Triboulet

Chapitre 52LE POISON

Le lendemain matin de cette nuit où avait eu lieu entre FrançoisIer et Madeleine Ferron la terrible scène que nous avons essayé dedécrire, maître Rabelais méditait dans sa salle à manger, au coind’un bon feu de sarments.

– Le pauvre Dolet est perdu, songeait-il. Et ce serabientôt mon tour. Peut-être serait-il à propos que j’allasse faireun tour hors de ce beau pays de France…

Il se leva et s’approcha d’une fenêtre, qu’il entr’ouvrit.

– Beau pays, ma foi ! murmura-t-il avec ironie. Desbrouillards, des arbres dénudés, dont les branches frissonnent etcraquent sous le vent. Je suis sûr que le soleil d’Italie hâteraitla guérison de ce vieux rhumatisme qui, précisément, me faitsouffrir… On respire assez mal par ici…

Il referma sa fenêtre et alla se rasseoir près du feu, attirantà lui une petite table chargée de livres.

– Pauvre Dolet ! murmura-t-il encore… Décidément, jepartirai… Quand ?… Eh ! pardieu, au plus tôt, dèsdemain !

À ce moment, le bruit d’un carrosse qui approchait le fittressaillir.

– Diable ! Diable ! fit-il en reposant la plumed’oie qu’il venait de saisir… Cette voiture viendrait-elleici ?

Le carrosse s’arrêta devant la porte… Rabelais pâlit.

– Allons ! pensa-t-il, j’ai trop attendu… commeDolet !

On frappa à la porte.

– Ouvrez, dit-il à la servante, d’un air de résignation.Ouvrez, ma mie, car on vient au nom du roi.

La servante ouvrit, et un officier entra.

– Maître Rabelais, dit-il en se découvrant, je viens de lapart de Sa Majesté.

– Jésus Dieu ! s’écria la servante, notre maître estsorcier pour le coup ! Je ne voulais pas le croire…

– Tais-toi et va-t’en au diable ! fit Rabelais. Elleme ferait pendre, la carogne, avec ses histoires desorcellerie !… Monsieur, je suis prêt à vous suivre.

– Sa Majesté vous en saura gré…

– Je vous suis.

Rabelais s’enveloppa d’un manteau et monta dans le carrosse avecl’officier. La voiture partit au galop.

– C’est bien cela, songea Rabelais. On m’arrête… Je suisperdu !

Il s’accota dans un coin et ferma les yeux pour se livrer à sesrêveries qui n’eurent rien de plaisant. Ce fut en vain quel’officier, ennuyé de la longueur du chemin, jeta des amorces à laconversation. Rabelais ne répondit que par des grognements. Lecarrosse s’arrêta enfin :

– Nous voici au Louvre, dit l’officier. Réveillez-vous,maître.

– Au Louvre ! s’écria le savant ; vous êtes sûrque nous ne sommes ni à la Bastille, ni à la Conciergerie, ni auGrand-Châtelet ?… Oui, ma foi… voilà bien le Louvre !

Mais aussitôt, il réfléchit que le Louvre possédait des prisonset des cachots où l’on détenait les prisonniers politiques.

– Oh ! murmura-t-il, mon cas est plus grave encore quecelui de Dolet !

On lui fit monter des escaliers, parcourir des couloirs, et ilarriva enfin dans une antichambre remplie de courtisans et degardes. Tout le monde s’écarta respectueusement pour lui faireplace. Bassignac, le valet de chambre, l’aperçut et courut à sarencontre.

– Venez, maître, venez vite !

– Eh ! qu’y a-t-il donc, pour l’amour deDieu !

Bassignac ne répondit pas et poussa Rabelais dans unechambre : il se trouva en présence de FrançoisIer.

Dans la nuit, le roi était rentré au Louvre, en quittant lamaison de la Maladre, et avait regagné sa chambre sans être aperçu.Coutumier de ces expéditions nocturnes, il s’arrangeait pour éviterd’être vu, non qu’il voulût sauvegarder la dignité royale – il sejugeait au-dessus de cette dignité même – mais il tenait à s’éviterles questions de là duchesse d’Étampes, fort jalouse et sur lequi-vive.

Hormis donc ses confidents intimes, nul n’était dans le secretde ses aventures amoureuses. Une fois rentré, FrançoisIer se regarda dans une glace et se vit fort pâle.

