Triboulet

Chapitre 53L’ENCLOS DES TUILERIES

François Ier fit alors ouvrir la porte de sa chambre et lescourtisans entrèrent en masse pour assister à son grand lever,c’est-à-dire qu’ils furent admis à l’honneur de contempler lesvalets de chambre opérant sur la personne du roi, sous la hautedirection de Bassignac.

Le roi fut ce matin-là d’une humeur charmante, bien qu’àdiverses reprises une inquiétude soudaine parût le troubler. Onparla de la grande expédition qu’on allait faire contre lestruands, et dont tous les seigneurs de la cour voulaient être, pardistraction.

– Par Dieu, messieurs, je veux en être aussi !… Maischut ! Je ne veux pas que la chose se sache… lorsque le rois’amuse, nul que ses fidèles ne doit le savoir.

Chacun renchérit alors, le roi ayant déclaré que ce serait unamusement que de percer des poitrines de truands. Montgomery, lecapitaine des gardes, déclara qu’il fallait allumer un grandbrasier au beau milieu de la Cour des Miracles, et voir la figureque feraient les ribaudes en regardant griller leurs amants.

– Ce sera magnifique, dit le comte de Jarnac ; il nemanquera que Triboulet à la fête.

– Qu’est devenu le bouffon ? demanda un autre.

Montgomery pâlit.

– Messieurs, dit le roi, Triboulet voyage ; vous lereverrez bientôt.

Puis il donna rendez-vous à La Châtaigneraie et à d’Essé pourcinq heures. Il demanda si le grand prévôt était là.

Mais, contre son habitude, M. de Monclar n’était pas encorearrivé au Louvre. La journée se passa sans incident.

Rabelais avait été installé dans un fort bel appartement, et onavait mis deux domestiques à sa disposition, outre un courrier quiétait chargé d’aller lui chercher tout ce dont il avait besoin.

Vers quatre heures, on annonça le grand prévôt au roi qui le fitintroduire aussitôt.

– Je vous attendais, Monclar, dit le roi avec bonnehumeur.

– J’étais retenu par le service de Votre Majesté, réponditle grand prévôt.

– Vous voilà pardonné. Mais, dites-moi, Monclar, êtes-vousbien sûr que ce Dolet soit un aussi grand criminel que le dit lerévérend Loyola ?

– Je ne comprends pas bien votre question, sire…

– Je vais me faire comprendre… je désire que M. ÉtienneDolet soit relâché sur l’heure…

– C’est impossible, sire ! dit le grand prévôt.

– Oh ! oh ! monsieur ; faut-il dire alorsnon pas que je désire, mais que je veux ?

– En ce cas, sire, je vais aller de ce pas faire mettre enliberté l’homme qui a aujourd’hui même tenté de s’évader, qui a tuéou blessé une dizaine de gardes, qui a fait assassiner Sa Révérencele père Ignace de Loyola, et qui, enfin, s’est abouché avec leschefs de la Cour des Miracles pour susciter des rébellions contrel’autorité royale… J’y vais, sire.

Et Monclar fit un pas de retraite.

– Tête de sang ! s’écria le roi. Que signifie toutecette histoire ? Parlez, monsieur !

– Cela signifie exactement ce que je viens d’avoirl’honneur de dire à Votre Majesté. Le prisonnier Dolet a faillis’enfuir de la Conciergerie, grâce à la complicité de l’un de cestruands qui ont envahi le Louvre…

– Contez-moi cela, Monclar…

– C’est précisément ce que je voulais faire lorsque VotreMajesté m’a signifié l’ordre de faire relâcher Étienne Dolet.J’arrive de la Conciergerie ; il y a eu meurtre, tentatived’évasion, rébellion et bataille…

Le roi, tout pâle, fit signe à Monclar de s’expliquer.

– Sire, dit le grand prévôt, je commence par l’incident leplus affreux de toute cette échauffourée : le révérend Loyolase meurt sans doute à l’heure qu’il est…

– Assassiné ! murmura le roi, qui songea auxcomplications que cet événement allait amener.

– Assassiné par un chef de truands, par ce Lanthenay qui aeu l’audace de pénétrer à main armée dans le palais pour nousarracher celui qui venait ici l’insulte à la bouche.

– Il faut, Monclar, que le châtiment soit terrible. Je luipardonnerais, au fond, son coup d’audace, car j’aime les beauxcoups d’épée et les gens de courage… mais s’il a osé porter la mainsur le saint homme que nous avait envoyé le Souverain Pontife… oui,je vous le dis, il faut que le châtiment soit prompt etexemplaire !

– Et pour commencer, Votre Majesté veut faire relâcherl’homme qu’il voulait arracher à votre justice royale !

Le roi demeura méditatif, songeant à la parole qu’il avaitdonnée à Rabelais.

La fureur l’emporta en lui sur toute considération.

– J’avais promis la grâce de Dolet, dit-il d’un ton rude,mais la main qui se tendait vers le prisonnier pour le retirer deson cachot peut aussi l’y maintenir. L’official jugera cethomme !

– Sire, laissez-moi vous dire que la clémence est unmédiocre moyen d’asseoir l’autorité des rois. Il faut que lamajesté royale apparaisse aux peuples, environnée d’éclairs.

– Oui, oui… je sais que vous êtes un sombre justicier,Monclar… Mais continuez…

– Eh bien, sire, vous aviez donné au révérend père Loyolaun ordre de laissez-passer… Le truand a sans doute appris que lerévérend Loyola possédait ce laissez-passer. Il s’est rendu chezlui cette nuit, et l’a traîtreusement frappé d’un coup d’épée pourlui voler ce papier… Armé de la précieuse signature de VotreMajesté, le misérable, sous les habits du révérend, a pu entrer àla Conciergerie…

– Mais ce sont donc des hommes bien hardis ! s’écriale roi, non sans admiration.

– Capables de tout, sire, hormis de faire le bien… Entré àla Conciergerie et introduit dans le cachot de Dolet, Lanthenaypouvait tout oser… Le poignard à la main, tous les deux se sontjetés à travers les couloirs, et ils allaient gagner la rue lorsqueje suis arrivé à temps…

– C’est bien, Monclar, je sais qu’on peut compter sur votrevigilance…

– Ainsi, Votre Majesté révoque l’ordre qu’elle me donnaittout à l’heure ?

– Oui, comte…

– Et quant à ce Lanthenay…

– Ne l’avez-vous pas saisi ?

– Il m’a échappé, sire, grâce à l’intervention de soncomplice Manfred.

– De rudes hommes ! fit le roi pensif.

– De grands scélérats, sire.

– Eh bien, n’avez-vous pas organisé quelque chose comme uneexpédition contre eux ?

– Oui, sire, tout est prêt.

– Et quand attaquez-vous ?

– Ce soir… À minuit, sire.

– Tout est bien ; minuit est une heure qui meconvient… Allez, Monclar, et ne manquez pas de me donner desnouvelles de M. de Loyola deux fois par jour.

– Je porte ces bonnes paroles au révérend, sire. Et je suisconvaincu que la haute bienveillance du roi ne contribuera pas peuà guérir le saint homme, si toutefois la miséricorde divine adécidé de le laisser encore sur cette terre, où il accomplit de sigrands bienfaits…

Monclar sortit sur un geste amical du roi.

– Il me semble, songea celui-ci, que mon grand prévôtporte, un bien vif intérêt à ce Loyola que Notre-Dame confonde… Cetimbécile de truand ne pouvait-il frapper plus juste ? Ilfaudra que je voie ce qu’il y a dans cette étrange amitié du moineet de Monclar…

Vers six heures, comme le roi le leur avait commandé, LaChâtaigneraie et d’Essé vinrent au Louvre et se présentèrent dansla chambre royale.

Cette fois, Sansac les accompagnait. Le roi l’embrassa et luifit de grandes démonstrations d’amitié.

– Mais comme ils t’ont bien arrangé, mon pauvreSansac ! dit-il en regardant le gentilhomme qui venait deretirer un masque de soie qu’il portait sur le visage.

Ce visage était maintenant hideux. Une énorme balafre lemarquait du front au menton d’une large cicatrice.

– Oui, dit amèrement Sansac, je suis à jamais défiguré etobligé, quand je sors, de porter ce masque pour ne pas faire peuraux femmes…

– Je te plains, dit sincèrement le roi… Toi qui étais sifier de ta beauté et que l’on comparait à Apollon !

– Je me vengerai, sire, dit Sansac d’une voix concentrée.C’est même pour me venger que je me suis décidé à sortir de montrou où je me cache maintenant et d’où je ne me hasarde que lanuit, comme les hiboux… On dit que ce soir doit avoir lieu lemassacre des truands. Je veux en être, par le diable ! Etmalheur au Manfred s’il me tombe sous la main, comme jel’espère !

– Nous en serons tous, dit le roi. Mort-Dieu ! je veuxt’aider, Sansac. Mais avoue que ce fut là un beau coup d’estoc…

– Eh ! sire, je ne le sais que trop !

– Bataille, donc ! Nos épées se rouillent. Et bien quel’ennemi soit pour ainsi dire indigne de nos coups, ce seratoujours une nuit d’agrément pour nous faire patienter…

– Sire, dit La Châtaigneraie, je vois avec bonheur qu’il nereste plus rien à Votre Majesté de son inquiétude de cettenuit…

Le roi, subitement, redevint sombre. Il cherchait à s’étourdirpour oublier l’affreuse angoisse qu’il avait dépeinte à Rabelais.Il dit un effort pour paraître calme.

– Plus rien, répondit-il… Mais cela me fait penser àl’objet de notre rendez-vous. Suivez-moi, messieurs.

Hâtivement, le roi s’enveloppa d’un manteau, et tous les quatreétant descendus, quittèrent le Louvre. Une fois dehors, le roi semit à marcher en tête ; les trois gentilshommes le suivaient àquelques pas.

– Où diable nous conduit-il ? murmura LaChâtaigneraie.

– Mais il me semble, dit Essé, que nous allons versl’enclos des Tuileries.

– Bon ! Veut-il donc se réconcilier avec la BelleFerronnière ?

– Elle lui pardonnera difficilement.

– Bah ! Elle serait encore trop heureuse !conclut La Châtaigneraie.

Sansac ne disait rien ; il songeait à sa vengeance, et lesamours du roi le laissaient maintenant indifférent.

C’était bien vers l’enclos des Tuileries que se dirigeait leroi. Lui aussi, comme Sansac, était silencieux et songeait à unevengeance dont il ne confierait le soin à personne.

Il s’était dit que Madeleine Ferron reviendrait peut-être à lamaison de leurs anciens rendez-vous.

Cet espoir lui restait, au fond, que Madeleine avait peut-êtrementi, qu’elle s’était vantée en assurant qu’elle s’était inoculél’épouvantable mal. Il l’interrogerait. Par violence ou persuasion,il lui arracherait la vérité. Et si la certitude lui étaitdémontrée de l’irréparable malheur, il la saisirait de ses propresmains, la jetterait en pâture au grand prévôt, et il imaginait dessupplices raffinés…

Au bout d’un petit quart d’heure, le roi s’arrêta.

On se trouvait devant la maison de Madeleine Ferron.

À droite, les bâtiments de la fabrique de tuiles se profilaienten noir sur le ciel noir ; à gauche, c’étaient des champsdéserts.

Les trois gentilshommes s’étaient arrêtés à distance mais le roileur lit signe d’approcher.

La façade de la maison était sombre.

– Nous allons entrer là, dit le roi.

– Nous entrons tous ? fit La Châtaigneraie étonné.

– Oui… Si j’ai bien compris le caractère de la personne queje viens chercher ici, nous ne serons pas trop de quatre pour ladompter.

Le roi prononça ces paroles sur un ton qui fit frissonner lesgentilshommes.

– Quelle est donc cette personne, sire ?

– Vous verrez.

– Faut-il heurter à la porte ? demanda d’Essé.

– Non pas !… Tâchons d’entrer sans esclandre…

François Ier se mit à faire le tour de la maison etarriva à la petite porte du jardin, que Madeleine Ferron avaitouverte un soir pour faire entrer Manfred.

– Reconnais-tu cette porte ? demanda d’Essé à LaChâtaigneraie.

– Parbleu ! Nous sommes quatre ici qui la connaissent,bien que pour des motifs différents.

– Que dites-vous ? fit le roi.

– Nous disons que c’est près d’ici que Sansac a reçu cebeau coup de tranchant sur la figure.

Cependant le roi avait tiré de son pourpoint une petite clefavec laquelle il essayait d’ouvrir.

– Il faut que la serrure ait été changée, dit-il, aprèsquelques essais infructueux.

– Le mur n’est pas très haut, sire, dit Sansac.

– Ma foi, le moyen est primitif, mais à défautd’échelle…

– Votre Majesté se risque ?

– Oui… faites-moi la courte échelle, et attendez-moiici.

– Mais si un danger imprévu…

– Je vous appellerais.

La Châtaigneraie et d’Essé unirent leurs mains entrelacées, leroi y posa le pied, s’élança et atteignit aisément le faite dumur.

À ce moment, François Ier oubliait ses angoisses, etla terreur du mal dont il se croyait atteint, et l’expéditioncontre les truands, et Monclar, et Dolet, et Loyola. Il en arrivaitmême à oublier presque le but de sa visite à la mystérieusemaison : le roi était en plein dans son élément ;l’aventure le séduisait ; le seul fait de pénétrer nuitammentdans une maison en escaladant un mur comme un maraudeur luiprocurait la sensation d’un plaisir particulier.

Ses compagnons, habitués dès longtemps aux manières du roi, nefurent en aucune façon étonnés de le voir exécuter cette manœuvre.François Ier, assis sur la crête du mur, s’apprêta àsauter dans le jardin. Mais, au même instant, il s’arrêta.

Ses yeux venaient de tomber sur une fenêtre éclairée.

Cette fenêtre était au rez-de-chaussée. Et ses vitraux n’étaientpas assez épais pour empêcher de distinguer tout à fait ce qui sepassait dans la pièce où se trouvait la lumière. Or, FrançoisIer ayant jeté un regard plein de curiosité sur lafenêtre vit où entrevit une chose qui dut le stupéfier, car il eutde la peine à étouffer un cri de surprise.

Il regarda plus attentivement, comme s’il eût douté du premiertémoignage. Il fut cette fois convaincu.

Il sauta, non du côté du jardin, mais du côté extérieur. Ilsemblait très ému, et saisit la main de La Châtaigneraie.

– Elle ! murmura-t-il ; elle ici !

– N’est-ce donc pas une femme que Votre Majesté comptaitvoir ?

– Oui ! Mais non celle que je viens de voir…

Et sans plus s’occuper de l’étonnement que ces bizarres parolesavaient provoqué chez le gentilhomme, le roi revint rapidement versla façade, et cette fois, il heurta lui-même.

– Que voulez-vous ? demanda-t-on d’un ton rude.

– Voir le maître de céans, répondit le roi.

– Revenez au grand jour.

– C’est tout de suite que je veux le voir, fit le roi.

En même temps, il monta les quelques degrés qui conduisaient àla porte. Au même instant, les trois gentilshommes se présentèrentpour escorter le roi.

– Holà ! s’écria l’homme aux grandes moustaches. Sivous êtes d’honnêtes gens, retirez-vous sans tarder. Si vous êtesvenus avec de mauvaises intentions, il va vous en coûtercher ! Et l’homme tira de sa ceinture un long poignard en semettant en garde.

– Rengainez, Spadacape, fit une voix sonore. Quedésirez-vous, messieurs ?

Un homme s’avançait au-devant du roi.

– Eh ! pardieu, monsieur le chevalier de Ragastens, jevous félicite de vous faire si bien garder !

