Triboulet

Chapitre 49UN CAPRICE DE FRANÇOIS Ier

La veille de ce jour, pendant la nuit, se produisait unévénement qu’il nous est impossible de passer sous silence.

Depuis quelques jours, depuis surtout, que Montgomery avaitarrêté Triboulet pour le conduire à la Bastille – du moins selon lerécit que le capitaine en fit au roi, et nous savons ce qu’il yavait de vrai dans ce récit – depuis quelques jours donc, SaMajesté était plus morose que jamais. En effet, Monclar ne luiapportait aucune nouvelle de Gillette.

Le grand prévôt avait tout d’abord pensé à obligerMme de Saint-Albans à dire ce qu’elle savait surl’enlèvement de la duchesse de Fontainebleau. Au fond, ilconnaissait la réponse que lui ferait la vieille damed’honneur.

Mais cette réponse, il la lui fallait officielle, afin depouvoir accuser nettement la duchesse d’Étampes.

Monclar s’était donc rendu à la Bastille pour« interroger » Mme de Saint-Albans.

Soit que le gouverneur eût eu pitié de la pauvre femme, un peufolle mais pas méchante, soit qu’il eût subi d’occultes influences,Mme de Saint-Albans avait été placée dans une chambretrès convenable, meublée d’un lit, un véritable lit, d’une table etd’un fauteuil.

De plus, la prisonnière avait permission de faire venir dudehors ses repas et toutes sortes de confiseries qu’elle adorait.La bonne vieille passait donc son temps à croquer des bonbons enattendant d’être délivrée, chose qui ne pouvait tarder, d’aprèsl’assurance formelle que lui en avait donnée Mme laduchesse d’Étampes.

Or, dans la matinée même du jour où M. de Monclar avait pris larésolution de « questionner » la vieille dame, on avaitapporté à la Bastille un panier de fruits pour elle. Et comme legouverneur avait donné une fois pour toutes l’ordre de laisserentrer telles victuailles qu’il plairait à Mme deSaint-Albans de se faire envoyer, le panier de fruits avait étéaussitôt porté à sa chambre.

Le grand prévôt était arrivé à la Bastille sur l’heure de midiet avait exposé au gouverneur qu’il avait l’intention dequestionner un peu Mme de Saint-Albans.

– Pauvre femme ! avait murmuré le gouverneur.

Mais il avait aussitôt ajouté :

– À vos ordres, monsieur le comte. C’est l’heure du dînerde Mme de Saint-Albans, et je doute qu’elle soitsatisfaite de ce supplément de repas que vous lui apportez.

Sur ce, le gouverneur avait donné l’ordre de tenir tout prêtdans la chambre des questions.

Le tourmenteur spécialement attaché à la Bastille s’étaitaussitôt rendu à son poste et avait commencé, en sifflotant un airde chasse, à faire chauffer les fers.

Pendant ce temps, M. de Monclar avait accompagné le gouverneurjusqu’à la chambre de la prisonnière.

– Si elle veut parler tout de suite, avait dit legouverneur, qui était dans son genre une façon de philanthrope,cela lui évitera la peine de descendre dans la chambre desquestions, qui est dans les sous-sols, et fort humide…

Le grand prévôt s’était incliné sans sourire, ce qui avait glacénet l’éloquence philanthropique du gouverneur. On avait ouvert laporte. Mme de Saint-Albans était assise à sa table et nese leva pas lorsqu’on ouvrit la porte.

– Elle s’est endormie après son dîner ! dit legouverneur.

Et il toucha la vieille dame à l’épaule. Mme deSaint-Albans ne bougea pas. Le gouverneur alors se pencha sur elleet la regarda. Il poussa un cri.

Mme de Saint-Albans était blanche comme la cire.

– Vite ; un médecin ! ordonna le gouverneur.Cette malheureuse se meurt !

Monclar se pencha à son tour.

Puis il se releva en disant froidement :

– C’est inutile : Mme de Saint-Albans estmorte…

– Morte ! fit sourdement le gouverneur, réellement émucette fois, à la pensée qu’on allait peut-être le rendreresponsable de cet accident.

– Oui, dit Monclar avec le même flegme, elle est bienmorte, allez ! Voilà la question terminée…

Il jeta un regard terne sur la table. Il aperçut le panier auxfruits. Un singulier sourire erra sur ses lèvres minces.

– Quel malheur ! se lamentait le gouverneur. Croyezbien, monsieur le grand prévôt, que tout a été fait, cependant,pour que la prisonnière n’eût pas trop à souffrir.

– Voilà de beaux fruits ! dit froidement Monclar endésignant le panier qui était sur la table.

Le gouverneur fixa un profond regard sur le grand prévôt. Maisle visage de celui-ci était impénétrable.

– Quand les a-t-on apportés ? continua Monclar.

– Ce matin même ! dit un garde ; j’étais au postequand on a remis le panier à la geôle…

– Et qui les a apportés ?

– Un jeune homme…

– Brun ? les yeux en dessous ? les cheveuxnoirs ?

– C’est cela même, monseigneur.

– Tite ! songea Monclar. Ah ! Mmed’Étampes, avec un pareil secret, je me charge de vous conduire oùje voudrai !…

Il reprit à haute voix :

– Et ce jeune homme a-t-il dit de quelle part il apportaitces fruits à Mme de Saint-Albans ?

– Non, monseigneur. Il a simplement remis le panier.

– Personne n’a mangé de ces fruits ?

– Non, monseigneur.

– Monsieur le gouverneur, dit Monclar, je vous conseillevivement de n’y pas goûter…

– Monsieur le comte, balbutia le gouverneur, vous croyezdonc…

– Chut ! Je ne crois rien. Je vous conseillesimplement de faire disparaître ces fruits.

– Qu’on porte cette corbeille chez moi ! ordonna legouverneur. Je détruirai moi-même ces fruits dans le feu…

Un garde s’empara de la corbeille, et, non sans précaution,l’emporta…

Monclar sortit alors, suivi du gouverneur quirépétait :

– Pauvre femme !… Et quel malheur !…

– Oui, fit le grand prévôt… juste le jour où j’avais besoinde l’interroger…

– Mon cher comte, dit le gouverneur avec inquiétude, vousne pensez pas que j’y sois pour quelque chose ?

– Allons donc !… vous plaisantez… la Saint-Albans estmorte, il n’y a qu’à l’enterrer, voilà tout !

– Oui, voilà tout ! appuya joyeusement legouverneur.

Monclar se rendit au Louvre.

– Mme la duchesse d’Étampes l’échappebelle ! songeait-il.

En passant dans un corridor, devant une porte entrebâillée, ilsembla au grand prévôt qu’il entendait comme un murmure de voixderrière cette porte.

Curieux par tempérament et par métier, Monclar poussa doucementla porte et passa la tête dans l’entrebâillement.

Au fond de la pièce, dans une embrasure de fenêtre, deuxpersonnes causaient à voix basse. Monclar tressaillit : de cesdeux personnes, l’une était la duchesse d’Étampes, et l’autre Alaisle Mahu, cet officier subalterne que nous avons vu à l’œuvre.

– Voilà qui est curieux, pensa le grand prévôt.

Il retira sa tête et écouta attentivement. Mais quelle que fûtsa bonne volonté, il ne put entendre un seul mot de ce qui sedisait. Un mouvement, un froufrou de la robe soyeuse de la duchesseindiqua au comte que l’entretien était terminé. Il se glissarapidement le long du corridor, et, lorsque la duchesse sortit, ilavait disparu au détour du fond.

Le grand prévôt ruminait :

– Quel lien peut-il y avoir entre ce Le Mahu, pauvrediable, et la puissante duchesse ? Cet homme est à vendre auplus offrant… Est-ce que la duchesse est en train del’acheter ? Pour quelle besogne ? Le drôle est sansconscience et sans scrupule, capable de tout… Ou plutôt, nel’a-t-elle pas déjà acheté ? Mais pourquoi ?

Tout à coup, le grand prévôt se frappa le front et sourit.

– C’est enfantin, se dit-il. Le Mahu était le valet de cœurde la vieille Saint-Albans ! Maintenant je reconstitueraisl’enlèvement de Gillette comme si j’y avais assisté.

Et lorsqu’il se trouva en présence du roi, Monclar put luidire :

– Sire, Mme de Saint-Albans est morte ce matind’une colique ; je n’ai donc pu lui faire appliquer laquestion, mais j’ai sous la main quelqu’un qui en sait probablementautant qu’elle, et ce quelqu’un parlera.

Le roi répondit par un geste de presque indifférence.

