Triboulet

Chapitre 2LE BOURREAU

Il est huit heures. La nuit est d’un noir d’encre. Il vente unvent froid de fin d’octobre qui souffle en rafales.

C’est près de l’enclos des Tuileries.

Là se dresse une maison isolée : le nid qui abrita lesamours du roi et de la belle Mme Ferron. Au premier, unefenêtre faiblement éclairée brille comme une discrète étoile.

La chambre est aménagée pour les longues étreintes passionnéesqu’avive et surexcite un savant décor. Le lit monumental ressembleà un vaste et profond autel édifié pour le perpétuel recommencementd’un sacrifice érotique.

Sur un fauteuil, aux bras du roi François Ier, assisesur ses genoux, une femme dont aucun voile ne gaze la splendideimpudeur, tend ses lèvres et murmure :

– Encore un baiser, mon François…

Cette femme est jeune. Elle est souverainement belle. La nuditémarmoréenne de sa chair éclatante et rose, la ligne harmonieuse deson corps cambré en une pose lascive, le rayonnement de ses cheveuxblonds épars sur ses épaules, l’ardeur veloutée de ses yeuxbrûlants, la palpitation précipitée de son sein que soulève lapassion, cet ensemble merveilleux exalte le roi. Ce n’est plus unefemme. Ce n’est plus la belle Mme Ferron. C’est Vénuselle-même ! c’est Aphrodite superbe d’impudicité…

– Encore un baiser, mon roi…

Les deux bras nerveux de François se nouent autour de la taillesouple ; il pâlit, la saisit, l’emporte à demi pâmée, et rouleprès d’elle, sur le lit profond…

Au dehors, du fond de l’ombre, un homme contemple la fenêtreéclairée… Immobile, insensible aux morsures du froid, blême, lestraits contractés, cet homme regarde, de ses yeux pleins dedésespoir…

Il balbutie d’incohérentes paroles :

– On a menti ! c’est impossible ! Madeleine ne metrahit pas ! elle n’est pas dans cette maison ! Madeleinem’aime ! Madeleine est pure… Celui qui est venu aujourd’hui meprévenir en a menti ! Et pourtant, malheureux, je suis là,guettant, pleurant, attendant que cette porte s’ouvre !…

Dans la chambre, le roi François Ier, maintenant,s’apprête à partir.

– Vous reviendrez bientôt, mon François ? soupire lajeune femme.

– Par le ciel ! Il faudrait n’avoir pas d’âme !Ce sera bientôt, je le jure… Adieu, ma mie… Avez-vous faitattention à ce coffret d’argent que je vous ai rapporté ?

– Qu’importe, mon roi !… Revenez bientôt.

– Bientôt, certes ! C’est Benvenuto Cellini qui l’aciselé tout exprès pour vous.

– Oh ! si vous veniez à me manquer, mon douxamant !

– J’ai placé dedans un collier de perles qui siéra à ravirà votre divin cou d’albâtre… Adieu, ma mie…

Un dernier baiser… Le roi François Ier descend…

Sur le seuil de la porte ouverte, il s’arrête, scrute la nuit,entrevoit les silhouettes de ses courtisans qui l’attendent… Ilsourit et s’avance à leur rencontre…

– La surprise, Sire ? demande Essé.

– Vous allez voir !…

À ce moment, une ombre se détache de la nuit… L’homme vient versle groupe des gentilshommes… Il jette des yeux hagards sur cesseigneurs… Qui est, parmi eux, le traître ?… Qui lui a volé safemme ?…

– Vous êtes Ferron ? raille FrançoisIer.

L’homme fait un effort, cherche à reconnaître celui qui parle,ses mains se crispent comme pour un étranglement.

– Et vous ? grince-t-il… et toi ? Quies-tu ? qui es-tu ?…

Tout à coup, ses bras retombent.

– Le roi ! Le roi ! bégaye l’homme, écrasé.