– Le roi ! murmura le chevalier de Ragastens. Arrière,Spadacape. Pardonnez, sire ! Mais qui eût pu prévoir l’insignehonneur que vous réservez à cet humble logis… Daigne Votre Majestéentrer dans cette pièce…

Ragastens ouvrit une porte.

– Merci, chevalier, dit le roi. Mais il me semble avoirentendu causer, lorsqu’on a ouvert la porte… ne voulez-vous pas quepour un moment je fasse partie de la société que vous avez chezvous ?

– Sire, fit Ragastens stupéfait, il n’y a d’autre sociétéici que celle de Mme la princesse de Ragastens-Alma, etd’une pauvre jeune fille…

– Je serai honoré d’être admis auprès de ces dames, fit leroi avec un sourire.

Il n’y avait pas moyen de se dérober à un pareil honneur. EtRagastens se dirigea avec empressement vers la porte de la pièce oùle roi, du haut de son mur, avait si curieusement regardé à traversles vitraux.

Au moment d’ouvrir la porte, il se tourna vers le roi.

– Votre Majesté ne désire peut-être pas êtrereconnue ? Sous quel nom dois-je l’annoncer ?

– Annoncez le roi de France, dit simplement FrançoisIer.

Mais le chevalier n’eut pas besoin d’obéir à cette étrangeinvitation. À peine eut-il ouvert la porte et à peine Françoisfut-il entré dans la pièce qu’une jeune fille qui se trouvait auxcôtés de la princesse Béatrix s’écria :

– Le roi ! Le roi !

Gillette, en prononçant ces mots d’une voix pleine de terreur,fixait des yeux hagards sur François Ier.

Le roi salua les deux femmes avec cette aisance qu’il savaitrendre ou impertinente ou gracieuse à son gré. Béatrix s’étaitlevée et fixait un regard presque sévère, sur le roi.

– Madame, dit celui-ci sans que sa voix trahît la réelle etprofonde émotion qu’il éprouvait, voulez-vous pardonner au premierchevalier de France de troubler un instant ce calme repos où vousdeviez être ? Je passais avec ces gentilshommes devant cettemaison, et m’étant souvenu que M. de Ragastens l’habitait, je n’aipu m’empêcher de frapper à sa porte pour lui dire une fois de plusen quelle singulière estime je le tiens. J’ajoute maintenant quej’envie son bonheur d’avoir lié sa destinée à une dame d’aussigrand air et de beauté aussi accomplie.

– Sire, répondit Béatrix avec un accent de dignité quiamena une rougeur sur les joues du roi, si peu habitué qu’il fût àrougir, sire, c’est sans doute un hasard plus honorable encorequ’extraordinaire qui a voulu que le roi de France se promenât parles chemins dans le simple appareil d’un bourgeois, passât devantcette maison et apprît que M. le chevalier de Ragastens ydemeurait. Mais quelles que soient les intentions véritables deVotre Majesté, le roi est le bienvenu dans ce logis… Gillette,aidez-moi à offrir à Sa Majesté les rafraîchissements qui nesauraient lui être présentés par d’autres mains que les nôtres…

Béatrix, en parlant ainsi, saisit vivement Gillette par le braset essaya de l’entraîner. Mais François Ier, déjà,s’inclinait devant elle et disait :

– Agréez mille grâces, princesse, de votre courtoisaccueil. Je vous supplie de demeurer. J’ai à vous dire des chosesqui ne souffrent aucun retard.

Il se tourna vers les trois gentilshommes qui s’étaient arrêtésà l’entrée de la porte.

– Messieurs, dit-il, veuillez m’attendre.

– Spadacape, dit Ragastens, ayez soin de nos illustreshôtes.

En même temps il fit un signe à Spadacape qui répondit par unclignement d’œil qu’il surveillerait étroitement lesgentilshommes.

Ceux-ci suivirent l’intendant dans une pièce voisine.

Le roi se tourna alors vers Béatrix et Ragastens.

– Asseyez-vous, dit-il, en redoublant de bonne grâce. Jesuis votre hôte, et il ne saurait être question d’étiquette.

– Sire !… fit Ragastens en s’inclinant, Votre Majesténous accable…

– Non, non… Je veux que chacun prenne un siège. Et puisqueMme la princesse, ajouta-t-il avec un sourireinquiétant, a bien voulu reconnaître que je me trouvais dans lesimple appareil d’un bourgeois, je veux être traité enbourgeois…

Béatrix, sur un signe du roi, obéit. Quant à Gillette, elletomba dans un fauteuil plutôt qu’elle ne s’y assit.

Ragastens, seul, persista à demeurer debout, et refusa d’obéir àla flatteuse invitation du roi ; non seulement il témoignaitainsi de son respect, mais encore il se trouvait plus libre de sesmouvements en cas d’action précipitée.

– Chevalier, dit alors le roi, nous n’avons pas oublié quevous êtes venu à Paris pour y retrouver votre fils, et nous nousintéressons vivement aux résultats de vos recherches. Ont-ellesabouti ?

 

– Hélas ! non, sire… Je n’ai aucun indice encore.

– Pourtant, M. le grand prévôt a dû se mettre à votredisposition ?

– Le comte de Monclar a fait tout ce qui dépendait de lui,sire. Et il me convient de rendre hommage à sa bonne volonté.

