Triboulet

Chapitre 50TRICOT SE DESSINE

Nous avons assisté à la conversation qui eut lieu entreCocardère, Fanfare et Tricot. On se souvient que Cocardère avaitdemandé les conseils du roi d’Argot et que celui-ci, sans avoirrien répondu de précis, était sorti du cabaret.

– Si M. de Loyola apprend que ces deux imbéciles ontsurpris ce qu’il a dit, il pourra peut-être prendre des mesures enconséquence. Il faut, de plus, qu’il sache que Lanthenay va êtreprévenu par Cocardère. Oui, mais où trouver le digne père ?Ainsi ruminait Tricot tout en se dirigeant vers le Trou-Punais.

Il savait que là, à l’embranchement du cul-de-sac et de la ruede la Huchette, les deux truands avaient écouté les moines. Maisc’était tout ce qu’il savait.

Loyola avait employé Tricot à l’arrestation de Dolet.

Tricot, qui haïssait Lanthenay, haïssait du même coup tous ceuxqui aimaient le jeune homme.

Il avait donc servi Loyola avec un zèle dont M. de Monclar luiavait fait grand éloge. Mais le moine n’avait pas confié au roid’Argot le secret de sa retraite.

Arrivé au Trou-Punais, Tricot fut donc fort embarrassé.

Dans laquelle de ces maisons devait-il entrer ?… Et, unefois entré, à quelle porte devait-il frapper ?…

Tout à coup, il se remit à marcher rapidement et, cette fois,dans la direction de la Bastille.

Ne trouvant pas de solution convenable, Tricot avait résolud’aller tout raconter au grand prévôt. Il arriva à l’hôtel de M. deMonclar vers dix heures et demie. Tout dormait dans l’hôtel. Toutesles fenêtres étaient obscures.

Mais Tricot avait ses grandes et petites entrées dans la maisondu chef de la police royale. Promu au grade honorable d’agentsecret et d’espion, il avait barre sur les valets et laquais del’hôtel qui le redoutaient fort.

Tricot heurta donc d’une façon particulière le marteau d’unepetite porte percée à gauche de la porte cochère.

Au bout de quelques minutes, un judas glissa silencieusementdans ses coulisses et une voix rogue demanda :

– Qui êtes-vous ? Que demandez-vous à pareilleheure ?

– Je suis Tricot, pour vous servir, mon digne concierge,répondit le roi d’Argot d’un ton goguenard, et je désire parler àMgr le grand prévôt pour affaire qui presse.

La porte s’ouvrit instantanément. Tricot attendit dix minutes,au bout desquelles un valet vint le chercher.

Quelques instants plus tard, le truand était introduit dans lecabinet du grand prévôt. Assis près d’un grand feu, M. de Monclarsemblait méditer. Au moment où Tricot entra, il releva la tête etlui fit signe de s’approcher.

– Parlez, Tricot, qu’y a-t-il ?

– Il y a, monseigneur, que deux mauvais chenapans de laCour des Miracles ont surpris, au coin du Trou-Punais et de la ruede la Huchette, une conversation entre M. de Loyola et frèresThibaut et Lubin. De cette conversation, il résulte que les livrestrouvés chez Étienne Dolet y ont été déposés par l’ordre de M. deLoyola. Or, monseigneur, les deux chenapans en question m’ont ditqu’ils allaient prévenir Lanthenay…

On voit que Tricot employait pour parler au grand prévôt cestyle bref qui constitue le style des rapports.

– Il faut les en empêcher, dit vivement le grandprévôt.

– Monseigneur, cela m’est difficile, à moins de medécouvrir. D’ailleurs la chose doit être faite à l’heure qu’ilest.

– C’est bien. Tricot, vous êtes un fidèle serviteur. Vouspouvez vous retirer. Demain je mettrai à profit votre excellentavis.

– Monseigneur me permet-il de lui donner un conseil aprèslui avoir donné un avis ?

– Parlez, fit le grand prévôt en fronçant les sourcils.

– Eh bien, monseigneur, je connais Lanthenay, dit Tricotavec un effroyable accent de haine. Il n’attendra pas jusqu’àdemain, lui ! J’ignore où habite M. de Loyola, mais Lanthenayle sait peut-être !… Et alors, dès que mes deux drôles luiauront parlé, il sautera sur sa rapière ou sa dague et courra chezM. de Loyola. Alors, si Monseigneur y va demain, il sera peut-êtretrop tard… à moins qu’il ne soit trop tard dèsmaintenant !

Le grand prévôt se leva en disant :

– Décidément, vous êtes un homme précieux, Tricot.