Un rire lui répond… Il sent qu’on glisse un objet dans sa main…Il demeure un instant stupide d’horreur et de désespoir… Et quandil revient à lui, quand ses poings se relèvent dans une résolutionsuprême, le groupe des seigneurs a disparu dans la nuit…

Le roi et ses courtisans se sont arrêtés à vingt pas de là,curieux de ce qui va se passer.

– Comment trouvez-vous la surprise ? demande leroi.

– Admirable ! Le Ferron fait merveilleusefigure !…

– Bah ! ricane le roi. Il se consolera avec le prix ducollier que je viens de laisser là-haut.

L’amant de Madeleine vient de remettre à Ferron la clef dela maison où s’est consommé l’adultère !… C’est la« surprise » préparée par le Roi-Chevalier !

Un râle, un sanglot d’abominable souffrance déchire sa gorge…Soudain, une main le touche à l’épaule.

– Me voici, maître Ferron, murmure quelqu’un. Fidèle aurendez-vous…

Ferron regarde d’un œil hébété…

– Le bourreau !… exclame-t-il avec un frisson dejoie.

– Pour vous servir, mon maître. Vous m’avez dit :« Viens à huit heures, à l’enclos des Tuileries. Il y aura dela besogne pour toi. » Je suis venu !

Ferron essuie la sueur qui coule de son front… Puis il saisit lamain du bourreau :

– Ce que je t’ai demandé tantôt… es-tu décidé à lefaire ?… Tu n’hésiteras pas ?…

– Puisque vous allez me payer !…

– Il s’agit d’une femme… entends-tu ?

– Homme ou femme, c’est bon ! Puisque vous mepayez !

– Tout est prêt ?… La voiture ?…

– Là, dans l’angle de la Tuilerie…

– Bon ! halète Ferron. Tu ne mens pas ? Tu n’aspas peur ? Tu feras la chose ?

– À onze heures et demie, on m’ouvrira la porteSaint-Denis : j’y connais quelqu’un. À minuit, homme ou femme,tout sera fini !…

– Attends ici, alors ! Attends !

Ferron s’élance vers la mystérieuse et coquette maison.

En haut, Madeleine Ferron, avec des gestes languides, s’habilleet songe à ce qu’elle va raconter à son mari, là-bas, dans le logismarital, pour expliquer sa longue absence…

Car elle aime !… Follement, de toute son âme, de tout soncorps, elle aime !

Et de ses lèvres humides, de ses yeux noyés de tendresse,Madeleine Ferron sourit doucement à sa propre image que lui renvoiele grand miroir devant lequel elle s’est placée. Tout à coup, seslèvres se glacent…

Elle demeure sans voix, sans un geste. Invinciblement ses yeux,agrandis par la terreur, s’attachent à une image que lui renvoiemaintenant le miroir… l’image de l’homme qui vient d’ouvrir laporte, et blême, pareil à un spectre, s’est arrêté dansl’encadrement… l’image de Ferron !…

Le mari est là avec son regard glacial qu’elle sent peser sur sanuque frissonnante !…

Par un suprême effort d’énergie, Madeleine parvient àreconquérir un peu de sang-froid. Elle se retourne, en même tempsque Ferron entre tout à fait et ferme la porte…

– Comment êtes-vous ici ? murmure-t-elleangoissée.

Ferron veut répondre… La parole confuse qui s’exhale de seslèvres n’est qu’un râle… Alors, il fait un geste… Il montre la clefque lui a remise François Ier, et qu’il tient encore àla main. Cette clef, Madeleine la reconnaît.

Une idée terrible traverse son cerveau : Ferron a guetté leroi !… Ferron a tué le roi !… Sa terreur tombe. Ellebondit sur son mari. Elle saisit ses deux poignets.

