Triboulet

Chapitre 16LA COUR DES MIRACLES

Il était environ quatre heures.

La rue Froidmantel était à deux pas du Louvre.

Manfred s’y rendit directement. Il demeura une heure dansl’encoignure d’une porte située en face la principale porte duLouvre. Ses yeux s’étaient attachés sur ce vaste ensemble debâtiments et de jardins qu’était alors la royale demeure. Le cœurde Manfred battait fortement et une colère furieuse montait à satête.

Enfin, il s’en alla et se retrouva vers neuf heures du soir aufond d’un cabaret plein d’étudiants, devant une bouteille pleine etun verre vide. La tête dans la main, il réfléchissait. Il songeait,non avec tristesse, mais avec une colère croissante.

Et il nous est vraiment impossible de ne pas essayer de résumerici cette rêverie :

– Rire est le propre de l’homme ! Maître Rabelais adit cela. Qu’a-t-il voulu signifier ? Je le soupçonne des’être un peu moqué du monde… Rire ! Vraiment ! la choseest facile à dire, non à faire. Rire ! Je le voudrais bien,morbleu ! Mais j’ai le cœur broyé, l’esprit malade…Amour ? Un mot ! Amitié ? un autre mot ! J’aivoulu voir ce qu’il y avait dans l’un et dans l’autre J’ai trouvénéant. Lanthenay était mon frère. Sur un signe de lui, sansexplications, sans demandes ni réponses, je me fusse fait tuer,uniquement parce qu’il m’eût dit : Manfred, il faut que tumeures pour que je sois heureux… Oui, oui ! C’était monfrère ! Il le disait du moins. Et je le croyais. Un dangergrave se présente. J’appelle mon frère, et il me répond :« Je ne puis pas : j’ai affaire ailleurs… » J’ai vuune fille… je l’ai regardée… je crois bien qu’elle m’a regardéaussi… Par l’enfer, j’y pense ! Si elle ne m’avait pas regardéde ses yeux si doux, l’aurais-je aimée !… Elles’amusait !… Tiens ! Une petite fille qui vit retirée,qui s’ennuie, sans aucun doute… il lui faut quelque distraction…Passe un homme qui est prêt à se donner… Que faire pour sedistraire ? On prendra le cœur de l’homme, et on s’en fera unjouet… Passe ensuite un roi !… Le roi n’a qu’à dire :« Viens ! » et la fille le suit ! C’estadmirable. Et plus admirable encore est ma folie. Que vais-jedevenir, cependant ? Hum ! Il me reste la ressource de mefaire tuer. Mais, par les cornes de Satan, je veux me faire debelles funérailles en nombreuse et honnête compagnie… Paris rirademain ! Il faut que la fête du Louvre soit un événement donton parle ! et pour cette fois, maître Rabelais aura eu raisonde dire qu’il faut rire !…

Il reboucla son épée et sortit du cabaret.

Une demi-heure plus tard, il était devant le Louvre…

Comment put-il franchir les nombreuses barrières hérissées degardes ?

Lui-même, interrogé plus tard sur ce point, ne put se rienrappeler de précis. Il eut seulement la sensation qu’il traversaitd’abord, dans la rue, dans du noir, sous la pluie, un grouillementénorme de peuple accouru pour contempler les murs derrière lesquelss’amusait le roi ; puis soudain, ce fut l’impression d’uneautre cohue, étincelante, celle-là, dans le rayonnement desflambeaux, dans la tiède atmosphère d’une salle immense.

Dès son entrée dans la salle, Manfred vit le roi et Gillette. Ilmarcha droit sur eux… Gillette, à ce moment précis, entenditMonclar raconter comment il avait enfermé Manfred dans le charnierde Montfaucon. Manfred la vit se lever toute droite… Il vit sesyeux si doux s’attacher sur lui avec une expression de joieinfinie… Sa colère se déchaîna dès lors. Car l’hypocrisie de ceregard lui apparaissait flagrante…

Il est bon de noter en passant que Manfred et Gillette, hormisles quelques mots qu’ils avaient échangé, du Trahoir au logis deDolet, ne s’étaient jamais parlé… Mais les amants ont un langagespécial qui leur permet de tout se dire avant que d’avoir prononcéeune parole.

Au véritable cri que Manfred lut dans les yeux de Gillette, ilrépondit par un regard qu’il crut charger de mépris et de haine etqui n’était que plein de douleur…

Il arriva devant le roi.

On a vu quelle avait été son apostrophe audacieuse et violentepour le roi, méprisable et insultante pour Gillette.

François Ier debout, blême de fureur et de rage,avait fait un signe à ses gentilshommes. Ce signe voulaitdire :

– Prenez cet homme ! Je vous le livre !

Au signe du roi, accompagné de paroles que la colère rendaitrauques, il y eut une formidable poussée…

Des mains se tendirent pour saisir au collet l’insolent, pendantque Gillette, agonisante de douleur, écrasée de honte, tombait dansles bras de ses femmes.

– Au truand ! Tue ! tue !… Àmort !…

– Arrière, chiens de basse-cour ! tonna Manfred.

Dans le même instant, et avant que le cercle se fût complètementfermé autour de lui, il avait tiré sa flamboyante rapière etfonçant tête baissée, s’était acculé dans un coin… Deux cents épéesjetèrent leurs lueurs sous les feux de la fête. Et déjà, les plusrapprochés de Manfred lui portaient coup sur coup ; de secondeen seconde, on entendit des bruits secs d’acier qui se brise :c’étaient les fines épées de parade qui se brisaient sous le fouetde la rapière manœuvrée en un vertigineux moulinet… Du sang coulaitdevant Manfred, quatre ou cinq gentilshommes étaient tombés,blessés… les épées, maintenant, l’assaillaient de toutes parts… Ilétait blessé à la main, au bras et au cou ; le sang luiruisselait sur la poitrine. Sa toque était tombée. Échevelé, lesyeux flamboyants, les dents serrées, ramassé comme un fauve, ilétait effrayant à voir…

Toute cette scène avait duré quelques secondes à peine… Un cride triomphe retentit soudain.

Manfred, blessé une fois de plus, était tombé sur ses genoux. M.de Saint-Trailles, le plus près de lui, le visait au visage, tandisque La Châtaigneraie et Sansac cherchaient à lui percer lapoitrine. À genoux, ramassé dans son angle, il les tenait encore àdistance.

À ce moment, une clameur sinistre, une clameur semblable auroulement du tonnerre et au bruit de l’océan à marée montante sefit entendre dans les salles voisines.

Des coups d’arquebuses éclatèrent…

La fumée envahit la salle de la fête.

Des hurlements, des jurons rugis dans toutes les languesconnues… puis, un piétinement énorme… le cri d’alarme du grandprévôt dominant un instant le tumulte déchaîné… les ordres etcontre-ordres criés par M. de Bervieux et M. de Montgomery auxgardes, les hallebardiers entrant dans la salle, en désordre, commerefoulés par un mascaret… puis aussitôt une véritable trombehumaine, une foule d’êtres inouïs, fantastiques, hurlant, sedémenant, agitant des coutelas, des massues, accourant derrière unesorte de géant qui portait un quartier de charogne au bout d’unepique en guise de drapeau…

C’était la Cour des Miracles qui envahissait leLouvre !

Une foule hideuse, un grouillement de difformités, une assembléede loqueteux à faces farouches, une armée d’effrayants soldats enguenilles, les uns manchots, les autres boiteux, d’autres bossus,d’autres avec des figures de monstres, borgnes, goitreux, quatre oucinq mille forcenés se ruant en tourbillon, pareils à un cauchemarréalisé par Callot, des bandes serrées, hérissées de choses quibrillaient sinistrement, dévalaient, les uns sur les autres…

Cela s’était formé dans la rue, parmi le peuple…

Le cyclone s’était abattu sur le Louvre…

Les deux cents gardes placés à la grande porte furent balayéscomme des fétus… En hâte, Monclar avait placé devant le roi un fortpeloton de gardes, la hallebarde croisée…

Mais les truands n’y prêtèrent aucune attention.

Ils allaient, faisant le vide devant eux…

Il y eut une fuite éperdue de gentilshommes terrifiés par cettefantastique invasion… ceux qui essayaient de résister, saisis,lancés comme des paquets hors de la route suivie par le cycloned’hommes…

Dans tout cela, des cris d’épouvante de femmes quis’évanouissent, des bruits sourds de meubles qui se renversent, desdétonations d’arquebuses, des menaces apocalyptiques, desgémissements, des râles…

Manfred allait succomber, lorsque la fuite soudaine desgentilshommes lui apparut comme un incident de rêve… Il ouvrit lesyeux…

Il vit la trombe d’hommes qui s’abattait dans la salle.

Parmi eux, en avant, un homme, l’épée à la main, courait verslui. La figure de Manfred s’illumina.

– Lanthenay !… Mon frère !… Ô mon frère,pardon !

Et il s’évanouit. En un clin d’œil il fut saisi, soulevé,emporté… Le flot humain se retira… Il y eut une rumeur qui alladécroissant puis, soudain, un grand silence glacial pesa sur leLouvre…

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