– Mais ne disiez-vous pas que vous vouliez pénétrer à laCour des Miracles ?

– C’est là en effet qu’il m’est permis d’espérer quelquerenseignement.

– Je viens vous en offrir les moyens.

Gillette, voyant que François Ier affectait de ne pasla reconnaître, se remettait peu à peu.

– Cette nuit, reprit le roi, le grand prévôt tente unesorte d’expédition contre les truands de la Cour des Miracles. Cesgens ont à leur tête deux redoutables bandits appelés Manfred etLanthenay…

Il fallut à Béatrix toute la puissance qu’elle avait surelle-même pour ne pas jeter un cri. Elle pâlit, cependant. Mais leroi ne remarqua pas celle pâleur, car il n’avait prononcé ces deuxnoms que pour en étudier l’effet sur Gillette. Celle-ci tremblait,et sans un regard de Ragastens qui lui disait d’espérer, elle sefût jetée aux pieds du roi.

– Ces deux bandits, continua le roi avec un sourire cruel,seront pendus demain matin, sans procès. Je vous invite à lapendaison, Madame, et vous aussi, ma belle demoiselle… C’est biencurieux spectacle…

– Sire, se hâta de répondre Ragastens, dans l’état d’espritoù nous nous trouvons, les spectacles les plus curieux ne sauraientnous intéresser. Votre Majesté daignera nous excuser de ne pasaccepter sa gracieuse invitation…

– Je comprends… Enfin, si vous changez d’avis, je puistoujours vous dire que le bandit Lanthenay sera pendu en place deGrève. Quant à Manfred, nous lui avons choisi un autre endroit quilui rappellera d’agréables souvenirs… Il sera pendu à laCroix-du-Trahoir.

Gillette devint livide.

– Mais, sire, s’écria Ragastens en plaisantant, il mesemble que Votre Majesté se hâte un peu trop de nous inviter à lafête. Qui prouve que ces deux… ah ! ma foi, j’ai oublié leursnoms !… qui prouve qu’ils seront pris ?

Gillette comprit et jeta un regard de reconnaissance auchevalier.

– La bête est lancée, reprit le roi avec son même sourirejovial et sinistre ; l’hallali va sonner. La Cour des Miraclesest enveloppée d’un réseau étroit que le grand prévôt a établipatiemment depuis dix jours. En outre, nous avons des intelligencesdans la place… Quoi qu’il en soit, chevalier, l’expédition prometd’être des plus amusantes. Toute ma cour en sera. Et pardieu, J’enserai aussi… Chevalier, soyez des nôtres, et vous avez la uneexcellente occasion d’entrer à la Cour des Miracles…

– J’accepte avec reconnaissance, sire.

– Vous acceptez, fit le roi avec étonnement.

– Sans doute, sire… Tirons donc l’épée, contre cesredoutables ennemis. Après Marignan, la victoire de la Cour desMiracles embellira le règne de Votre Majesté.

À ce moment, on entendit heurter le marteau de la ported’entrée. Quelques instants s’écoulèrent ; puis un homme àfigure basanée, à longues moustaches grisonnantes entr’ouvrit laporte.

Le roi se mordit les lèvres.

– Monsieur le chevalier, dit-il, vous avez beaucoupd’esprit. Ainsi, c’est donc entendu, vous êtes desnôtres ?

– Ah ! sire, je n’aurai garde de manquer à lafête…

– C’est bien… Le rendez-vous est au Louvre, pour onzeheures ; l’attaque aura lieu à minuit…

– Sire, à onze heures, je serai au Louvre.

– Faites mieux, chevalier, venez-vous-en avec nous…

– Que Votre Majesté me pardonne ! Mais avant de merendre au Louvre, il faut, de toute nécessité, que je sois quelquepart, à dix heures.

– Et cela ne peut-il se remettre ?

– Impossible, sire.

Le roi regarda autour de lui. Si ses gentilshommes eussent étéprès de lui à ce moment, il eût sans doute fait arrêter Ragastens.Mais il réfléchit qu’il ne serait peut-être pas le plus fort et quecette maison cachait peut-être un nombre d’hommes suffisant pourmettre en déroule ses trois compagnons et lui-même.

Il fit donc un geste aimable et continua :

– Chacun à ses affaires. Il suffit que vous me promettiezd’être en même temps que nous à la Cour des Miracles…

– Sire, je vous le jure.

– J’aime cette ardeur, dit le roi de plus en plus étonné.Au surplus, je comprends que vous ne manquiez pas une pareilleoccasion. Je ne connais rien de douloureux comme la situation d’unpère et d’une mère qui cherchent leur enfant. Madame, vous me voyezprêt à tout entreprendre pour vous aider…

Le roi avait prononcé ces mots d’un ton grave.

– D’ailleurs, reprit-il tout aussitôt, il y a, jel’avouerai, un peu d’égoïsme dans ce que je dis là. Si je me metsainsi à votre disposition…

– Bienfait que je n’oublierai de ma vie, sire !s’écria Béatrix avec une réelle émotion.

– Si je m’intéresse aussi vivement à vos recherches, c’estque je comprends, pour les avoir éprouvées, toutes les angoissesqui doivent vous troubler…

– Vous, sire !