François Ier renonçait-il donc à retrouverGillette ?

Nullement. Plus que jamais il était épris d’elle, et le troubleoù le jetait la question assez obscure de savoir si elle était biensa fille ne faisait que l’exciter davantage.

Le roi songeait à Gillette… Mais il songeait aussi à uneautre : le roi était amoureux… Le roi avait uncaprice !

Vers neuf heures du soir, selon leur habitude, La Châtaigneraieet d’Essé entrèrent dans la chambre de François Ier.Quant à Sansac, il avait disparu. Seuls, ses deux amis eussent pudire ce qu’il était devenu, mais ils gardaient à ce sujet unsilence obstiné.

Bassignac, premier valet de chambre, achevait d’habiller le roiqui était préoccupé.

Un caprice d’amour était pour lui une grande affaire.

– Venez, messieurs, dit-il, quand il fut prêt.

– Où allons-nous, sire ? demanda La Châtaigneraie.

– Où nous avons été hier, où nous avons été avant-hier…

D’Essé et La Châtaigneraie se regardèrent en souriant.

Les trois hommes sortirent du Louvre par une porte dérobée dontle roi avait seul la clef et s’acheminèrent aussitôt vers l’égliseSaint-Eustache. Le roi mit bien une demi-heure à franchir l’espacequi sépare le Louvre de Saint-Eustache, et qui demande cinqminutes…

Il réfléchissait profondément.

Et toutes ses réflexions se résumèrent par ce mot :

– Pardieu, messieurs, il n’est duchesse ni princesse quim’ait résisté comme cette ribaude !

– C’est qu’elle ne sait pas à qui elle a affaire,sire !

– Et je veux qu’elle continue à l’ignorer.

– Bien, sire… mais nous sommes arrivés…

Le roi leva la tête et se vit devant une porte close. Il eut unfrémissement qui l’agita de la tête aux pieds.

– Par Notre-Dame, fit-il en essayant de sourire, je tremblecomme à mon premier rendez-vous !

Et il frappa lui-même du poing avec violence… La porte s’ouvritaussitôt. On entendit des éclats de rire, des chants d’ivrogne… Leroi était chez la Maladre !

– Entrez, mes jeunes seigneurs ! fit une voix defemme. Au mot de jeunes, François Ier seredressa en souriant.

– Mettez-nous en quelque coin où nous soyons tranquilles,dit-il.

La femme ouvrit une porte, et les trois hommes entrèrent dansune pièce presque luxueusement meublée.

– C’est la chambre des princes ! dit la femme avec unsourire empressé.

– Oh ! oh ! fit François Ier, maispour nous, pauvres gentilshommes de province, c’est tropbeau !

– Bah ! entrez tout de même…

– C’est bon. Apporte-nous du vin…

– Et qu’il nous soit servi par la main des grâces !dit La Châtaigneraie.

Ils s’installèrent dans des sièges larges et bas, dont le boisétait garni de coussins de velours.

– Par la Mort-Dieu, le cœur me bat ! dit François.

– Mais c’est donc un véritable amour, sire ? ditd’Essé.

– D’abord, mon cher, n’oubliez pas que ce mot est de tropici ; je suis un pauvre gentilhomme ; ensuite, pourquoine serait-ce pas de l’amour ? Ce cou flexible, ces seins deneige, ces beaux bras si admirablement tournés… pourquoi ces chosesmerveilleuses ne m’inspireraient-elles point de l’amour ?Eh ! messieurs, qu’est-ce que l’amour, sinon un perpétuelrecommencement du désir ! Or, je désire cette femme, je la…mais la voici !

Trois femmes entraient en effet à ce moment dans la pièce. L’uned’elles s’appelait Mésange ; la deuxième, Fauvette. Leurscostumes n’avaient rien de cette réserve qui peut effaroucher deshommes en joie. Leurs robes légères et soyeuses ne tenaient qu’àune agrafe. En sorte qu’à peine assises sur les genoux de LaChâtaigneraie et de d’Essé, elles se trouvaient à moitié dévêtues.On les entendit aussitôt rire gentiment en versant du vin blancdans les gobelets d’étain des gentilshommes.

En effet, Mésange et Fauvette ne s’y étaient pas trompées :elles avaient été tout droit à d’Essé et à La Châtaigneraie,laissant leur compagne se diriger vers le troisièmegentilhomme.

Pour en finir tout de suite avec cette scène sur laquelle nousne saurions insister et que notre seul désir d’être exact nousoblige à esquisser, disons que cinq minutes plus tard, les deuxfolles créatures avaient disparu avec leurs compagnons. Peut-êtreles deux gentilshommes s’étaient-ils arrangés pour que le roi fûtlibre le plus tôt possible…

Quant à la troisième jeune femme, elle s’était assise en face deFrançois. Elle était masquée d’une sorte de loup noir. Mais cemasque de velours ne servait qu’à rehausser l’éclat de ses lèvreset la blancheur neigeuse de son sein qui était à découvert.

D’admirables cheveux blonds tombaient sur ses épaules nues etlui faisaient un manteau que lui eût envié Diane de Poitiers,pourtant si fière de sa magnifique chevelure.

Comme nous l’avons dit, cette femme s’était assise en face deFrançois Ier, et non près de lui.

Le roi s’était soulevé, avait salué avec cette altière bonnegrâce qui ne l’abandonnait jamais devant une femme, et saisissantla petite main de la femme masquée, avait déposé un ardent baisersur le poignet délicat. Puis il se rassit, saisit le broc d’étainrempli de vin blanc qu’elle avait apporté, et versa lui-même àboire dans les gobelets.

– Ces mains adorables ne sont point faites pour servir,dit-il.

– Ah ! monsieur, vous me parlez comme à une duchesse,et je ne suis pourtant qu’une humble bourgeoise…

– Une bourgeoise ! exclama le roi.

– C’est trop encore, n’est-ce pas ?… Je dirai donc unemalheureuse ribaude…

– Non, non, ma belle enfant ! Vous n’êtes point uneribaude. Vos manières, vos paroles aisées, le son de votre voix sidouce malgré le soin que vous prenez de la travestir, comme vousmasquez votre visage, tout me prouve que vous êtes femme dequalité…

– Peut-être ! dit gravement la femme.

– Mais ne consentirez-vous point à retirer ce masque ?Ne m’admettrez-vous pas au bonheur de contempler votrebeauté ?…

– Non, monsieur, c’est un vœu que j’ai fait de demeurermasquée…

– Toujours ?…

– Non pas ! Ce serait trop cruel ! dit la femmeen riant.

– Oui ! Cruel pour ceux que vous privez ainsi d’unadmirable spectacle…

– Je suis belle, en effet, dit tranquillement l’étrangeribaude ; mais rassurez-vous, monsieur, mon vœu prend fin dansquelques heures…

– Dans quelques heures !… Ah ! si j’étais roi,madame, je donnerais jusqu’à ma couronne pour être celui quidénouera les cordons de ce masque et le fera tomber !

La ribaude éclata de rire.

– Vous riez, méchante ? dit le roi.

– Je ris parce qu’on m’a si souvent dit des choses de cegenre ! Il est étonnant, monsieur, que les hommes emploientpour nous séduire les mêmes expressions, ou presque…

– Mais vous, madame, parmi ceux qui vous ont fait depareilles déclarations, n’en avez-vous aimé aucun ?

– J’en ai aimé un, répondit la ribaude en redevenant grave,un seul.

– Mort-diable ! Que n’ai-je été celui-là !…

La ribaude eut un étrange sourire.

– Et cet homme si heureux, comment s’appelait-il ? fitFrançois Ier.

– Tenez-vous beaucoup à le savoir ? demanda-t-ellecoquettement.

– Si j’y tiens ! Le nom d’un rival est aussi importantau cœur de qui aime que le nom de la maîtresse !

– Eh bien, mon gentilhomme, je n’ai jamais su son nom… jene connais que son prénom… il s’appelait François.

– François !… Mais moi aussi je m’appelleFrançois !

– Comme mon amant !… Comme le roi deFrance !…

– Oui, ma belle enfant… Comme le roi… Et je suis sûr que leroi voudrait pousser plus loin la similitude de situation… s’ilavait l’heur de vous connaître… Mais revenons à cet homme… à ceFrançois… Vous ne l’aimez plus ?

– Il est mort ! dit la ribaude d’une voix qui fittressaillir le roi.

Et elle ajouta :

– Je l’ai tué.