– Monseigneur se rappelle-t-il ce qu’il m’a promis ?fit Tricot en se courbant sous l’éloge.

– Oui, oui, sois tranquille… Je n’oublie rien !

Et faisant signe au roi d’Argot de le suivre, Monclar descenditdans la cour de l’hôtel. Au fond de cette cour, à droite desécuries, et en arrière du petit bâtiment qui servait de logis ausuisse, il y avait des corps de garde où veillaient une douzaine decavaliers armés d’arquebuses.

M. de Monclar prit avec lui quatre de ces gardes, fit donner unemonture à Tricot, et monta à cheval. La petite troupe, précédéed’un laquais qui portait une torche, sortit de l’hôtel ets’achemina aussitôt vers le Trou-Punais.

Tricot n’ignorait pas qu’il était fort exposé à être reconnu dequelque truand, maraudeur nocturne, qui n’eût pas manqué des’étonner de le voir en pareille compagnie et de donner l’alarme àla Cour des Miracles, auquel cas le roi d’Argot savait ce quil’attendait.

On parvint rapidement à la rue de la Huchette.

À quelques pas du Trou-Punais, Monclar arrêta sa troupe, mitpied à terre, fit éteindre la torche et s’avança vers le fond ducul-de-sac.

Il avait appelé Tricot d’un geste, et Tricot le suivait.

M. de Loyola n’avait jamais dit au grand prévôt en quel lieu ilgîtait. Il lui avait seulement indiqué un couvent de bénédictinscomme son adresse officielle pour tout le temps qu’il demeurerait àParis. Mais M. de Monclar était homme de précautions, et il s’étaitdit qu’il aurait peut-être à arrêter le moine espagnol pour lequelle roi ne manifestait qu’une médiocre sympathie, tout en leredoutant fort. Le grand prévôt avait donc mis un homme auxtrousses de M. de Loyola et n’avait pas tardé à savoir où ilfaudrait frapper, le cas échéant.

M. de Monclar entra donc sans hésitation dans la maison oùLanthenay était entré lui-même à la suite de Loyola. Il montal’escalier, toujours suivi de Tricot.

Au haut de l’escalier, il vit une porte entr’ouverte parlaquelle filtrait un mince rayon de lumière. Monclar poussadoucement la porte, entra et fit quelques pas dans la pièce. Sonregard tomba au même instant sur Loyola étendu, livide, commemort.

– Que vous avais-je dit, monseigneur ? murmuraTricot.

– Et tu crois que c’est Lanthenay qui a porté cecoup-là ? demanda Monclar en se penchant pour examiner de prèsla blessure.

– J’en suis aussi sûr, monseigneur, que je suis sûr d’êtreassassiné par cet homme s’il apprend que je vous ai conduit ici… Dureste, à défaut d’autres indications, voilà une blessure qui m’endirait long.

– Il n’est pas tout à fait mort, fit Monclar.

Et, se relevant, il chercha des yeux autour de lui. Sur unetable, il aperçut une écritoire ; il écrivit quelques mots surune feuille et, la remettant à Tricot :

– Va dire à un cavalier de l’escorte de porter ceci auLouvre, de faire réveiller à l’instant le chirurgien du roi, et del’accompagner ici…

Tricot disparut. Monclar s’assit dans un fauteuil.

Une heure s’écoula pendant laquelle le grand prévôt, immobile,songeait, les yeux fixés sur Loyola.

Enfin, des pas retentirent dans l’escalier. Tricot apparut,précédant un gros homme à figure apoplectique qui soufflait de lacourse qu’il venait de faire. C’était le chirurgien de FrançoisIer.

– Pardieu, monsieur le comte, dit-il, il ne fallait rienmoins qu’un ordre de vous…

– Service du roi ! dit sèchement Monclar.

– De quoi s’agit-il ?

– Voyez…

Monclar, du doigt, désigna le moine espagnol.

– Qui est cet homme ? demanda le chirurgien.

– Vous ne le connaissez pas ?… Eh bien, tantmieux ! Contentez-vous de savoir que cet homme a reçu un jolicoup d’épée…

Le chirurgien n’écoutait plus. Il s’était agenouillé près deLoyola et examinait la blessure mise à nu par Lanthenay. L’examendura dix longues minutes, pendant lesquelles Monclar avait reprissa place dans son fauteuil, tandis que Tricot, la lampe à la main,éclairait l’opérateur.

– Quoi qu’il soit, dit enfin le chirurgien, il faut que cecavalier ait l’âme chevillée au corps… Il a eu, du reste, unechance inouïe… Approchez-vous, monsieur le comte.

