Triboulet

Chapitre 46LES SUITES DE CETTE AVENTURE

Fanfare et Cocardère avaient franchi les ponts et s’étaientinstallés dans une taverne où ils étaient sûrs de trouver bonaccueil et n’avaient aucune indiscrétion à redouter, – la taverneétant un rendez-vous d’argotiers.

Là ils se partagèrent séance tenante la bourse que Loyola avaitdonnée aux moines, et le contenu de leurs escarcelles.

– Puisse Lucifer nous envoyer tous les jours des moines àdévaliser ! murmura Fanfare. Nous voilà riches… Qu’allons-nousfaire, mon compère ?

– Dîner d’abord ! répondit Cocardère qui, exhibant unécu de six livres et le montrant de loin au cabaretier, commandaaussitôt un somptueux festin.

Après le plantureux dîner qui les dédommageait enfin du longcarême auquel les avait condamnés une impitoyable fatalité, lesdeux fripons se regardèrent avec ce sourire de béatitude quidevrait être réservé, s’il y avait une justice ici-bas, auxhonnêtes gens à qui leur conscience et la loi ne reprochent rien,ou presque rien.

– Qui diable eût jamais pu supposer que les dignes frèresétaient si riches ! dit Fanfare.

– M’est avis, répondit Cocardère, que l’homme noir est pourquelque chose dans cette richesse-là…

– L’homme noir ?…

– Oui ; celui qui est sorti avec les moines de lamaison du Trou-Punais…

– Ah ! ah ! Ce serait donc quelque riche seigneurqui emploierait frère Lubin et frère Thibaut ?

Cocardère secoua la tête :

– Je le crois plutôt homme d’église…

– Bon. Mais à quoi peut-il bien employer de pareilsimbéciles ? Ce serait nous, je ne dis pas…

– Peut-être, dit Cocardère, à des besognes que nousn’accepterions pas, nous autres truands !…

– Un exemple ?

– Que sais-je, moi !… As-tu entendu l’homme ?

– Non ; je n’écoutais pas, je regardais.

– Moi, j’ai regardé et écouté.

– Que disait donc l’homme ?

– Il recommandait aux moines de ne rien oublier ; etl’un d’eux a répondu qu’il saurait bien jurer qu’il avait trouvéles livres chez l’imprimeur…

– L’imprimeur !… S’agirait-il de maîtreDolet ?

– Peut-être bien. Il faut que nous rapportions cetteconversation à Lanthenay. Tu sais combien il est désespéré depuisl’arrestation de maître Dolet… Et celui-ci n’est-il pas accusé,dit-on, d’avoir imprimé de mauvais livres ?…

– Qu’est-ce que cela peut bien être que des mauvaislivres ?…

– Ça ne nous regarde pas. Ce qui nous regarde, c’est lebonheur et le malheur de ceux qui ont risqué leur vie pour nous…Pour Manfred et Lanthenay, je me ferais hacher… Or, le moine aparlé d’un imprimeur et de livres. S’il ne s’agit pas de maîtreDolet, je serai bien surpris.

– Allons donc à l’instant tout raconter à Lanthenay… Voicijustement Tricot, il va nous conseiller.

– Tricot ! cria Fanfare, viens boire avec nous.

– Quel bourgeois avez-vous dévalisé, méchants gueux ?fit Tricot en riant.

– Ce n’est pas un bourgeois, dit Cocardère. Mais peuimporte. Nous avons de quoi payer notre écot et le tien.

– Voilà qui va bien, répondit Tricot en s’asseyant près deCocardère et en vidant d’un trait le verre que celui-ci venait deremplir.

– Mais ce n’est pas tout, reprit Cocardère.

– Bah ! fit ironiquement Tricot ; auriez-vousdécouvert un moyen de dévaliser le couvent des Minimes[16]  ?

– Non pas !

– Ou de battre monnaie comme le roi de France ?

– Encore moins… Mais écoute… Il s’agit d’un ami… un frère…bien qu’il ne soit pas des nôtres.

– Qui cela ? fit Tricot en fronçant les sourcils.

– Lanthenay !

Tricot pâlit un peu et ses sourcils se froncèrent.

– Ah ! oui, un frère, dit-il. Eh bien ?

Cocardère raconta en détail l’expédition qu’il venaitd’accomplir si brillamment avec son compère Fanfare.

Il n’omit rien, hormis toutefois le total de la somme, insistantsurtout sur les paroles qu’il avait surprises.

Tricot avait écouté avec une profonde attention.

– Tout cela me paraît de peu d’importance, finit-il pardire.

– Ainsi, ton avis est qu’il est inutile de prévenirLanthenay ?

– Je ne dis pas cela ! Fais comme tu voudras… Je disseulement que la chose me paraît insignifiante… Adieu… J’ai affairedehors.

Et Tricot, se levant sans précipitation, fit lentement le tourde la salle, puis sortit.

– Eh bien, dit alors Cocardère, je ne suis pas de l’avis deTricot.

– Pourtant, Tricot est un rude homme…

– Oui, c’est un malin ; mais il n’est pas infaillible,et je crois que cette fois il se trompe. Allons tout dire àLanthenay !…

…  …  …  …  … … .

On a vu qu’Ignace de Loyola avait pris le chemin del’Université.

Mais bientôt, bifurquant à main droite, il redescendit vers laSeine et s’avança vers le Petit-Châtelet.

Loyola marchait lentement, tête basse, Il méditait…

Depuis qu’il avait arraché à la faiblesse de FrançoisIer l’ordre qui mettait Étienne Dolet à sa merci, lemoine n’avait pas encore pris de résolution ferme.