Le roi tressaillit. En même temps, elle vida d’un trait songobelet de vin et François Ier surprit un éclair dansles yeux de la ribaude qui flamboyèrent au fond de leurs trous develours noir. Mais loin d’avoir abattu sa passion, cet incident nefit que l’exciter. Cette femme avait tué !… C’est qu’elledevait éprouver de bien violentes passions !

– Vous l’avez tué, dit-il en saisissant par-dessus la tablela main de la femme masquée ; et vous me dites celasimplement… Savez-vous que vous êtes bien imprudente…

– Comment cela, monsieur ?

– Si, par hasard, au lieu d’être le pauvre gentilhomme quevous supposez… j’étais…

– Eh bien ? dit-elle avidement.

– Si j’étais le grand prévôt, par exemple ?

Elle éclata de rire.

– Que feriez-vous donc ?

– Mais il me semble que mon devoir serait de vous arrêterséance tenante ; votre procès serait instruit, et, dans unequinzaine, ce corps si charmant, cet adorable corps que j’ai làdevant mon admiration, se balancerait au bout de l’une des cordesde Montfaucon !

Ce fut au tour de la ribaude de tressaillir.

– Montfaucon ! murmura-t-elle sourdement.

Mais se remettant aussitôt, elle ajouta :

– En ce cas, monsieur, vous seriez presque aussi lâche quele François dont je vous parle…

– Remarquez bien, ma belle enfant, que j’ai dit : Sij’étais le grand prévôt… Heureusement, je ne suis pas le grandprévôt, ni rien d’approchant, et le secret que vous m’avez confiéest aussi en sûreté dans ma conscience que dans votre cœur.D’ailleurs, fussé-je même le grand prévôt, que j’aimerais mieuxtrahir mon devoir…

– Ah ! fit-elle avec une sombre ironie, on voit quevous êtes galant homme !

– Et vous dites, reprit le roi, que votre amant a étélâche ?…

– Ai-je dit cela ?

– Il me semble…

– Si je l’ai dit, cela est… bien que le terme de lâche soitencore trop pauvre pour exprimer mon sentiment…

– Oh ! oh ! que vous a donc fait ce pauvrehomme ? s’écria François Ier en riant. Sans douteil fut volage ?…

– Vous voulez savoir ce qu’il m’a fait ? Eh bien, jevais vous le dire… Puisque j’ai commencé une confidence, il fautque je l’achève… Et puis… vous me plaisez… achevât-ellelanguissamment.

– Mort-Dieu ! si cela était !…

Et François Ier, ivre de passion, attira à lui laribaude qui, cette fois, résista faiblement. L’instant d’après,elle se trouvait assise sur ses genoux, ses bras noués autour ducou du roi… et leurs lèvres s’unirent dans un baiser violent…

– Tu m’aimes donc un peu ? demanda le roi,palpitant.

– Je vous l’ai dit… vous me plaisez, voilà tout.

– Viens ! oh ! viens !…

– Non !

– Mais je t’aime, moi ! Mais je te veux !…Viens.

– Tout à l’heure ! Vous ne voulez donc pas entendremon histoire ?…

– Ah ! oui, ton histoire… que m’importe !Princesse ou ribaude, Je t’aime telle que tu es… Viens !…

– Laissez-moi ! fit-elle en se défendant simaladroitement que sa robe légère se déchira du haut en bas etqu’elle apparut resplendissante dans sa nudité de marbre…

Fou de passion, délirant, le roi la saisit, l’enleva dans sesdeux bras, traversa la pièce en courant, et enfonça d’un coup depied une porte qui donnait sur une chambre à coucher… Deux heuress’écoulèrent.

La Châtaigneraie et d’Essé étaient revenus dans la salle avecMésange et Fauvette. En constatant que le roi avait disparu avec laribaude masquée, ils eurent un sourire.

– Noël ! fit La Châtaigneraie en riant. Le sacrifices’est accompli !

– Pourvu qu’il n’en sorte pas quelque futur baron ayantdroit de s’asseoir sur la dernière marche du trône ! ajoutad’Essé.

– Bah ! notre ami n’en est plus à compter… un deplus !…

À ce moment, on entendit un cri qui ressemblait à un cri deterreur.

La Châtaigneraie et d’Essé se regardèrent, tout pâles.

– Par le diable ! on dirait la voix du roi !…

Les deux hommes se précipitèrent vers la porte derrière laquelleavait retenti le cri. Mais, à cet instant, la porte s’ouvrit le roiparut. Il était livide…

– Partons, messieurs, dit-il d’une voix tremblante.