Monclar s’approcha et se pencha.

– Tenez, continua le chirurgien, voyez-vous ce caillot desang qui s’est coagulé aux lèvres de la blessure ? C’est cecaillot qui a sauvé le blessé. Sans lui, il n’aurait plus, àl’heure qu’il est, une goutte de sang dans le corps… S’il enréchappe, la convalescence ne sera pas longue…

– S’il en réchappe ?… Croyez-vous qu’ilvivra ?

– Je n’en sais rien encore… Allons, aidez-moi à letransporter… Il y a bien un lit dans ce logis ?

Monclar ouvrit au hasard l’une des portes qui donnait dans lapièce.

– Ici, dit-il.

C’était là, en effet, la chambre à coucher de Loyola.

Le chirurgien saisit le blessé par les épaules ; Tricot leprit par les jambes. Loyola fut déposé sur le lit sans qu’il eûtencore donné signe de vie.

– Je vais faire un pansement, dit le chirurgien, qui se mità opérer, en commençant par laver la blessure.

Peut-être la fraîcheur ranima-t-elle Loyola, car il ouvrit lesyeux et poussa un soupir, mais, presque aussitôt, il retomba danssa léthargie, vers trois heures, le chirurgien se retira en disantqu’il n’y avait plus rien à faire pour le moment, et qu’ilreviendrait le lendemain matin.

– Mais qui va le garder jusque-là ? demanda-t-il.

– Moi, répondit Monclar.

Le chirurgien s’en alla tout étonné, tandis que Monclars’installait dans un fauteuil.

Au petit jour, le blessé commença à gémir sourdement.

Le grand prévôt s’approcha vivement du lit, espérant que Loyolalui dirait quelques mots. Mais le moine n’ouvrit pas les yeux etcontinua de pousser des plaintes faibles jusqu’au moment où lechirurgien, étant revenu, recommença le pansement et fit absorberune potion au blessé.

Immédiatement après la nouvelle opération, le blessé rouvrit lesyeux et, cette fois, ce fut un regard intelligent qui se fixa surle grand prévôt.

Il y avait de la joie et de l’angoisse dans ce regard.

– Vous êtes content de me voir ? demanda Monclar.

Le blessé fit signe de la tête qu’il était en effet heureux dela présence du grand prévôt.

– Comment vous sentez-vous ?

– Fort ! répondit Loyola.

Et bien qu’il eût prononcé ce mot étrange d’une voix faiblecomme un souffle, on sentait dans l’accent une inébranlableconviction et une volonté formidable.

– Pouvez-vous parler ? fit avec empressement Monclar.Vous répondrez par un seul mot à chaque question. Qui vous ablessé ? Un truand nommé Lanthenay ?

– Oui ! dit Loyola avec étonnement.

– Pourquoi a-t-il voulu vous tuer ?

– Dolet !

Ce mot valait toute une explication. Le grand prévôt lacomprit.

Mais Loyola fixait de nouveau sur lui un regard angoissé. Ilfaisait un violent effort pour parler.

– Ne vous inquiétez pas, dit Monclar ; j’ai compris…Ce Lanthenay a des attaches avec l’imprimeur, et il a supposé, bienà tort, que vous étiez cause de l’arrestation de Dolet… Il s’estvengé… Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?… Vous avez autrechose à dire ?…

– Oui…

– Il vous a peut-être dit des choses que vous voulez merépéter ?…

– Le… laissez-passer ! murmura Loyola avec effort.

– Le laissez-passer ! exclama Monclar.

Loyola désigna sa poitrine d’un regard.

– Vous aviez un laissez-passer dans votrepourpoint ?…

Loyola ferma les yeux en signe d’assentiment. Le chirurgien,délicatement, fouilla le pourpoint.

– Il n’y a aucun papier, déclara-t-il.

Loyola eut un éclair de rage dans les yeux.

– Qui avait signé ce laissez-passer ? demandaMonclar.

– Le roi !

– Mais pour passer où ?…

– Conciergerie !…

– Ah ! ah ! Vous aviez un laissez-passer pourvoir Étienne Dolet ?

– Oui !…

– Je comprends tout ! s’écria Monclar. Lanthenay aurasu que vous aviez ce laissez-passer. Il est venu vous tuer pours’en emparer ! Il l’a !… Et, sans doute, il s’en estservi…

– Courez ! ordonna le moine dans un dernier effortd’énergie.

Et il s’évanouit. Monclar se précipita au dehors. Une demi-heureplus tard, à la tête d’une forte troupe de cavaliers, il couraitvers la Conciergerie.

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