Pourtant il se remettait peu à peu de cette terreursuperstitieuse qu’il avait éprouvée.

– Non, non ! fit-il, ce n’est point à un spectre quej’ai eu affaire ! Elle était bien vivante !… Etcependant, ajouta-t-il avec un frisson, elle portait en elle lamort !… Quoi ! Je serais empoisonné ! La corruptionserait donc entrée dans mon être comme elle m’en a fait l’affreusemenace !…

Il y avait au Louvre plusieurs médecins.

Mais François Ier n’avait confiance en aucund’eux.

Il se promena quelque temps avec agitation, puis finit par secoucher, et s’endormit d’un sommeil fiévreux.

À la pointe du jour, il fut sur pied et ordonna d’envoyerchercher sur-le-champ Rabelais[17] .

– Si quelqu’un peut me sauver, songea-t-il, ce nepeut être que lui.

– Sire, dit Rabelais, me voici aux ordres de Votre Majesté,bien que je sois étonné de l’honneur qui m’est réservé, et que jene m’attendisse point à venir ici…

– Qu’attendiez-vous donc, maître ?

– Je m’attendais à rejoindre Étienne Dolet, sire…

Mais Rabelais continua hardiment :

– J’ai encouru les mêmes haines que mon malheureux ami,sire ; j’avais donc tout lieu de croire que je subirais lemême traitement.

– De quelles haines voulez-vous parler ?

– De la haine d’un étranger qui est venu souffler parminous un vent de mort : de M. de Loyola, homme vénérable sansdoute, mais que son zèle emporte un peu trop loin… Sire, ne vousfâchez pas, et laissez-moi parler, puisque vous m’avez faitl’honneur de m’appeler… honneur dont j’étais désaccoutumé depuisquelque temps.

Le roi sentit le reproche.

– Parlez, mon bon Rabelais, fit-il avec cette câlinerie devoix où il excellait quand il avait besoin des gens ; parlezsans contrainte…

– Sire, s’écria Rabelais, dont l’œil pétilla de joie, siVotre Majesté me dit cela de bon cœur, je crois que mon pauvre amiest sauvé…

– Ainsi, Dolet est votre ami ?

– Oui, sire, dit le philosophe avec une étrange fermeté, etje m’honore de cette amitié, presque autant que de la bienveillanceroyale…

– Il me semble que vous exagérez, maître !…

– Non, sire, puisque Votre Majesté m’a commandé de parlersans contrainte. Je disais donc que M. de Loyola a conçu une haineexorbitante contre Étienne Dolet. Et pourquoi cette haine ?Parce que Dolet est un savant. Mais, sire, est-il juste qu’un hommesoit puni parce qu’il a trop d’esprit ? En ce cas, VotreMajesté doit prendre garde !

Le roi sourit du compliment qui avait sa valeur venant d’unhomme tel que Rabelais.

– Il n’y a pas d’autre grief contre Dolet, continuaRabelais. Qu’a-t-il fait ? On a trouvé chez lui des livresdéfendus ? Une bible traduite en français ? Mais, sire,je jure que Dolet n’a pas imprimé ces livres, et qu’on les asecrètement déposés chez lui par méchanceté, par haine !Ah ! sire, continua-t-il, enhardi par la visible bienveillancedu roi, Votre Majesté est trop magnanime pour permettre de telscrimes. Que ce M. de Loyola s’en aille faire le tourmenteur en sonpays ! L’Espagne est la patrie des sombres philosophies et desreligions atroces. Notre pays à nous est un pays de clarté ;nous n’aimons guère les pensées aussi compliquées et aussidétournées. Nul, en France, ne comprendra le malheur qui frappeÉtienne Dolet, et votre règne, sire, en sera comme assombri…

Rabelais était beau à ce moment. Il avait dépouillé ce masque demalicieuse gaieté qui lui était habituel. Il savait tout ce qu’ilrisquait à parler au roi avec tant de hardiesse, mais sa profondeaffection pour Dolet l’emportait.

– Calmez-vous, maître, nous penserons à tout cela…

– Sire, je vois que Votre Majesté est émue. Je devinequ’elle frappe Dolet à contre-cœur, et que le moine espagnol ne luiinspire pas toute sympathie.

