Triboulet

Chapitre 32UNE VOIX APPELAIT MANFRED

En l’hôtel seigneurial qu’elle habitait à Paris, dans la chambresomptueuse où elle travaillait à un ouvrage de tapisserie, laprincesse Béatrix laissa tout à coup tomber l’étoffe brodée… Depuisde longues heures, elle y appliquait ses doigts pour distraire sonesprit. Mais elle n’en avait plus le courage Sa douleur secrètedébordait.

Des larmes montèrent à ses yeux, inondèrent ses joues. Son fils,qui lui rendrait son fils ?

Pendant vingt ans elle avait fouillé toute l’Italie, semantl’or, tandis que Ragastens, l’époux de son cœur, courait les piresaventures pour trouver un renseignement, une piste. Finalement, surun propos vague tenu par un bohémien, dans un cabaret de Naples,ils étaient venus à Paris. Ils avaient recommencé leursrecherches.

Maintenant, elle désespérait. Il était mort, sans doute.

À cette atroce pensée, un sanglot convulsif agita sa poitrine.Un bruit de pas pressés lui fit lever la tête.

Dès le matin, infatigable, Ragastens était parti battre le pavé.Maintenant, le voilà qui revenait.

Quelles nouvelles apportait-il ?

Elle essuya rapidement son visage pour ne pas qu’il vit qu’elleavait pleuré et s’élança au-devant de lui.

Il ouvrait la porte au même instant. Sa figure apparut en pleinelumière. Elle était bouleversée. Joie ? Douleur ? Béatrixne put deviner tout de suite.

– Qu’y a-t-il ? Parle, parle vite, mon bien-aimé.

– Calme-toi, chère femme. Il n’y a rien… encore. Calme-toi,je te dirai tout.

Elle fit un violent effort pour se maîtriser.

– Je t’écoute, murmura-t-elle.

– Sois forte, Béatrix. Je ne sais pas moi-même si c’est uneespérance ou une déception que je t’apporte ; ce matin, jesuis revenu vers la Cour des Miracles. Je ne sais ce qui m’attirede ce côté. Si notre fils est à Paris, il me semble que c’est làque je le trouverai.

– C’est là que le bohémien de Naples l’avait vu.

– Là qu’il avait vu un jeune homme dont il ne savait pas lenom, et que l’on disait être un enfant volé. J’ai battu avecSpadacape toutes les rues environnantes, m’asseyant dans toutes lestavernes, causant, interrogeant.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai appris d’un garde de nuit, car les truandsobservent un silence farouche, j’ai appris qu’il y a de longuesannées une bohémienne amena à la Cour des Miracles…

– Achève, je t’en supplie !

– Non pas un enfant, mais deux enfants volés.

– En même temps ?

– On n’a pu me dire.

La princesse Béatrix se leva et courut jeter ses deux brasautour du cou de son mari.

– L’un des deux est notre fils !

Il la reconduisit jusqu’à son fauteuil.

– C’est l’espoir qui me soutient comme il te soutienttoi-même, dit-il… Après avoir reçu ces renseignements, j’ai faitune tentative suprême pour avoir accès dans la Cour des Miracles.J’ai parlementé, offert une fortune… Efforts inutiles ! Cestruands ont des sentinelles qui ne se laissent pas corrompre. Ilsm’ont ricané au visage. « Le roi lui-même n’entre pointici », m’a dit l’un d’eux… Ils n’ont pas voulu me recevoir enami. Tant pis pour eux ! Je reviendrai en ennemi ! Etcette fois, je passerai ! Le roi de France est pour moi…

– Crois-tu que François Ier fera droit à tarequête ?

– J’en suis sûr. Il sait mon influence auprès de la missionitalienne qui vient d’arriver à la cour de France…

– Attendre encore ! murmura la pauvre femme.

– Oui ! attendre encore ! Mais je n’ai pas toutdit… Je revenais, pressé par l’heure de l’audience royale,lorsqu’au détour d’une rue sombre j’entendis le bruit d’un sanglotsi étrangement douloureux que je m’arrêtai ; une voix s’éleva,une voix de femme qui priait, qui implorait ! Cette voixdisait un nom, un seul qui résumait toute la souffrance et toutl’espoir de l’être malheureux qui le jetait au vent, le nom del’homme qui viendrait en sauveur s’il entendait cet appel.