– Cette clef ! hurle-t-elle, cette clef !…Comment l’avez-vous eue !…

Ferron devine sa pensée. D’une secousse, il se débarrasse del’étreinte de Madeleine et il la repousse. Elle va tomber près dela fenêtre, reprise de terreur devant cet homme qui s’avance surelle, les poings levés, en râlant :

– Malheureuse ! Je connais ton infamie et lasienne ! Cette clef ! C’est lui qui me l’a remise !C’est ton amant ! C’est le roi !

Affolée, Madeleine se relève, ouvre la fenêtre, se penche.

Folie !… Ce n’est pas possible !… Son François n’a puêtre infâme à ce point ! Son roi va accourir à sonappel !

– À moi, mon François ! clame-t-elle.

Cette fois, le roi répond. De sa voix railleuse, ilcrie :

– J’ai brisé ma ferronnière… Adieu ma mie !… Adieu, mabelle Ferronnière !…

La voix du roi François Ier s’éloigne, chantant saballade favorite, et se perd parmi des rires étouffés. Plusrien : un silence tragique !

Madeleine, pétrifiée, hébétée, est frappée de vertige… Touts’effondre autour d’elle… son cœur se brise… un immense dégoûtl’envahit… elle se penche, écumante, et de sa bouche crispéejaillit une farouche insulte :

– Roi de France !… Lâche !… Lâche !…

Et elle retombe en arrière, comme une masse.

Perron, une minute, la contemple avec une tranquillité pluseffrayante que sa colère.

Enfin, il s’accroupit près d’elle, le menton dans ses mains,perdu dans une muette extase de désespérance.

L’horrible tête-à-tête du mari, fou de douleur, et de la femmeévanouie dure longtemps.

Le tintement d’une horloge éveille Ferron…

– Onze heures ! crie une voix, dehors.

La voix du bourreau !… Ferron la reconnaît…

Ses yeux errent autour de lui… Sur une table, il aperçoit lecoffret d’argent, merveille de ciselure florentine, laissé par leroi… Il sourit affreusement, s’empare du bijou…

Alors, il se penche sur Madeleine, la soulève, l’emporte…

En bas, la voiture est là qui attend…

Ferron y jette sa femme. Puis il se tourne vers le bourreau etlui tend le coffret d’argent.

– Voici le « paiement », dit-il d’un ton sinistrequi souligne la double entente de ce mot.

Le bourreau saisit avidement le coffret, le contemple et pousseun grognement de joie. Alors il saute sur le siège.

Ferron monte dans la voiture qui démarre aussitôt…

La course infernale éveille des échos de ferraille dans les ruesnoires… la voiture s’engouffre sous la porte Saint-Denis qui s’estouverte à un signal…

Hors les murs, la route est défoncée, barrée de fondrières… lavoilure se met au pas, s’avance péniblement vers un point noir,là-bas, sur une éminence…

Dans la voiture, Madeleine est revenue de son évanouissement.Elle se débat, supplie :

– Grâce ! Où me conduisez-vous ?Grâce !…

Là-bas, sur l’éminence, le point noir s’élargit, s’amplifie, sedessine… et la voiture s’arrête.

Ferron saute à terre, entraînant Madeleine.

– Grâce ! Au secours ! François !François ! pleure la femme adultère à qui la terreur faitoublier, à ce moment, l’infamie de celui qu’elle adorait.

– Oui ! rugit Ferron. Appelle-le ! Où est-il, tonFrançois ? Où est-il le chevalier qui m’a fait prévenir de tatrahison ? Où est-il, l’amant qui te livre au bourreau ?Où est-il ? Patience, Madeleine ! Je le retrouverai, j’enjure ma haine et mon désespoir ! Et alors, ce serahorrible ! Toi d’abord… Lui ensuite !…

Et il la pousse dans les bras du bourreau.

La malheureuse jette autour d’elle un regard affolé.

– Dieu du ciel ! balbutie-t-elle. Oùsuis-je ?

Devant elle se dresse une étrange, une fantastique maçonnerievers laquelle le bourreau la traîne… Et son cri d’épouvante déchirelamentablement la nuit :

– Horreur !… Le gibet de Montfaucon !

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