Seulement, dans cette journée même, il s’était rendu à laConciergerie et avait prévenu messire Gilles Le Mahu qu’il feraitle lendemain une visite au prisonnier.

En même temps il avait exhibé l’ordre signé par le roi.

Puis il avait posé au sujet de Dolet diverses questionsauxquelles M. Le Mahu avait répondu de son mieux.

En s’en allant, Loyola avait simplement ajouté :

– Pour la visite que je vais lui faire, il serait bon quele prisonnier fût placé dans un cachot convenable.

– Ce sera fait, révérend père… avait répondu Le Mahu.

Loyola avait hésité un instant, puis il avait dit :

– Je serai peut-être accompagné de quelqu’un…

– Seule ou accompagnée, Votre Révérence sera labienvenue.

– À propos, y a-t-il une chambre de question à laConciergerie ?

– Comment donc ! Il y a tout ce qu’il faut…

Et Le Mahu s’était redressé avec fierté.

– Bien, bien… avait dit Loyola avec indifférence.

Nous suivrons maintenant le moine dans sa promenade nocturne. Ilméditait et réfléchissait aux questions qu’il poserait le lendemainà Étienne Dolet, aux aveux qu’il désirait obtenir, et,méthodiquement, préparait l’ordre de l’entretien qu’il voulaitavoir avec le prisonnier.

Il était neuf heures lorsque Loyola pénétra dans une ruelle quiavoisinait le Petit-Châtelet et s’arrêta devant une maison à unseul étage et d’apparence assez pauvre.

Il leva le marteau de fer qui attenait à la porte. Un judass’ouvrit.

– Que demandez-vous ? fit une voix rude.

– Maître Ledoux.

– Qui êtes-vous ?

– Cela ne vous regarde pas ; je veux parler à maîtreLedoux, par ordre du roi.

Le judas se referma. Loyola entendit un bruit de verrous et dechaînes qu’on décrochait. Enfin la porte s’entr’ouvrit.

– Entrez ! dit l’homme.

Loyola entra et se trouva dans une allée au bout de laquelle,conduit par l’homme, il pénétra dans une vaste salle.

– Maître Ledoux ? demanda le moine.

– C’est moi ! dit l’homme.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, petit, trapu, avecun cou de taureau, des mains énormes et une figure bestialecouverte d’une barbe embroussaillée.

Cet être représentait un symbole de force brutale.

De l’homme, l’examen de Loyola passa à la salle.

Il paraît que celui qu’on appelait maître Ledoux était frileux.Devant la cheminée, il y avait un banc de bois à dossier. Au milieude la salle, il y avait une table sur laquelle traînaient lesrestes du dîner de maître Ledoux.

Mais ce qui attirait invinciblement le regard dans cette salle,ce qui captivait l’attention du visiteur en lui donnant uneimpression pénible, difficile à supporter, c’étaient les murs. Cesmurs étaient peints en rouge sang de bœuf.

Tout autour de la salle et le long des murs, courait une bandede bois également rouge, sur laquelle, de distance en distance,étaient plantés des clous.

Et à ces clous étaient accrochés en bon ordre une fouled’ustensiles proprement tenus ; car ils brillaient, et lesflammes du foyer y jetaient des éclairs rouges.

C’était toute une collection de haches.

Il y en avait d’énormes, à double tranchant ; il y en avaitde petites, massives et lourdes. C’étaient des tenailles de toutesdimensions, des marteaux d’une forme bizarre, de larges épées… Toutcela luisait et grouillait.

L’homme regardait son visiteur en dessous, avec une sorte detimidité farouche. Les yeux de Loyola se ramenèrent enfin surmaître Ledoux.

– Il est possible qu’on ait besoin de vous demain.

– Montrez-moi d’abord l’ordre, fit l’homme sourdement.Loyola déplia un papier que l’homme lut à la lueur du foyer. Car iln’y avait dans la salle ni lampe ni flambeau quelconque.

– C’est bien ! dit Ledoux en rendant le papier àLoyola.

– Il s’agit, dit celui-ci, de quelque chose de très grave.Le prisonnier est d’importance…

Ledoux fit un geste qui signifiait clairement que, pour lui,tous les prisonniers se ressemblaient.

– Il s’agira de procéder en douceur, reprit Loyola.

Ledoux eut un sourire terrible.

– Je connais mon métier, dit-il.

– Ainsi, vous serez prêt ?

– Je suis toujours prêt du moment que j’ai l’ordre.

– Quelqu’un viendra vous chercher. Vous le suivrez… il vousconduira…

– À quoi le reconnaîtrai-je ?

– Il vous dira : Au nom du chevalier de la Vierge.Ledoux s’inclina. Et Loyola sortit après avoir jeté un dernierregard sur Ledoux.

Dans ce regard, il y avait comme une étrange sympathie.

Lentement, Loyola reprit le chemin du Trou-Punais.

Il y arriva vers dix heures et demie.

Tout rêveur, il s’engagea dans l’allée de la maison et ouvrit laporte du logis qu’il s’était choisi.

Étant entré, il voulut refermer la porte derrière lui ;elle résista. Loyola se retourna et se vit en présence d’un hommecouvert d’un manteau, la toque enfoncée sur les yeux. Loyola étaitd’une bravoure audacieuse.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il froidement.

– Vous parler, monsieur de Loyola, répondit l’inconnu.

– Qui êtes-vous ?

– Le fils d’Étienne Dolet !

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