sûr !… Avez-vousremarqué, monsieur le grand prévôt, qu’une douleur humaine excitetoujours de la gaîté parmi les hommes ?

– Pour un fou, ce n’est pas mal, daigna enfin déclarer legrand prévôt.

– Ma folie, dit Triboulet, fait assez bien auprès de votresagesse. Nous tenons, monsieur de Monclar, les deux bouts de lachaîne que traîne cette cour ; le premier maillon touche àTriboulet, c’est-à-dire à la marotte et au rire qui résonne,sinistre, parce qu’il cache des larmes ; le dernier maillontouche à Monclar, c’est-à-dire au gibet, c’est-à-dire à la douleurqui laisse tomber son masque de rire.

Le grand prévôt jeta un regard étonné sur le bouffon.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

– Pourquoi ne me tutoyez-vous pas, comme d’habitude ?…Vous n’osez répondre, monsieur… Eh bien ! je vais vous ledire, moi ! Vous savez que je souffre, vous à qui on ne cacherien ! Et ma douleur vous paraît respectable, parce que voussouffrez aussi !

– Qui vous a dit ?…

– Vous souffrez ! Et jamais je n’avais aussi biencompris votre douleur ! Ah ! sans doute, vos nuits sonthantées par le spectre de la femme jeune, adorable, éclatante debeauté, que tua le chagrin ! Et dans vos rêves aussi passe latête blonde de l’enfant perdu, de l’enfant mort depuis des ans.Vous faites peur à tout le monde, monsieur le grand prévôt… et àmoi, vous me faites pitié !

– Assez ! gronda Monclar. Que mevoulez-vous ?…

– Vous dire que moi aussi j’ai un cœur ! que moi aussij’ai eu une enfant ! à défaut de femme à chérir ; toutel’affection de mon âme, tout ce qu’il y avait d’amour dans mon êtres’était concentré sur une tête !… Eh bien, monsieur le grandprévôt, n’aurez-vous pas pitié de ma douleur, à moi, comme j’aipitié de la vôtre ?…

Ce bouffon parlait ainsi, librement, à cet homme sinistre etredoutable qu’était Monclar… Monclar ne fut pas humilié.

Il avait trop pleuré dans sa vie pour s’arrêter à si peu.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il avec une singulièredouceur.

– Savoir si c’est le roi qui a fait enlever mafille !

– Ce n’est pas le roi ! dit gravement Monclar.

Triboulet devint méditatif. Il redressa la tête.

– Je ne vous demande pas qui !… Dans la situationd’esprit où vous êtes, vous me l’auriez déjà dit.

– Oui ! dit Monclar.

– Adieu, monsieur de Monclar…

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