– Ce nom ? Ce nom ? balbutia Béatrixhaletante.

Ragastens mit un genou à terre devant elle et lui entoura lataille de ses deux bras.

– J’ai deviné, je crois. Mais dis-moi ce nom, monbien-aimé, j’ai besoin de l’entendre. Quel nom jetait cettevoix ?

– La voix criait : Manfred !

Elle eut un long tressaillement.

– Manfred ? Elle disait Manfred ? Es-tusûr ? As-tu bien entendu ? Mais alors Manfred vit !Notre enfant vit ! Tu ne t’es pas trompé, au moins ? Tusais, quelquefois, on a des hallucinations. C’était bien Manfred,Manfred !

– C’était bien Manfred, dit Ragastens, très pâle. Le cri nevenait pas de loin. Je l’ai entendu très distinctement.

– Et qu’as-tu fait alors ?

– J’ai écouté, fit-il avec accablement. Dans lademi-obscurité qui règne éternellement dans ce quartier misérable,il était difficile de discerner d’où venait ce cri… Mais la voixs’était tue.

– Et qu’as-tu fait alors ? reprit Béatrix.

– J’ai cherché, j’ai dit à une femme le cri que j’avaisentendu. Je lui ai dit que le cri semblait venir d’un taudis àquelques pas de sa propre demeure… Elle m’a répondu que la femmequi habitait là était une folle nommée la Margentine, qui vivaitseule… « Elle crie souvent, a-t-elle ajouté. Nous n’y prêtonspas attention. Elle n’est pas méchante… » Je lui aidemandé : « Êtes-vous sûre que cette femme viveseule ? – Sûre. Je la connais depuis des années. Tout le mondesait que la Margentine vit seule comme une bête. »

– Et qu’as-tu fait alors ? répéta Béatrix.

– Je suis allé à la maison de la fille et j’ai frappé. Aubout d’un instant, sur l’escalier en ruines, j’ai vu se dresser lasilhouette affreuse d’une femme échevelée qui me regardait avec unair sauvage… Je lui ai dit : « Une voix appelait ici toutà l’heure. Était-ce vous qui appeliez ? » Alors elle amis le doigt sur sa bouche et m’a répondu ; « Chut !Ne réveillez pas le secret de Blois. Je ris et vous me feriezpleurer » En partant, je lui ai donné une pièce d’or, Unelueur de raison a traversé ses yeux. « J’en ai d’autres, biend’autres. Je suis riche maintenant. La bonne dame m’a jeté unebourse toute pleine de pièces d’or semblables… » Et je suisparti ! termina Ragastens avec un geste de lassitudeprofonde.

Depuis un instant, Béatrix n’écoutait plus.

– Cette maison, dit-elle, cette maison de la folle,n’est-elle pas voisine de la rue des Francs-Archers ?

Ragastens eut un geste de surprise.

– Dans la rue même. C’est la seconde ou la troisième.Comment sais-tu cela ?

– Écoute, l’autre matin, tu m’avais permis det’accompagner. J’étais restée dans la berline avec Spadacape tandisque tu fouillais le quartier. Un jeune homme passa à cheval. Je nele vis pas, mais il échangea quelques mots avec Spadacape et savoix remua jusqu’aux libres intimes de mon être. Quand je mepenchai à la portière, il était déjà loin. Ce jeune homme dont lavoix a trouvé de si profondes correspondances dans mon cœur demère, sortant de ce quartier, de cette rue, où tu as entendu tout àl’heure une autre voix l’appeler, crier : Manfred ?Ah ! a-t-il passé si près de moi sans que je l’appelle et lepresse dans mes bras ? C’était lui !

Elle regardait Ragastens de ses yeux anxieux.

– Peut-être, murmura-t-il. Demain, je reviendrai et,dussé-je fouiller toutes les maisons les unes après les autres, jesaurai qui appelait Manfred.

– Demain ! fit Béatrix d’un ton de reproche.

– Mon amie, il faut que je me rende maintenant à l’audiencedu roi. C’est toujours pour notre fils.

– Va. Mais peux-tu me laisser Spadacape ? J’en auraibesoin peut-être.

– Il restera auprès de toi, répondit Ragastens ens’éloignant.

Béatrix le suivit des yeux avec une tendresse infinie.

– Si je le retrouvais, moi ! murmurait-elle.

Elle appela Spadacape.

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