Ils sortirent tous les trois, si empressés que leur départressemblait à une fuite.

– Sire, demanda La Châtaigneraie quand ils furent dehors,nous expliquerez-vous…

– Cette femme, messieurs… cette ribaude…

– Eh bien, sire ?…

– Ce n’était pas une femme… c’était un spectre !

Les deux gentilshommes se regardèrent d’un air qui voulaitdire :

– Est-ce que le roi deviendrait fou ?

Mais François Ier avait pris à grands pas le chemindu Louvre. Ils le suivirent tout étonnés, et, quelques minutes plustard, ils arrivaient à la petite porte dérobée où le roi leur donnacongé en disant :

– Bonsoir, messieurs… Pas un mot sur cette aventure…jamais, entendez-vous !

Voici ce qui s’était passé : le roi, on vient de le voir,avait entraîné la ribaude dans la chambre à coucher voisine de lasalle où il se trouvait.

Nous pénétrons dans cette chambre au moment où FrançoisIer achevait de s’ajuster, et où la ribaude, lasse etlanguissante, étendue sur un lit, se reposait dans une attitudenonchalante, pleine d’un charmant abandon.

Le roi vint s’asseoir, tout habillé, sur le bord du lit.

– Voyons, dit-il, ne veux-tu pas, maintenant, retirer tonmasque ? Jour de Dieu ! ma toute belle, il n’y a qu’unefemme au monde, et c’est toi !…

– Vous mentez, monsieur ! dit la ribaude.

– Non, non, je te le jure !

– Sur quoi ?

– Sur mon honneur de gentilhomme…

Elle eut un rire funèbre qui fit frissonner le roi.

– Vous n’êtes point gentilhomme, dit-elle.

Il eut un froncement de sourcils. Mais, se ravisant aussitôt, ilsongea :

– Bah ! Il vaut mieux encore qu’elle croie ce qu’elledit là !…

Il reprit :

– Ne disais-tu pas tout à l’heure que ton vœu prenait fincette nuit même ?

– Oui, mon doux seigneur… Car j’avais fait vœu de gardermon masque jusqu’au jour où je trouverais un homme qui me feraitoublier… l’autre…

– Tu es adorable !… Mais voyons… cet autre, tu lui enas donc bien voulu ?

– Je l’ai haï, et je le hais encore… oh ! d’une hainemortelle, bien que ma haine soit satisfaite à cette heure…

– C’est vrai, tu m’as dit que tu l’avais tué…

– Oui, je l’ai empoisonné.

François Ier fit la grimace.

– J’eusse mieux aimé un coup de poignard, dit-il.

– Aussi bien eussé-je employé le poignard si cet homme eûtmérité mieux que le poison… s’il eut été gentilhomme. Mais c’étaitun lâche, et j’ai employé pour lui l’arme, des lâches…

– Conte-moi cela.

– Ah ! ah ! vous voulez bien, maintenant,connaître mon histoire ?

– Mais oui, ma belle. D’ailleurs, tout ce qui te touchem’intéresse.

– Eh bien, donc, sachez que j’étais, il y a quelquesannées, une pauvre jeune fille sans la moindre fortune et n’ayantpour elle que sa beauté… Ma mère venait de mourir, presque dans lamisère… morte sous mes yeux, désespérée de me laisser seule aumonde sans argent, sans amis, sans parents… Pauvre mère !j’aurais dû mourir avec elle !

– Mais elle est fort lugubre, ton histoire ;Mort-Dieu, j’aimerais mieux parler d’amour…

– Attendez, mon gentilhomme ; tout à l’heure vousallez la trouver bien plus lugubre encore… J’étais fière, je nevoulais pas écouter les propositions qu’on me faisait. Quevoulez-vous, monsieur, la fierté, c’est la richesse des pauvresgens… Il faut vous dire que beaucoup de seigneurs et de bourgeoism’offrirent de m’enrichir pour me posséder, mais que pas un n’eûtvoulu de moi pour épouse. Un seul consentit ce sacrifice. C’étaitun bourgeois, riche, considéré, estimé ; il eût été échevins’il l’eût voulu ; mais cet homme dédaignait une foule dechoses qu’aiment les autres hommes. Il vint donc à moi et medit : « Voulez-vous être ma femme ? Je suis trèsriche ; je vous enrichirai ; je vous mettrai à l’abri desinsultes et, en échange, je ne vous demande rien… Vous ne serez mafemme que de nom… Seulement, si un jour, dans un an, dans cinq ans,votre cœur a un battement d’affection pour moi, vous me le direz,et je serai largement récompensé… »

La ribaude s’arrêta, en proie à une émotion terrible.

