Triboulet

Chapitre 23UN LIVRE EN VAUT UN AUTRE

Ce matin-là le vénérable père Ignace de Loyola eut uneconférence avec le comte de Monclar, grand prévôt de Paris.

Il y avait de l’inquisiteur dans l’âme de Monclar.

Il y avait du policier dans l’âme de Loyola et c’est pour celaque tous deux semblaient si bien s’entendre durant leurentretien.

– Ce Dolet, disait Loyola, est une vraie plaie pour votrebeau pays de France…

– Hélas, vénérable père, le roi est faibleparfois !

– Oui ! oui ! Il veut jouer au savant, au poète…Comme si les rois devaient être autre chose que la main de ferappesantie par Dieu sur les peuples ! Les peuples, mon chermonsieur de Monclar, ont une tendance néfaste à la rébellion contrenotre sainte autorité, les rois doivent être nos agents… ou sinonnous briserons les rois eux-mêmes !…

– Cet imprimeur, continua Loyola, contribue plus quequiconque à répandre un art maudit dans le monde. Nous tueronsl’imprimerie, nous commençons par tuer les imprimeurs…

– Dolet se tient sur ses gardes, vénéré père.

– Je le sais, monsieur le grand prévôt. Mais l’esprit duSeigneur veille en nous et nous suscite les légitimes stratagèmespar quoi l’imposteur doit périr. Il faut que Dolet meure. Il fautque sa mort soit un exemple en France.

– J’attends vos ordres…

– Rendez-vous donc au logis particulier de l’imprimeur.Allez-y avec une suffisante escorte, dès maintenant. Quand, deloin, vous aurez vu sortir de la maison deux moines qui s’appellentfrère Thibaut et frère Lubin…

– Je les connais…

– Alors, il sera temps. Entrez chez Dolet, au nom du roi.Fouillez les rayons de ses bibliothèques ; vous trouverez unlivre de damnation où le mystère de l’Immaculée conception estbassement et lâchement nié…

– Horreur ! murmura Monclar.

– Il faut que ce livre soit trouvé devant de nombreuxtémoins…

– Cela sera fait ainsi…

– Dès que vous avez trouvé le livre, vous arrêtezl’imprimeur ; vous l’incarcérez en quelque solidecachot ; le reste me regarde. Allez, monsieur le grand prévôt…hâtez-vous… C’est à peu près l’heure où frère Thibaut et frèreLubin doivent agir…

Monclar s’inclina profondément.

– J’oserai vous demander une grâce, dit-il.

– Elle vous est accordée… parlez !…

– Depuis de nombreuses années, je souffre, en moncœur ; un fils que j’idolâtrais m’a été arraché… et sansdoute, il a été tué… sa mère… la femme que j’adorais… est morte dechagrin… Depuis, ces choses ne peuvent sortir de mon souvenir…

Le grand prévôt, courbé devant le moine eut un râle…

– Vénérable père, de telles douleurs sont intolérableslorsque le temps n’a pu les apaiser… J’ai pensé…

– Parlez sans crainte, dit Loyola.

– Eh bien ! mon audace est grande sans doute… maisj’ai pensé que la bénédiction du Saint-Père, si elle m’étaitaccordée, soulagerait mon âme…

– Cela est certain ! Achevez…

– J’ose donc vous supplier d’intercéder auprès de SaSainteté, à votre prochain voyage à Rome, afin qu’elle daignem’accorder l’immense faveur que je sollicite.

Loyola demeura un moment pensif. Il étudiait Monclar.

– Cet homme-là est une force, pensa-t-il, car il a lafoi…

Alors il se leva et redressa sa haute taille.

– À genoux, comte ! dit-il gravement.

Le grand prévôt tomba sur ses genoux.

– Je suis parti du Vatican, porteur de deux bénédictionspontificales, continua le moine. L’une était pour le roi deFrance ; elle est donnée. L’autre était pour Sa MajestéCharles… Comte de Monclar, vous êtes aujourd’hui plus utile àl’Église que l’Empereur… l’Empereur attendra !

Monclar palpitant se prosterna tandis que Loyola, la dextrelevée, murmurait au nom du pape la formule de bénédictionpontificale.

Une heure plus tard, le grand prévôt était posté aux abords dulogis de Dolet. Les alentours étaient gardés : Une escorteétait cachée dans une maison voisine.

Monclar n’attendit pas longtemps. Il y avait dix minutes à peinequ’il avait achevé d’organiser la souricière lorsqu’il vit frèreLubin et frère Thibaut sortir de chez le maître imprimeur.Aussitôt, il fit un signe.

La rue se remplit de soldats, les abords du logis Dolet furentoccupés, au grand étonnement des passants. Le grand prévôt entradans la maison qui fut aussitôt envahie.

– Au nom du roi ! proclama Monclar. Qu’on fouillecette maison de fond en comble et qu’on saisisse tous les livresmanuscrits ou imprimés qui s’y trouvent !

…  …  …  …  … … .

Voici comment frère Lubin et frère Thibaut accomplirent leurmission. En sortant de la maison où le terrible Loyola leur avaitconfié le livre maudit, les deux moines se mirent à marcherrapidement. Ils avaient hâte de mettre une bonne distance entre euxet le rude combattant qui les avait effrayés.

La nuit noire n’était atténuée dans les rues par aucunelanterne. Les deux moines n’étaient qu’à demi rassurés.

Ce n’est pas qu’ils fussent peureux ; mais, somme toute, àpareille heure, ils eussent préféré être dans leurs cellules.

Vers six heures du soir, leur supérieur les avait appelés etleur avait donné une lettre en leur enjoignant de la porteraussitôt, d’écouter avec attention ce que leur dirait ledestinataire de la lettre, et, enfin, il les assura qu’ils avaientpermission de rentrer à l’heure qu’ils pourraient.

Le couvent de frère Lubin et frère Thibaut était situé du côtéde la Bastille-Saint-Antoine, non loin de l’hôtel du grandprévôt.

– Que pensez-vous du vénérable père ? demandaLubin.

– Je pense, frère Thibaut, qu’il a une façon de parler quidonne froid dans le dos… Et vous ?

– Moi, frère Lubin, cette éloquence-là m’a ouvertl’appétit. Il me semble que je suis à jeun depuis trois jours…

– Miséricorde ! s’écria tout à coup frère Lubin, nevoyez-vous rien là, au fond de cette ombre ?

Les deux moines s’arrêtèrent, tremblants, puis arc-boutés l’unsur l’autre, s’avancèrent avec précaution et franchirent sansencombre l’endroit suspect : il n’y avait rien.

– Je le savais bien ! triompha Thibaut. Continuonsnotre chemin.

Et frère Thibaut, cette fois s’avança le premier.

– Ouais ! s’écria frère Lubin, que faites-vous, monfrère ?

– Mais vous le voyez… je me hâte vers le couvent.

– Vous errez, mon frère, vous entrez dans la rueSaint-Denis… Votre chemin est par ici…

– La rue Saint-Denis ! Vous êtes bien sûr ?

– À moins que d’avoir la berlue, voici notre chemin.

– C’est vrai, soupira Thibaut… Mais dites-moi, mon frère,n’est-ce pas dans cette rue Saint-Denis que se trouve l’auberge dela Devinière ?

– Si fait ! répondit Lubin.

– Vous la connaissez, mon frère ?

– Un peu… Je m’y arrêtai un jour…

– C’est comme moi…

À ce moment les deux moines s’arrêtèrent : ils étaientdevant l’auberge de la Devinière !

– Je ne sais comment la chose s’est faite ! dit frèreThibaut.

– Nous avons sans doute continué à nous tromper…

– Cela me paraît évident. Rebroussons chemin.

– Rebroussons, mon frère.

En parlant ainsi, frère Lubin et frère Thibaut franchissaient leseuil de l’auberge, et l’instant d’après, ils se trouvaientattablés.

Cependant l’entrée des deux moines avait provoqué quelquesmouvements dans la salle commune, parmi les écoliers et soldatsattablés. Mme Grégoire, souriante, s’était avancée versles dignes visiteurs et leur demandait ce qu’ils voulaientboire.

– Manger d’abord, dame Grégoire. Nous sommes à jeun.

– Boire ensuite ; nous avons soif…

Le menu fut aussitôt dressé : une omelette au lard, unpâté, un poulet et quelques flacons de vin d’Anjou.

Frère Lubin et frère Thibaut attaquèrent avec ce courage et cetentrain qui les distinguaient.

À la table la plus rapprochée de celle des moines, deux hommesvidaient un broc de vin.

Ces deux hommes parlaient haut, avec de grands gestes, et secampaient en des poses héroïques.

Frère Lubin et frère Thibaut, cependant, avaient commencé leurrepas, sous l’œil bienveillant de Mme Grégoire, toujoursaccorte, et sans s’inquiéter des deux truands qui cuvaient prèsd’eux, car les deux personnages ressemblaient fort à destruands.

Et qu’eussent dit, qu’eussent pensé les moines s’ils eussententendu la conversation de leurs voisins, conversation à voixbasse, entremêlée de paroles criées bien haut.

– Comte de Cocardère !… disait l’un.

– Marquis Fanfare ?…

– Que vous semble de ce vin ?… (As-tu remarqué lesdeux moines, près de nous ?)

– Je dis, mon cher marquis, que cette chère MmeGrégoire nous gâte décidément. (Oui, je les vois, morbleu !C’est le diable qui nous les envoie !)

– Je vous fais un autre broc au Biribi, comte deCocardère ! (Ils doivent avoir l’escarcelle bien garnie.)Mme Grégoire ! Un jeu de Biribi !…

Le jeu fut apporté, la partie commença.

– Marquis, je vais vous battre. Tenez-vous bien. (À enjuger par le divin souper qu’ils ont commandé, les drôles sontriches.) À vous, marquis !…

– Du tout, mon cher ! Je suis en veine, et je vousbats ! (Si nous allions les attendre en quelqueencoignure ?)

À ce moment, frère Thibaut et frère Lubin poussèrent ensemble uncri lamentable.

– C’est un énorme rat ! hurla le premier.

– C’est un suppôt de Lucifer ! rugit l’autre.

– Il me grimpe aux jambes !…

– Il me dévore les entrailles !…

Grégoire et sa femme, leurs servantes et plusieurs clients seprécipitèrent sur les moines.

Ceux-ci s’étaient levés ensemble pour fuir la bête inconnue quiles tourmentait sournoisement depuis une minute.

Dans ce mouvement, à la stupéfaction de tous, la table futsoulevée, la vaisselle, les bouteilles, tout alla rouler à terredans un grand bruit. Et on s’aperçut alors que les robes des deuxmoines avaient été cousues l’une à l’autre. En sorte qu’au momentoù les frères se levèrent, les robes jointes soulevèrent la tableet la basculèrent.

– Sortilège ! Maléfice ! gémirent les deuxreligieux.

On vit Landry Cul-de-Lampe, le propre fils de maître Grégoire,sortir « à quatre pattes » de dessous la table…

– Misérable gamin ! rugit Grégoire. Tu vas recevoir lafessée !…

Mais déjà le « misérable gamin » avait bondi etdisparaissait au fond de la cuisine, non sans avoir gratifiél’assistance de ses grimaces les plus choisies.

– Traiter ainsi deux vénérables religieux ! grondaGrégoire, tandis que Mme Grégoire se hâtait d’opérer, aumoyen des ciseaux, la séparation des deux robes.

Le désordre fut réparé. Frère Thibaut et frère Lubin revenus decette chaude alerte, se remirent à leur souper.

Pendant l’algarade, le comte de Cocardère et le marquis Fanfareavaient gagné tout doucement la porte en oubliant de solder leurdépense.

– Ce Landry est un vrai petit Satanas ! disait frèreThibaut.

– Rien qu’un bon flacon de Saumurois ne pourra me remettred’une telle émotion ! ajouta frère Lubin.

La bouteille de Saumurois fut demandée, apportée et aussitôtvidée.

– Ce n’est pas tout, compère ! dit alors frèreThibaut, que dirons-nous au révérend père supérieur ?

– Bah ! Ne sommes-nous pas en mission ? Nousdirons que nous avons rencontré l’ennemi et que nous avons dû endécoudre…

– Ce sera un mensonge, frère Lubin.

– Oui, un mensonge, frère Thibaut… Mais que nous a enseignéle vénérable père Loyola, je vous prie ? Que le mensonge estpermis quand il s’agit de sauver les intérêts de l’Église…

– Cependant…

– Oseriez-vous, frère Thibaut, oseriez-vous, Thibaldefrater, vous rebeller contre l’autorité du révérendissimeLoyola, cette lumière de notre Église !

– À Dieu ne plaise, frère Lubin.

– Or, si nous mentons au révérend supérieur, n’est-ce pasdans l’intérêt de l’Église ? En effet, que sommes-nous en cemoment ? Deux soldats de l’Église… Nous punir, ce serait punirl’Église elle-même. Donc, en nous évitant la punition par un pieuxmensonge, nous l’évitons à l’Église… et, du même coup, nous évitonsun péché mortel au révérend supérieur qui aurait frappé l’Église ennous frappant !

– Comme vous parlez bien, compère Lubin ! s’écriaThibaut enthousiasmé par cette argumentation limpide.

Et pour ne pas demeurer en reste, il poursuivit,intrépide :

– J’ajouterai, frère Lubin, que le vénérable Loyola nous apositivement affirmé que nous étions des soldats… Or, que font lessoldats ? Surtout en temps de guerre et d’expédition, commenous sommes ?… Ils doivent bien…

– Manger mieux encore !

– Pour être en force et santé, frère Lubin !

– Car sans force, comment s’attaquer à l’ennemi ?…

Les deux moines, en vrais soldats, se levèrent d’un airbelliqueux pour se retirer. L’auberge était vide.

– Cela fait un écu, une livre et huit deniers, dit maîtreGrégoire en s’avançant avec son sourire le plus engageant.

– Benedicat vos Dominus ! répondirent lesmoines qui, sur Grégoire soudain courbé, levèrent ensemble desdextres menaçantes.

– Un poulet rissolé à point ! murmurait le malheureuxhôtelier.

– Benedicat ! reprirent plus fortement lesmoines.

– Une omelette aux lardillons, digne d’un estomac royal,larmoya Grégoire.

– Benedicat ! Benedicat ! tonnèrent lesmoines.

En même temps, ils avaient ouvert la porte et s’éclipsaient dansla nuit, tandis que Grégoire, furieux, grondait :

– Que le diable fourchu emporte les moines et leursbénédictions ! Je serais forcé bientôt de fermer boutique side telles aubaines m’advenaient souvent !

Dans la rue, frère Thibaut et frère Lubin s’en allaient, selonle mot que maître Rabelais devait leur appliquer, dodelinant de latête et barytonnant à qui mieux mieux…

– La charité, pour l’amour de Dieu ! firent soudaindes voix rudes.

Et deux ombres se dressèrent soudain devant les moinesépouvantés.

– Que voulez-vous, messieurs ? bégaya frèreThibaut.

– De l’argent !…

– Miséricorde ! Notre escarcelle est vide…

– On n’a point l’escarcelle vide quand on dîneprincièrement comme vous venez de le faire chez Grégoire !

Les moines reconnurent alors les deux hommes de mauvaise minequi buvaient près d’eux en l’auberge de la Devinière.

– Messieurs ! s’écria frère Lubin d’une voixtremblante, nous sommes des religieux ; nous avons fait vœu depauvreté…

– De l’argent ! ou vous êtes morts !

L’éclair des deux dagues aiguisées acheva de terroriser lesmoines qui tombèrent à genoux. Déjà Cocardère et Fanfare lesfouillaient activement.

– Rien ! s’écria Fanfare avec un juron désappointé, encessant de fouiller frère Lubin.

– Rien ! répéta Cocardère, qui avait fouillé frèreThibaut ; rien ! sinon ce méchant livre à dire lamesse.

– Le livre ! gémit frère Thibaut. Le livremaudit !…

– Ce sera toujours bon à vendre en quelque échoppe del’Université, continua Cocardère, qui fit disparaître le livre.Allez, mes frères, allez ! Nous sommes de bons diables, aufond, et nous ne voulons pas la mort du pécheur…

– Nous ne sommes point des pécheurs… dit frère Thibaut enreprenant quelque courage.

– Si fait, vous péchez par absence de deniers ! Allezen paix, toutefois, mais ne retombez plus dans le même péché…

– Messieurs ! Messieurs ! Rendez le livre !s’écria Thibaut, désespéré.

Un éclat de rire, qui sonna à leurs oreilles d’une façondémoniaque, fut la seule réponse des truands qui disparurent dansla nuit.

– Nous sommes perdus ! murmura frère Lubin.

– Que va dire le vénérable Loyola ?…

– Ah ! frère Thibaut, c’est votre gourmandise qui estcause de ce malheur ! C’est vous qui m’avez entraîné àl’auberge…

– C’est vous qui ouvrîtes la porte, frère Lubin. Moi, je nevoulais que passer devant pour renifler l’odeur de larôtisserie.

Tout en se disputant et se consolant de leur mieux, les deuxmoines se dirigeaient à grands pas vers leur couvent.