– Moi, madame ! Pour être roi, en suis-je pas moins unhomme ? Et qui vous dit que moi aussi je n’ai pas eu un enfantqui m’a été ravi ? Qui vous dit que, moi aussi, je ne me suispas livré pendant des années aux mêmes recherches que vous tentezen ce moment…

– Sire, fit Ragastens, notre surprise…

– Oui, je sais. Vous vous dites qu’un roi est à l’abri desmalheurs qui peuvent frapper les autres hommes… Eh bien, cela n’estpas ! J’ai souffert comme vous ! Que dis-je ? J’aisouffert plus que vous !… car, après avoir longtemps cherchémon enfant, je l’ai trouvée, et par un malheur plus affreux quetout ce que vous pouvez imaginer, mon enfant m’a renié, mon enfantn’a pas voulu me reconnaître pour père ; mon enfant s’estenfuie du Louvre où je l’avais amenée… Écoutez-moi jusqu’au bout…Je vous ai promis de vous aider à retrouver votre fils… Aidez-moi,vous, à faire revenir ma fille au Louvre… Vous le pouvez, car monenfant, ma fille… elle est là sous vos yeux… la voici !…

À ces mots, le roi désignait Gillette qui poussa un faiblegémissement et couvrit son visage de ses deux mains. Béatrix, d’unmouvement spontané, avait couru à la jeune fille comme pour laprotéger, et lui glissait dans l’oreille :

– Ne craignez rien, mon enfant…

– Vous ne répondez pas, chevalier, fit le roi avec unesourde colère.

– Sire, dit Ragastens, ma réponse est toute simple :je serais un père dénaturé si j’essayais un seul instant de retenircette jeune fille… C’est à vous de parler, Gillette, et de dires’il vous convient de suivre Sa Majesté…

– Et si, comme son attitude le laisse supposer, elle refusede me suivre ? éclata François Ier. Chevalier,prenez bien garde à ce que vous allez dire et faire !…

– Oh ! sire, je suis certain d’avance de l’approbationdu roi qui s’appelle… que le monde appelle le roi-chevalier. Sicette jeune fille refuse de sortir d’ici, je dirai et ferai ce quedirait et ferait Votre Majesté. Je dirai : Mon enfant,l’hospitalité qui vous est due est trois fois sacrée et je nefaillirai point à cette hospitalité…

– Ah ! prenez garde, monsieur ! Si je passe outreaux volontés d’une fillette… comme c’est mon droit de père et deroi !…

– Sire, je demanderais alors à Votre Majesté de me laisserréfléchir jusqu’à demain.

– Sansac ! hurla le roi.

Il se fit un mouvement dans la pièce voisine. L’instant d’après,les trois gentilshommes apparurent.

– Que l’un de vous coure au Louvre, ordonna le roi d’unevoix que la fureur faisait trembler. Amenez-moi une compagnie degardes, s’il le faut.

– Spadacape, dit Ragastens d’un ton grave, nul ne doitsortir d’ici que par mon ordre…

– Jour de Dieu, monsieur, vous êtes en état de rébellion.La Châtaigneraie, arrêtez monsieur !

– Sire, s’écria Ragastens, un mot avant que des actesirréparables s’accomplissent. Je supplie Votre Majesté d’yréfléchir. Si je le veux, sur un signe de moi, ces troisgentilshommes vont être désarmés à l’instant. Il ne restera au roique l’inutile colère de ne pas voir ses ordres exécutés, et à moique la douleur d’avoir si mal répondu à la haute bienveillance quevous me témoigniez tout à l’heure…

Le roi fit un geste de rage et regarda autour de lui avecinquiétude, s’attendant à voir une douzaine de spadassins surgirtout à coup et l’entourer.

– C’est bien, je ne veux violenter personne…

Sur un signe de lui, ses trois compagnons rengainèrent les épéesqu’ils avaient à moitié tirées des fourreaux, et se retirèrent dansle vestibule qui précédait la pièce où se passait cette scène. Maisils laissèrent la porte ouverte.

– Chevalier, dit alors François Ier, nonseulement j’excuse votre scrupule, mais je l’approuve. Je nedemanderai pas à cette enfant de me suivre au Louvre. Je ne saisque trop quelle serait sa réponse, bien que cette réponse soitprofondément injuste… Je compte sur le temps pour amener ma fille àdes sentiments plus naturels. Je me retire, ne voulant me souvenir,en cette soirée, que de votre fierté, chevalier, de votre bonnegrâce, madame… Adieu… Heureux qui peut compter des amis tels quevous !…

Le roi salua et sortit de la pièce, précédé par Ragastens quiavait saisi un flambeau pour éclairer Sa Majesté. Au moment dequitter la maison, le roi se tourna vers le chevalier.

– Ainsi, dit-il d’un ton riant, vous êtes des nôtres, cesoir ? Vous en avez fait le serment, je crois…

– Et je le renouvelle à Votre Majesté : je serai cettenuit à la Cour des Miracles.

Le roi se mit en route, escorté de ses gentilshommes, tandis queRagastens rentrait dans la maison. Mais il n’eut pas fait vingt pasqu’il s’arrêta :

– La Châtaigneraie, et vous, d’Essé, demeurez ici ensurveillance. Si quelqu’un tente de sortir, n’hésitez pas,tuez ! Dans une demi-heure, je suis de retour. Viens,Sansac.

François Ier s’élança dans la direction duLouvre.

La Châtaigneraie se posta devant la porte d’entrée.

D’Essé se mit à la petite porte du jardin.

Moins d’une demi-heure plus tard, comme il l’avait annoncé, leroi était revenu. Le grand prévôt l’accompagnait. Unedemi-compagnie de suisses les suivait.

Silencieusement, la maison fut enveloppée. Alors, Monclars’approcha de la porte, frappa et prononça :

– Au nom du roi !

Un silence de mort. Monclar recommença à frapper. Mêmesilence.

– Enfoncez la porte ! dit le roi.

Des soldats s’approchèrent avec des leviers que le grand prévôtavait fait apporter, car c’était un homme de prudence et deprécaution.

En dix minutes, la porte fut défoncée.

La maison envahie fut visitée du haut en bas jusque dans sesmoindres recoins. Elle était déserte.

– Monclar, dit le roi, de cette voix calme et légèrementtremblante qui était l’indice d’une colère blanche, Monclar, il mefaut ce Ragastens.

– Vous l’aurez, sire. Mais, en attendant, il y a pour VotreMajesté un moyen de punir cet insolent gentilhomme, en le frappantau cœur.

– Dites ! fit avidement le roi.

– Ce Manfred, sire, que nous allons prendre et pendre…

– Eh bien ?

– Eh bien ! c’est le fils du chevalier deRagastens.

Le roi ne put retenir une exclamation de joie presque sauvage.Il donna le signal du départ et on rentra précipitamment auLouvre.

– Tout est bien prêt ? demanda-t-il au grandprévôt.

– Soyez sans crainte, sire !

– Si nous attaquions tout de suite ?

– Impossible, sire, avant minuit.

– Pourquoi ?

– Parce que le signal doit partir de la Cour des Miracleselle-même. Trois coups d’arquebuse nous préviendront que nouspouvons avancer…

– Qui les tirera ?

– Le roi d’Argot ! dit Monclar non sans un certainorgueil.

– Vous êtes un admirable prévôt de police, fit le roi.

Monclar s’inclina, satisfait.

Il ne travaillait guère qu’en dilettante et pour se distraire dela sombre préoccupation qui l’obsédait. Aussi éprouvait-il d’unéloge royal cette joie rapide qu’éprouve l’artiste qui voit admirerson œuvre par un connaisseur.

…  …  …  …  … … .

En rentrant dans ses appartements, le roi trouva maître Rabelaisqui l’attendait. Le visage du savant docteur avait une gravitésévère qui gêna François Ier.

– Maître, lui dit-il, nous causerons demain. Ce soir, noussommes préoccupés d’une affaire importante qui sollicite toutenotre attention.

– Eh ! sire, quelle affaire plus importante que lasanté… la vie !

– C’est donc de la maladie en question que vous voulez meparler ?… Venez…

Il entraîna Rabelais dans sa chambre.

– Parlez, mon bon Rabelais, dit-il, quand ils furentseuls.

– Sire, je crois avoir trouvé un moyen de prévenir le mal.Ce poison n’est redoutable que parce que son œuvre est d’abordignorée. L’être est atteint par lui dans ses sources vives. Il agitavec une certaine lenteur. Et lorsque, du fond des organes, ilapparaît à la surface et dénonce ainsi sa présence, alors il esttrop tard ! La mort est inévitable, et cette mort est vraimentatroce…

Le roi ne put s’empêcher de frissonner, repris par la terreurqu’il était parvenu à oublier un moment.

– Il est alors trop tard, dit-il, mais si on sait… avantqu’il ne se dénonce… si le savant combat l’odieux ennemi avantqu’il n’ait pu se fortifier ?

– C’est cela que je voulais vous dire. C’est ce moyend’attaquer le mal encore faible et incapable de résistance que j’aitrouvé… Je vais passer la nuit à préparer le médicament que demainmatin absorbera Votre Majesté.

– Tu me sauves, Rabelais ! s’écria le roi dans uneexplosion de joie. Tu me ranimes… Aussi, demande ce que tuveux…

– Sire, je suis payé d’avance ; en m’accordant lagrâce de Dolet, Votre Majesté a fait pour moi infiniment plus queje ne vais faire pour elle… Cher Dolet ! Cher ami ! Sivous saviez quel noble cœur ! Si vous aviez comme moi assistéau désespoir de sa femme et de sa fille ! Comme ils doiventêtre heureux maintenant qu’il est libre ! Car il est libre,n’est-ce pas, sire ? N’est-ce pas que votre royale parole aprévalu contre le complot des méchants ? N’est-ce pas que cetaffreux Monclar a abusé de ma crédulité en m’affirmant tout àl’heure que Dolet était dans son cachot et que l’official lejugerait !

Le roi, maussade et sombre, avait écouté Rabelais sans dire unmot, sans faire un geste.

– Sire, reprit le docteur, après un instant de silence,j’attends que Votre Majesté me rassure…

– Écoutez, maître, fit brusquement François Ier,je vous ai, il est vrai, donné ma parole…

– Mais Votre Majesté l’a reprise ! éclata Rabelais. Dequoi s’agit-il, après tout ? De la vie d’un homme ! Dudésespoir de toute une famille ? Peu de chose, envérité !

– Eh ! par la mort-dieu, pourquoi votre Dolet nes’est-il pas tenu tranquille ? Au moment où je vous ai promissa liberté, j’ignorais ce qu’il avait fait, au moment même où vousme parliez en sa faveur !