– Par Notre-Dame ! s’écria le roi, ce bourgeois s’estconduit en gentilhomme…

– Vous le calomniez, monsieur ! dit gravement laribaude.

Et avant que François Ier eût pu relever ce mot amer,elle poursuivit :

– J’acceptai les offres de cet homme loyal et si vraimentsupérieur par sa bonté. Il n’était plus jeune ; il n’était pasbeau, mais je me jurai de me forcer à l’aimer ; ou, si tout aumoins je n’y arrivais pas, de lui donner la pieuse illusion del’amour. Nous fûmes mariés. Je feignis pendant deux mois deréfléchir à ma situation et de débattre avec moi-même si je devaisdevenir sa femme. Lui, cependant, s’ingéniait à me faire la viedouce et agréable. J’essayai de l’aimer, sincèrement. Et j’y seraispeut-être parvenue. En attendant, je lui accordai un soir lasuprême récompense qu’il ne me demandait pas. Je me donnai à lui,sinon avec amour, du moins avec une joie véritable. Hélas !que ne lui suis-je demeurée fidèle !

La ribaude s’arrêta encore, la gorge déchirée par une sorte derâle.

– Eh là ! s’écria gaiement François Ier,c’eût été péché, vraiment !

– Vous trouvez, mon gentilhomme ?

– Quand une femme est divinement faite, comme tu l’es,c’est un devoir pour elle que de tromper son mari !

– Ainsi fut fait, monsieur, riposta la ribaude d’une voixâpre. Un jour, un gentilhomme, une façon de prince, quelqu’un detrès haut placé enfin, se trouva sur mon chemin. Je l’aimai tout desuite, sans savoir qui il était…

– Ah ! ah ! c’était le fameux François ?

– Tout juste ! Celui qui s’appelait comme vous…

– Et comme le roi de France ! acheva FrançoisIer en éclatant de rire.

– Oui… comme le roi lui-même !

– Et tu dis que c’était un prince ?

– Il me le dit, du moins. Et longtemps je le crus, jusqu’aujour où je m’aperçus que le prince n’était qu’un manant, avec uneâme de laquais…

– Tu es sévère pour ce pauvre diable… N’est-ce pas assez del’avoir tué ?

– C’est la colère qui m’emporte… vous avez raison… Je parlecomme si vraiment il était là, devant moi, assis sur le bord de celit, à la place où vous êtes… Et alors, je me figure qu’ilm’entend… Et j’ai envie de lui crier mon mépris plus fort que mahaine, et de lui dire : François, tu as vainement pris l’habitet le titre de prince. Sache que je t’ai deviné, tu es plus manantque le dernier manant, et tu as l’âme d’un laquais !

– Jour de Dieu, ma belle, tes jolis doigts ont des griffesde tigresse !

En effet, en parlant comme elle venait de le faire, la ribaudes’était tout à coup soulevée ; elle était à genoux, souple,ramassée, pareille vraiment à une jolie tigresse ; elle avaitsaisi une main de François Ier et ses ongles acéréss’incrustaient dans cette main.

– Oh ! pardon ! fit-elle en revenant à elle. J’aiquelquefois de ces délires de rage…

– Griffé par toi, c’est encore un plaisir, dit galamment leroi. Mais continue…

– Où en étais-je ? Ah ! je rencontrai donc cegentilhomme… Et je l’aimai, parce que je crus lire dans ses yeux unvéritable amour. Je l’aimai parce que ses paroles avaient un accentde sincérité qui me transportait. C’était un prodigieux comédien…Ce ne fut pas son titre qui me séduisit. J’eusse préféré le savoirpauvre et d’humble naissance. Je l’aimai avec toute mon âme, avectoute la fougue d’un cœur vierge…

Depuis quelques instants, la ribaude avait sauté à bas du lit.Elle avait commencé à s’habiller.

