Triboulet

Chapitre 34M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROI

Le jour entrait avec peine dans ce cabinet tendu de noir où ilsemblait qu’un deuil éternel fût descendu.

Ici tout était rigide et désespéré. Et c’était pourquoi M. deMonclar affectionnait cette pièce. Le matin, il y travaillait,rédigeant les ordres implacables qui garnissaient de pendus lespotences de Paris.

Le soir, il s’y reposait avec une volupté amère.

Et précisément, à l’heure où nous pénétrons auprès de lui, M. deMonclar ne travaille ni ne se repose.

Il revit le passé. Avant que son cœur se fût ossifié, il étaitun homme pareil aux autres hommes.

Quelle catastrophe l’a donc ainsi transformé en bêtefauve ? Lentement, son regard sûr se lève vers le tableau quidomine sa table :

C’est une jeune femme d’éclatante beauté, donnant la main à unenfant tout petit, mais qui a déjà l’air grave et fier, avec unfront plein de lumineuse intelligence.

Un coup discret frappé à la porte le rappelle à lui.

Son terrible regard ne va-t-il pas faire reculer le visiteur quise hasarde dans cette chambre si pleine de mystère ? Mais non.L’inconnu n’a ni crainte ni hésitation.

Un sourire obséquieux erre sur ses lèvres. Il a coutume devenir. Il est habitué à l’intimité effroyable de M. de Monclar. Ila droit à un bon accueil. Pour humble qu’il soit, il a rendu plusd’un service au grand prévôt. Ce n’est pas un ami certes. C’est uncomplice.

– Tite le Napolitain ! murmura Monclar.

Étrange figure que celle de Tite le Napolitain !…

Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était installénon loin du Louvre, dans une petite boutique sur laquelle quelquesherbes pendues au bout d’un bâton ne manquaient pas d’attirerl’attention des passants. Des curieux lui demandèrent ce quesignifiaient ces herbes.

Tite répliqua qu’il les avait apportées de pays très lointainset qu’elles guérissaient toutes les maladies.

À la suite de cette déclaration, la boutique ne désemplit paspendant plusieurs semaines. Puis le vide se fit…

De temps en temps, Tite renouvelait les herbes qui lui servaientd’enseigne. Mais personne n’en achetait plus.

Même on fuyait la boutique comme si elle eût été pestiférée. Cen’était pas seulement parce que les herbes ne guérissaient pas.Tite vendait une autre marchandise qui faisait peur, il vendait lamort. On le dénonça au grand prévôt, qui le manda auprès delui.

On ne sut jamais ce que se dirent les deux hommes. Mais Titerevint à sa boutique avec un paisible sourire et ne fut pasinquiété.

L’indignation populaire prit une autre forme. On le hua, on lepoursuivit avec des bâtons et des pierres.

Tite ne se plaignit pas. Il attendit.

Sur ces entrefaites, une étrange épidémie s’abattit sur lesenfants du quartier. Les plus illustres docteurs ne savaient quelnom lui donner. Trois enfants en moururent.

À partir de ce jour on laissa le guérisseur tranquille.

Sa boutique, d’ailleurs, ne s’ouvrait plus que rarement le jour.Mais il advenait de temps à autre que les voisins entendaient lanuit frapper contre le volet à petits coups.

Tite regardait par un judas et allait ouvrir.

Les visites de ces clients de nuit étaient sans doutefructueuses, car on affirmait qu’il avait placé des sommes énormeschez des banquiers.

Petit, sans âge, maigre, les cheveux noirs lustrés, le frontfuyant, la face glabre, avec des yeux à la fois aigus et fuyants,un nez mince et osseux, une hanche déjetée, Tite le Napolitain eûtété risible s’il n’avait fait peur.

En le voyant, on se sentait en face d’une force mauvaise de lanature.

– Je ne dérange pas monsieur le grand prévôt ?dit-il.

– Jamais, Tite, puisque tu m’apportes toujours unenouvelle.

– La nouvelle d’aujourd’hui est importante.

Il parlait avec lenteur. Un observateur se serait rendu comptequ’il les vendait au poids de l’or.

– Et bien, parle.

– J’ai reçu cette nuit une étonnante visite dont ma modesteboutique restera étrangement honorée.

– Quelqu’un de la cour ?

– Quelqu’un de tout-puissant à la cour, ou qui le fut.

M. de Monclar ne posa pas de question nouvelle. Ilréfléchissait. C’était une de ses rares distractions de découvrirles secrets sur la piste desquels le mettait l’Italien.

– Ou qui le fut… Une femme ?

– Une femme.

– Mme la duchesse d’Étampes ?

– La sagacité de Votre Seigneurie est merveilleuse !s’exclama l’Italien.

– Et que voulait la duchesse ?

– Vous savez, monsieur, que Mme de Saint-Albansest en prison depuis trois jours, depuis la disparitioninexplicable… mais passons. Eh bien, la duchesse d’Étampes voulaitenvoyer quelques fruits à Mme de Saint-Albans pouradoucir sa captivité…

M. de Monclar eut un haut-le-corps.

Disons tout. Ce n’était pas l’envoi qui lui paraissaitsingulier. Il avait vu trop d’amitiés de cour se délier de cettesimple et tragique façon pour être surpris. C’était la raison del’envoi qu’il ne saisissait pas. Pourquoi la duchesse d’Étampesvoulait-elle se défaire de Mme deSaint-Albans ?

– La duchesse n’a rien dit d’autre ?

– Rien, si ce n’est qu’il fallait que l’envoi fût faitaujourd’hui même, aujourd’hui sans faute.

– Tu as promis ?

– J’ai promis.

– Et maintenant ?…

– Maintenant, monsieur le grand prévôt, je viens vousdemander conseil.

M. de Monclar eut un imperceptible sourire.

– Tu n’oses rien sans moi ?

– Rien, depuis le jour où je me suis voué au service deVotre Seigneurie.

Le grand prévôt pesa un instant dans son esprit les conséquencesde ce qu’il allait dire. S’il interdisait l’envoi, il sauvaitMme de Saint-Albans, à laquelle il ne tenait guère. S’ill’autorisait, il aurait contre la duchesse d’Étampes, dont ilpercerait tôt ou tard les motifs, une arme redoutable.

– Tite, dit-il d’une voix grave, je ne saurais moi-mêmealler contre les ordres de la duchesse d’Étampes… Envoie lesfruits !

– Cette bonne Mme de Saint-Albans ! murmural’Italien.

Ce fut l’oraison funèbre de la vieille dame d’honneur.

M. de Monclar observa que Tite ne se retirait pas.

– L’autre nouvelle maintenant ? dit-il.

– Votre Seigneurie a deviné, fit le souple Italien. Elleest moins grave : j’ai retrouvé M. de Sansac.

– Ah !

– Blessé et défiguré, il se cache dans une petite maison deVincennes.

– Il se cache ! fit. M. de Monclar surpris.

– Il était vain de sa personne, un peu fat même, M. deSansac. Un coup de poignard lui a fendu le visage du menton aufront, il est hideux.

– Le roi en sera fâché, reprit la voix indifférente dugrand prévôt. Un duel ?

– Une rixe et même un guet-apens.

– Tendu à M. de Sansac ?

– Tendu par M. de Sansac.

– Explique-toi.

– M. de Sansac et huit ou dix reîtres ont voulu estocaderun jeune homme oui déplaît à M. de Sansac. Le jeune homme s’estbien défendu.

– Tu connais son nom ?

– Votre Seigneurie le connaît également et sera fâchéed’apprendre qu’il est sorti sain et sauf de la bagarre.

– Dis-le vite.

– Manfred !… à moins que ce ne soitLanthenay !…

– Lanthenay !… s’écria sourdement M. de Monclar.

Un peu de sang était monté à ses joues.

– Cela fait trop souvent que je le trouve sur ma route,gronda-t-il. Non, je ne regrette pas qu’il soit sain et sauf, je leprendrai et le ferai rouer vif.

– Dangereux, hasarda Tite.

– Dangereux… pourquoi ?

– Les truands aiment ces deux hommes, et ils sont unearmée.

– Souviens-toi de ceci, dit M. de Monclar en lui donnantcongé, contre l’armée des truands, dussé-je conduire toute unearmée royale, je ne laisserai pas pierre sur pierre dans leurroyaume. Manfred et Lanthenay seront roués en place de Grève.

Ces derniers mots, prononcés avec une sourde énergie, il ceignitson épée et se dirigea vers le Louvre.

On l’introduisit immédiatement. Le visage sombre et congestionnéde François Ier se détendit en le voyant.

– Mon cher grand prévôt, lui dit-il avec une particulièreaffabilité, je vous attendais avec impatience. Vous avez à votredisposition Mme de Saint-Albans et Mlle deCroizille. Combien vous faudra-t-il pour retrouver la duchesse deFontainebleau ?

– Il est des disparus, sire, que l’on ne retrouvejamais.

– Vous ne voulez pas dire, monsieur de Monclar…

– Sire, alors qu’un truand tient Votre Majesté en échec etmassacre ses amis, pourquoi Votre Majesté ne serait-elle pas tenueen échec par une cabale de cour ?

Le front du roi se rembrunit.

– Vous me parlez d’un ton étrange ! Qui donc me tienten échec ? De quel ami me parlez-vous ?

– Sire, je parle de M. de Sansac, gravement blessé etdéfiguré pour la vie par un coup de poignard d’un truand qui adéfié Votre Majesté ici même, dans son Louvre.

– Manfred !

– Lui-même. Et un autre qui a osé plus encore :Lanthenay.

Les yeux du roi lancèrent un éclair.

– Monsieur de Monclar, dit-il avec hauteur, s’il est vraique j’ai été bravé par ces manants, n’était-ce donc point au grandprévôt de l’empêcher ?

– Non, sire, puisque vous ne lui en donnez pas lesmoyens.

– Que vous faut-il donc ?

– Un régiment, sire, et l’ordre de raser la Cour desMiracles.

– Cet ordre…

François hésita un instant. Il ne se sentait pas si assuré surson trône qu’un mouvement populaire ne pût le rejeter dans la boueet le sang.

– Sire, ne le donnez pas si vous n’êtes résolu à allerjusqu’au bout et si la colère de quelques-uns effraie le vainqueurde Marignan.

– Assez, monsieur, vous avez cet ordre. Vous aurez lestroupes qu’il vous plaira de prendre. Allez !

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