– Je sais, sire ! Je sais tout ! Dolet a tenté defuir. Voilà un grand crime ! Lorsque Votre Majesté étaitdétenue à Madrid, n’eût-elle pas saisi l’occasion de fuir enpassant à travers une armée s’il eût fallu ! Quoi, sire !On prend un innocent ! Pour le perdre, on machine contre luiun complot qui devrait envoyer ses auteurs à Montfaucon si lajustice royale ne voyait ses bienfaisants rayons obscurcis par lahaine des pervers ! Donc, on saisit cet homme, on l’enfermedans un cachot ! On lui met les fers aux pieds ! Pendantdix jours, il demeure au fond de l’horrible cloaque, ayant de l’eaujusqu’aux chevilles, souffrant de la faim, de la soif, enfiévré,l’imagination éperdue ! Et lorsqu’un moyen de salut est offertà ce malheureux, on veut qu’il le repousse ! On lui fait uncrime d’avoir voulu sortir c son enfer !

– Sa tentative ne sera pas retenue au procès, dit vivementle roi, dans l’espoir d’apaiser Rabelais. On ne retiendra quel’accusation d’hérésie. J’en donnerai l’ordre. Vous entendez, moncher maître ? Je vous le jure.

– Votre Majesté est vraiment généreuse, continua le savantemporté par l’indignation. On ne retiendra que l’accusation quipeut envoyer Dolet au bûcher ! Ah ! sire !sire ! Vous voulez donc que l’histoire proclame un jour que levainqueur de Marignan fut vaincu par un Loyola !… Car ne nouspayons pas de mots, sire ! C’est à Loyola que vous sacrifiezDolet ! Vous craignez que le misérable moine ne vous suscitequelque querelle avec le Saint-Siège ! Sire, voulez-vous qu’ondise que vous avez eu peur ?

Le roi crispa les poings et fut sur le point d’éclater.

Mais il réfléchit que Rabelais tenait pour ainsi dire sa vie. Etlui qui s’indignait de cette accusation de peur que l’illustresavant lui jetait avec sa rude éloquence, il eut vraiment peur.

– Maître, se contenta-t-il de dire avec un sourire,reprenez vos esprits. Vous outrepassez, il me semble !

– Pardon, sire, fit Rabelais violemment ému. N’en accusezque ma douleur.

Cette douleur devait être en effet bien forte, car Rabelais, ence moment, pleurait silencieusement. Le roi détourna la tête. Lasombre figure de Loyola passa dans son esprit.

– Attendez ! dit-il tout à coup.

– Sire, cria Rabelais, obéissez à votre cœur magnanime…

Le roi passa rapidement dans la pièce voisine où se tenaient enpermanence Bassignac et quelques seigneurs. Le grand prévôt étaitlà.

François Ier l’entraîna dans un coin.

– Monclar, lui dit-il, comment va ce bon M. deLoyola ? Vous savez que je m’intéresse fort à sa blessure quenous allons venger tout à l’heure, j’espère.

Monclar eut un mince sourire. Il savait que Rabelais était dansla chambre royale ; il comprit ce qui se passait dans l’espritdu roi.

– C’est un miracle, sire, dit-il. Mais il est certain quele saint homme ne succombera pas !

– Ah ! fit simplement le roi. Et il rentra dans sachambre.

– Si je lui avais annoncé que Loyola était perdu, pensaMonclar, il me renouvelait l’ordre de relâcher Dolet.

– Eh bien, fit le roi à Rabelais, je viens pour vous defaire l’impossible.

– Vous sauvez Dolet, sire ? Ah ! merci, mon nobleroi !

– Eh ! non, par Notre-Dame ! Je veux dire quej’ai fait une dernière démarche pour voir s’il n’y aurait pas moyende sauver votre protégé… Eh bien, l’official est déjà saisi del’affaire. Il faut désormais aller jusqu’au bout.

– Pourquoi, sire ? Pourquoi ? demandaRabelais.

– Ceci est de la grande politique, mon maître ; il n’yaurait plus de respect en France pour la justice et la religion, sila religion et la justice n’étaient inflexibles dans leurmarche…

Rabelais, cette fois, se tut. Il était vaincu. Il parlaitd’humanité, d’équité, – et le roi lui répondait : raisond’État.

Il comprit que Dolet était à jamais sacrifié, et dédaigna derépondre à François Ier qui, pour ne pas s’aliéner ledocteur, lui disait :

– Rassurez-vous, maître. S’il est indispensable que Doletsoit condamné, malgré même cette innocence que vous invoquez, je mefais fort de lui avoir vie sauve…

Le philosophe, écrasé par la formidable montagne d’iniquitésqu’il avait tenté de soulever, courba les épaules, en signe desalut ou en signe de désespoir.

– Ce médicament ? reprit le roi avec la timidité de lahonte.

– Je vais y travailler, sire.

– Et vous me promettez, maître, qu’il sera prêt demainmatin ?

– Je vous le promets, sire.

– Je retiens votre parole.

– Jamais je n’y ai failli, sire !

Sur ce mot qui cingla François Ier, Rabelaiss’inclina, sortit de la chambre royale et alla, le cœur broyé,s’enfermer dans le laboratoire qu’il avait fait établir à lahâte…

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