François Ier remarqua qu’elle revêtait un costume decavalier. Il suivait d’un œil amusé les détails de cette opération,sans songer à s’étonner. La ribaude continua :

– Je fus donc parjure au malheureux qui m’avait donné savie, qui m’avait fait une existence de douceur et d’élégance, oùtous mes caprices étaient satisfaits avant que d’avoir étéexprimés… Je n’avais pas de remords, ou, si j’en eus, ils furentvite étouffés par l’amour.

– Et il t’abandonna, n’est-ce pas ?

– Oui. Cela vous fait rire ?

– Avoue qu’il n’y a pas de quoi pleurer…

– C’est étonnant ! Vous parlez comme il parlait…

Cette fois, la voix de la ribaude eut une si étrange intonationque François Ier frémit et qu’une vague inquiétudecommença à s’infiltrer dans son esprit.

Mais déjà elle continuait :

– S’il n’avait fait que de l’abandonner, ce serait peu dechose… J’en fusse morte de chagrin, voilà tout… Or, jevis !

– Que t’a-t-il fait, alors ? fit le roi devenu sérieuxet attentif.

– Un jour, mon amant eut assez de moi… Nos rendez-vousétaient dans une petite maison écartée… Le jour où mon amant eutassez de moi, au lieu de m’abandonner, comme vous disiez, au lieude me signifier mon congé, au lieu enfin de se comporter simplementcomme une bête repue…

– Eh bien !… Achève donc !…

– Eh bien, il s’en fut trouver mon mari…

François Ier, qui était assis sur le bord du lit, seleva d’un bond et marcha sur la ribaude qui achevait de placer sursa tête une toque en velours noir.

– Que dis-tu là ? s’écria-t-il.

– Ah ! ah ! mon récit commence à vous intéresser,n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout, attendez… Le prince àl’âme de laquais, savez-vous ce qu’il fit ? Il remit à monmari la clef de la petite maison d’amour ! Il lui indiqual’heure du rendez-vous !

Livide, cloué au plancher, incapable de faire un geste, FrançoisIer murmura :

– Madeleine Ferron…

Elle n’entendit pas.

– Le lâche vint au rendez-vous, puis il s’en alla, assouvide mes caresses, et, en s’en allant, s’assura que mon mari étaitlà… Oui, il était là, l’infortuné… Il entra, voulut se jeter surmoi… J’appelai mon amant à mon secours… et je l’entendis quiéclatait de rire… Attendez ! attendez ! Ce n’est pastout… Mon mari avait amené quelqu’un avec lui… Et ce quelqu’un,c’était le bourreau ! Le bourreau, entendez-vous ! Je fusentraînée à Montfaucon… J’y fus pendue…

– Pendue ! bégaya le roi hagard.

– Oui, pendue ! Attendez, ce n’est pas tout ! Jerevins à la petite maison d’amour…

– Elle revint ! murmura le roi glacé d’horreur.

Par une prodigieuse habileté, la ribaude passait en effet soussilence l’épisode de l’intervention de Manfred et n’expliquait pascomment, pendue, elle avait pu revenir à la maison de l’enclos desTuileries.

– Je revins à la maison d’amour, continua-t-elle en cessantde déguiser sa voix, j’y trouvai mon mari, et je fus obligée de letuer… Alors, désespérée, ulcérée, je jurai de me venger du lâche…Et ma vengeance fut horrible… Je l’attirai à un rendez-vous… jesurexcitai ses sens… et il me baisa sur les lèvres… Or, savez-vousce que j’avais fait ?… Je m’étais empoisonnée ! Meslèvres distillaient un poison qui ne pardonne pas ! Quiconqueme touchait était condamné à mourir !

Flamboyante et terrible, elle s’avança sur le roi qui, médusé,croyait rêver quelque abominable cauchemar. Et d’une voixinfiniment douce, elle demanda :

– Maintenant, mon doux amant, maintenant, François, roi deFrance, veux-tu toujours que je retire mon masque ? Tiens…Dénoue-le !

Elle pencha sa tête. Le roi eut un violent recul et poussa ungrand cri. Il couvrit ses yeux de ses deux mains.

Il entendit un rire infernal, puis le glissement d’un pas… etregarda autour de lui. Madeleine Ferron avait disparu.

Avec un gémissement d’épouvante, titubant comme un homme ivre,François Ier se jeta sur la porte qu’il ouvrit, etaperçut La Châtaigneraie et d’Essé qui accouraient vers lui.

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