Triboulet

Chapitre 30IMPOSSIBLES AMOURS

Madeleine Ferron avait saisi la main de Manfred, comme pour luicommander le silence. Tout ce coin qui, pendant ces dix minutes,avait été plein de cliquetis d’épées, retomba au calme paisible dela nuit, et rien n’indiqua le drame qui venait de se dérouler…rien, sinon les cadavres.

Madeleine, alors, entraîna le jeune homme qui, ayant remis sonépée au fourreau, la suivit sans résistance.

Quelques secondes plus tard, il se trouva dans une piècediscrètement éclairée, d’un luxe élégant.

– Où suis-je ? pensa Manfred.

Et jetant sur Madeleine un regard pénétrant :

– Madame, dit-il d’une voix ardente, êtes-vous une femme ouune fée ?… Vous êtes plutôt quelque bienfaisant génie quis’est plu à me sauver… Sans vous, j’étais mort… ou presque !ajouta-t-il avec un sourire d’orgueil.

– Je ne suis point une fée, dit sérieusement Madeleine. Jesuis femme…

Le ton grave de cette étrange réponse frappa Manfred.

– Une femme ! s’écria-t-il. En ce cas, la meilleure etla plus belle qui soit dans Paris !

– Belle ? murmura Madeleine ; oui… pour quelquesjours encore… Bonne ! ne vous y fiez pas !

– Fussiez-vous méchante, fussiez-vous scélérate, vous êtessi belle, madame, que pour vous je me damnerai »… Quiêtes-vous ?… Oh ! je veux le savoir !…

Madeleine prit un flambeau et l’éleva de façon à bien éclairerson visage.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-elledoucement. Moi, je vous ai reconnu tout de suite.

Debout, le bras levé supportant ce flambeau dans un geste à lafois noble et gracieux de statue antique, avec cette lumière quitombait sur la profusion de ses magnifiques cheveux blonds, letorse cambré, la lèvre humide, Madeleine était dans une de cesminutes fugitives de souveraine beauté où les femmes deviennent desdéesses.

Manfred la contemplait avec une admiration éperdue…

– Et vous aussi, continua-t-elle avec la même douceur, vousm’avez reconnue tout de suite… je le vois dans vos yeux… La scèneterrible qui nous a mis en contact une fois est un de cesinoubliables souvenirs qui ne sortent jamais de l’esprit…

– Madame… croyez…

– Taisez-vous ! De vous à moi, pas de feintesinutiles… Vous m’avez reconnue, et la générosité de votre cœur vousinspire seule de m’ignorer… Je me nommerai donc… Je suis lamorte du gibet de Montfaucon…

– Eh bien, oui ! Je vous ai reconnue, madame… C’estvotre beauté. Et à défaut même de cette adorable figure quej’entrevis un instant, eussé-je pu oublier le son de votre voixenveloppante comme une tiède caresse d’amante…

Il se leva et poursuivit :

– « … Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, sivous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand ilvous plaira, à quelque heure que ce soit… Venez à la petite maisonde l’enclos des Tuileries et nommez-vous… cela suffira… » Vousvoyez que je me souviens, madame… J’ignore pourquoi vous voulezvous appeler la Morte. Le secret de la tragique pensée quivous inspire, je le respecte… Mais pour moi, madame, vous êtes laVie…

– Malheureux ! murmura-t-elle sourdement, je porte enmoi la Mort !…

Il continua, fiévreux, emporté par une fougue dont il ne serendait pas compte lui-même :

– Pourquoi vous ai-je sauvée ? Pourquoi m’avez-voussauvé à mon tour ? Ah madame, est-ce que ce double événementne vous paraît pas avoir « une significationprodigieuse ?… Est-ce qu’il ne vous semble pas, comme à moi,que nos destinées devaient se rencontrer et se fondre ?… Cesoir, je ne venais pas ici… Je sors… j’arrive sur la berge dufleuve… je suis attaqué par une nuée de malandrins… je me défends…je subis une nouvelle attaque… et lorsque je crois que tout estfini, il faut que ce soit précisément à votre maison que jem’adosse ! il faut que ce soit vous qui m’ouvriez l’issuelibératrice !… Est-ce là du simple hasard ? Non, non,madame… qui sait si, mystérieusement, sans que je le veuille, jen’ai pas été guidé vers vous par un instinct puissant !… Etqu’est-ce que cet instinct, sinon de l’amour…

Il s’arrêta court. Ce mot l’effara brusquement.