– Mais, j’y songe ! s’écria tout à coup frère Thibauten se frappant le front. De quoi sommes-nous chargés ?… Desubrepticement déposer un livre chez maître Dolet, l’imprimeur…

– Pas davantage ! confirma frère Lubin.

– Eh bien ! nous déposerons un missel… un beau misseltout neuf, avec imageries…

– Idée sublime, frère Thibaut.

– Un livre en vaut un autre, frère Lubin !

– Et comme nous avons maintenant l’ordre de mentir…

– Nous mentirons en disant que nous avons bien déposé lelivre…

– Et encore ne sera-ce qu’un demi-mensonge…

– Ce qui nous donne droit à une autre moitié de mensonge,par surcroît…

Telle fut la mémorable conversation que tinrent frère Lubin etfrère Thibaut avant de rentrer en leur couvent.

…  …  …  …  … … .

La fouille opérée le lendemain chez Étienne Dolet ne donna pasle résultat attendu. On trouva des épreuves du Livreseigneurial de maître François Rabelais, des traductions deCicéron ; on trouva un livre intitulé les Gestes deFrançois de Valois, roi de France ; on trouva lesCommentaires de la langue latine ; on trouva aussi unbeau missel tout neuf et proprement relié ; mais on ne trouvapas le livre de damnation où était contesté le dogme de l’ImmaculéeConception.

Frère Lubin et frère Thibaut, longuement interrogés par Loyola,jurèrent qu’ils avaient bien déposé le livre.

Comme ils parlaient avec une évidente sincérité, comme, d’autrepart, on les avait bien vus sortir de chez l’imprimeur à l’heureconvenue, Loyola conclut que Dolet avait aperçu le livre et l’avaitfait disparaître à temps.

Les moines ne furent pas inquiétés et admirèrent les bons effetsdu mensonge. Étienne Dolet ne fut pas arrêté. Mais Loyola vit danscet incident une nouvelle preuve de l’adresse infernale d’ÉtienneDolet.

Celui qui s’intitulait lui-même Chevalier de la Vierge leva lesyeux vers un tableau qui représentait une Vierge mystique.

Ce n’était pas un tableau de maître. Ce n’était pas un de ceschefs-d’œuvre que nous a légués cette époque fulgurante de génies,sombre de luttes affreuses. C’était une naïve enluminure de quelquemoine espagnol[8] .

La Vierge était représentée debout sur une boule qui figuraitl’univers. De ses pieds nus, elle écrasait un serpent quiredressait la tête et essayait vainement de mordre. Elle portaitune couronne de reine. Elle était raide et guindée dans les plis desa robe de soie. Il y avait du défi dans ses yeux et sa bouchesouriait durement.

– Ô reine ! murmura Loyola. Reine de victoire !Reine de triomphe ! En ton nom et au nom de ton fils, nousaurons la victoire et nous dominerons le monde, comme tu es là, ledominant ! Symbole de force ! Synthèse depuissance ! Ton fils Jésus doit être le maître, et l’Ordre deJésus doit triompher ! Que sont les peuples ? Que sontles princes ? Que sont les rois ? Tes serviteurs… nosserviteurs !

Le regard de Loyola devint menaçant et jeta des éclairs.

– Dolet a traduit Platon, continua-t-il. Et dans satraduction, cette parole impie s’étale, impudente et cynique :Après la mort, tu ne seras rien du tout…

Il garda un instant le silence.

Ses yeux se fermèrent et il poursuivit :

– Ô terreur ! Ne rien être après la mort !Descendre au vertigineux abîme du non-être ! S’incorporer aunéant ! Quoi ! Je sens en moi la force de soulever unmonde ! Je vois que je domine l’humanité comme les pics de laMaladetta dominent la plaine ! Nautonnier au bras puissant, jepuis imprimer une direction nouvelle au vaisseau del’univers ! Et tout cela s’effondrera dans la pourriturefinale ! La poussière de mon laquais, celle du dernier manant,de la dernière brute courbée sur la charrue serait semblable à lapoussière d’Ignace de Loyola ! Oui, oui, je sais bien…Mémento homo, quia pulvis es… Il est juste que le troupeaudes hommes s’abaisse dans l’humilité… Mais il est bon que lesconducteurs de troupeaux se haussent en leur orgueil… L’orgueil estla parure du génie…

Longtemps, le moine médita.

La conclusion de sa rêverie fut :

– Il faut que Dolet meure !

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