– Eh pardieu, c’est la vérité même !… Et s’il nevenait au nom du pape…

– Sire, sauvez Dolet !…

– Allons… nous verrons…

– Sire, songez donc que c’est une grâce que je vousdemande… une grâce, sire, c’est un mouvement spontané du cœur…demain, peut-être, vous aurez oublié le malheureux qui expie aufond d’un cachot le crime d’avoir déplu au mandataire d’unsouverain étranger…

François Ier avait besoin de Rabelais.

En outre, la vérité nous oblige à dire qu’il n’avait nulle hainepersonnelle contre Dolet. Enfin, il n’était pas fâché de montrerqu’à l’occasion il saurait échapper à l’humiliante tutelle del’Église.

Toutes ces raisons réunies firent qu’il écouta Rabelais avecplus de faveur qu’il n’eût fait en un autre moment.

– Voyons, maître, dit-il, vous qui êtes d’Église, vous quiavez la foi et qui êtes versé dans l’étude des dogmes, vous avez puétudier de près cet homme. M’en répondez-vous ?

– Sur ma tête, soit, comme de moi-même. Dolet est une âmepure et une fière intelligence. C’est un des hommes qui honorent leplus dignement le règne de Votre Majesté…

– Eh bien ! qu’il soit libre !

– Eh ! sire, ce mouvement vous sera compté dansl’histoire, je vous en réponds !

– Aujourd’hui même, je donnerai des ordres pour que Doletsoit remis en liberté. Cette histoire de livres est assez obscure,au fond… N’en parlons plus, vous avez ma parole, maître… Et tenez…comme gage de ma parole, prenez ceci.

En parlant ainsi, François Ier, aux yeux de Rabelaisétonné, retira une chaîne d’or qu’il portait au cou et la tendit ausavant docteur qui s’inclina très bas pour recevoir ce don royal ets’en para aussitôt. Cette chaîne était un joyau de grand prix. Ellese composait de mailles dont chacune était formée par quatre petitsanneaux d’or[18] . Cela faisait quatre chaînes pourune.

Rabelais remercia, et s’apprêtait à prendre congé lorsque le roilui dit :

– Maintenant que nous avons arrangé les affaires de M.Dolet, voulez-vous, maître, que nous nous occupions un peu desmiennes ?

– Sire, je suis à vos ordres. Si je vous ai tout d’abordparlé de mon pauvre ami, c’est que la douleur et l’indignationm’ont emporté… Que Votre Majesté me pardonne.

– Il fait bon être de vos amis, dit le roi avec bonhomie.Suis-je un peu le vôtre ?

– Ah ! sire, vous n’ignorez pas quel fut toujours mondévouement…

– Ce dévouement irait-il jusqu’à vous pousser à demeurerici ? Maître Rabelais, il faut vous installer au Louvre… et,dans quelque temps, lorsque j’irai à Fontainebleau, il faudra m’ysuivre. Vous serez traité selon vos mérites, maître, c’est-à-direcomme un prince. On ira chercher vos livres et vos papiers. Vousserez ici au mieux pour travailler… Acceptez-vous ?

– Rien ne me coûte pour le service du roi, ditRabelais.

Et, en lui-même, il songea :

– J’avais deviné juste : on m’arrête ; bien qu’onme dore la cage, ce n’en sera pas moins une cage.

– Mon cher Rabelais, reprit le roi, je suis malade.

– Malade, sire ! Votre Majesté veut rire !…

– Non, de par Notre-Dame ! Et jamais je ne fus si prèsde la mort… une mort affreuse ! Ah ! maître, vous nepouvez comprendre la force déprimante de cette sensation terriblequ’on porte la mort en soi ! On se regarde dans une glace, onse voit fort, avec toutes les apparences de la santé… on se ditqu’il est impossible que ce corps si vigoureux renferme les germesdestructeurs… et, en même temps, on sait qu’on est condamné !Dans un mois, dans trois mois, dans quelques jours, l’horrible malaura fait son œuvre… Les apparences trompeuses seront tombées commeun masque de fête ; l’ulcère apparaîtra… et, lentement, peu àpeu, minute par minute, on verra s’étendre la lèpre dévorante, onsentira gagner de proche en proche dans les fibres secrètes,jusqu’à ce que l’on meure damné, convulsé de souffrances,l’épouvantable poison qu’on s’est infiltré dans une minute dedélire.

– Le poison ! s’écria Rabelais en considérant avecstupéfaction le roi qui, blême, la sueur au front, frissonnait deterreur devant l’évocation qu’il venait lui-même de dépeindre avecl’âpre éloquence de la sincérité.

– Oui, maître, le poison ! Le plus hideux des poisons,puisqu’il ne pardonne pas et qu’il ne tue pas tout de suite,puisque de l’assassinat il fait une monstrueuse agonie, le poisonque versent des lèvres vermeilles, le poison que Vénus infâmedistille dans un mortel baiser…

– Palsambleu, sire ! Voilà une métaphore que mon amiClément Marot paierait un écu la lettre ! s’écriaRabelais.

Quelle que fût son angoisse, le roi, qui, comme on sait, avaitdes prétentions à la littérature, eut un pâle sourire.

– Mais, continua Rabelais, Votre Majesté est-elle bien sûrede ce qu’elle avance ?… Je ne vois aucun symptôme, aucunindice qui permette de supposer…

– Voilà ce qu’il y a d’affreux, mon maître ! Nul, ence moment, excepté une seule personne au monde, ne peut se douterque je suis atteint. Et pourtant, je le sais, moi !

– De quand date la chose, sire ?

– De cette nuit même.

– Impossible ! Le roi peut se rassurer. Le mal dontparle Votre Majesté ne se peut déclarer qu’après une assez longuepériode de travail insensible. C’est même là ce qui fait la forceredoutable de ce poison… Sire, pour continuer la brillantemétaphore que vous avez employée[19] , jevous dirai qu’il faut bien une douzaine de jours pour ressentir lespremières amertumes du baiser de la Vénus infâme…

Le roi secoua tristement la tête. Il se promena quelque temps ensilence, puis, revenant à Rabelais :

– Maître, je vais vous confier un important secret.

– Sire, dit Rabelais, je suis plus médecin que confesseur,vous le savez ; cependant, en cette occurrence, je n’oublieraipas que je suis l’un et l’autre.

– Aussi bien c’est aux deux que je m’adresse… Supposezdonc, maître, qu’une femme jeune, belle, ait un puissant motif dehaine contre moi… Cette femme s’arrange pour que je la voie ;elle surexcite mon admiration ; elle se dérobe pendant troisjours, puis, tout à coup, s’abandonne… Me suivez-vousbien ?

– J’écoute attentivement, sire, et crois comprendre lavérité : cette femme vous avoue qu’elle porte le germe dupoison mortel, alors que vous avez triomphé ! Est-ce cela,sire ?

– Oui ! ou presque… à un détail près… Cette femmen’avoue pas, elle proclame ! Elle m’annonce qu’elle s’estempoisonnée, afin de m’empoisonner à mon tour !

– Ceci est effrayant, sire !

– Et pourtant, c’est l’exacte vérité. Elle n’a pas menti…J’ai senti, j’ai compris qu’en elle la haine l’emportaitvéritablement sur l’amour de la vie et le respect de sa beauté.Elle meurt… mais elle m’entraîne dans la tombe !

– Atroce, murmura le philosophe profondémentimpressionné.

– Eh bien, maître, je vous le demande : dans l’étatactuel de la science, pouvez-vous me sauver ? Ah !sauvez-moi, Rabelais ! J’ai tant de choses à faireencore ! Mourir ! Mourir sans avoir repris ma revanchecontre l’empereur Charles ! Mourir, alors que ma têtebouillonne de projets, et que je puis encore étonner lemonde ! Sauve-moi, Rabelais, fais-moi vivre, et je veux que mareconnaissance royale éclipse en grandeur l’énormité du forfait decette femme, en magnificence tout ce que les monarques les plusmagnifiques ont pu imaginer… Peux-tu me sauver ?

– Sire, dit Rabelais d’une voix ferme, la réponse estimpossible en ce moment, mais tout ce que la science peut tenter,je le tenterai. Tout à l’heure, je l’avoue, j’ai eu en moi-même unmoment d’humeur lorsque Votre Majesté m’a demandé de m’installerprès d’elle. Maintenant, si elle ne m’en avait donné l’ordre, c’estmoi qui le lui demanderais. Je ne vous quitte plus, sire. À nousdeux, nous regardons la mort en face et nous lui portons un suprêmedéfi.

Le roi eut un éclair de joie dans les yeux et murmura :

– Je suis sauvé !

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