– L’amour ! balbutia-t-il. Oui, madame, del’amour !… Je vous aime ! Je le sens… c’est fini… je veuxvous aimer…

Il avait pris les mains de Madeleine et les pétrissait dans lessiennes. Et Madeleine, vaincue par cette fougue d’amour quiéclatait, se laissait faire, l’esprit perdu…

On eût dit, par instants, que les brûlantes paroles du jeunehomme ne s’adressaient pas à elle, que ce regard de flammecherchait une image absente.

Mais qu’importait ! Cet amour sous lequel couvait un mornedésespoir l’exaltait, la transportait…

Un instant, elle essaya d’évoquer la figure de FrançoisIer… Mais Manfred était là, si jeune et sirayonnant !…

La seconde qui suivit fut ineffable… Ils étaient dans les brasl’un de l’autre… leurs lèvres se joignirent avec fureur, et tousdeux, dans le même instant, eurent cette intuition terrible que cebaiser n’allait ni à l’un ni à l’autre…

Ce fut le choc de deux désespoirs. Et ils étaientsincères ! Elle ne songeait pas à François Ier. Ilne songeait pas à Gillette.

Mais elle pensait :

– Oh ! aimer ! aimer encore ! Revivre sousces chaudes caresses ! Renaître à une nouvelle vie de moncœur !

Et lui songeait :

– Je l’oublierai ! Cette femme si belle me versera lephiltre d’oubli… Je l’aime ! Je veux l’aimer !

Tous deux sentaient leur tête s’égarer.

– Je t’aime ! balbutia-t-il en la serrant nerveusementdans ses bras.

– Je t’aime ! répondit-elle, secouée d’un frisson devolupté.

Leurs yeux se fermèrent dans une extase.

Puis la passion délira soudain en eux et se déchaîna…

– Sois à moi ! haleta Manfred.

– Oui ! à toi ! à toi ! murmura-t-elle,expirante.

Mais tout à coup, comme il l’étreignait, comme elle allaitsuccomber et se donner tout entière, elle eut un violentrecul ; un cri rauque d’affreux désespoir lui échappa ;de ses deux mains tendues, elle repoussa Manfred.

– Va-t’en ! Va-t’en !…

– M’en aller ! fit-il avec un ricanement farouche. Tues folle !… Tu es à moi !…

– Jamais !… Oh ! malheureuse !malheureuse !…

– Tu es à moi ! poursuivit-il avec une exaltationcroissante.

Et il chercha à l’enlacer…

Hagarde, livide, Madeleine se mit à sangloter :

– Malheureuse ! Malheureuse !…

Et cela était triste comme une plainte d’enfant qui va mourir.Manfred s’arrêta.

Il passa ses deux mains sur son visage inondé de sueur etregarda autour de lui avec étonnement.

– Où suis-je ? murmura-t-il… J’ai fait un rêve… unrêve d’amour… Où est Gillette ?…

Il vit cette femme prostrée qui pleurait. Et alors, il compritque dans la vie de cette femme, il y avait le secret d’un désespoirpareil au sien…

Puis il se pencha, la toucha à l’épaule.

– Madame… dit-il d’une voix très douce.

Elle secoua violemment la tête et, dans un râle :

– Allez-vous-en… fuyez… ne revenez jamais…jamais !

– Je reviendrai, pensa Manfred. Je veux savoir…

Et simplement, d’un ton de commisération, il dit :

– Adieu, madame…

Quelques secondes plus tard, il était dehors, courant comme unfou. Madeleine, seule, répétait sa plainte uniforme etlamentable :

– Malheureuse !… Malheureuse !…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer