Triboulet

Chapitre 51BATAILLE

La tentative d’Étienne Dolet était un de ces actes comme ledésespoir seul peut en inspirer. On a vu qu’ils étaient parvenusjusqu’au vestibule au fond duquel s’ouvrait la grande ported’entrée de la Conciergerie. Ainsi, quelques pas encore, et ilsétaient libres !

C’est à ce moment que les gardes du corps s’étaient rangésprécipitamment devant la porte en croisant la hallebarde ; àce moment, aussi, que Gilles le Mahu était apparu effaré, demandantce qui se passait ; à ce moment enfin que Lanthenay avaitcrié :

– À moi, Manfred !…

Manfred stationnait dans la rue, avec une vingtaine d’hommesdisséminés.

À l’appel de Lanthenay, il avait, de son côté, crié :

– À moi, l’Argot !…

Et il s’était jeté, l’épée à la main, dans l’intérieur de laprison. Les truands le suivirent.

Dolet et Lanthenay se ruèrent sur la barrière vivante desgardes, et une mêlée terrible commença dans le vestibule. Lestruands bondissaient comme des démons, et chaque fois que l’und’eux levait et abaissait son bras, un garde tombait, frappé àmort… Cinq ou six cadavres et autant de blessés étaient déjàétendus sur les dalles rouges de sang. La barrière deshallebardiers se disloquait, craquait… Lanthenay saisit tout à couple bras de Dolet et fonça tête baissée… Ils allaient passer.

– En avant ! hurla Manfred en poignardant le sergentdes hommes d’armes.

Lanthenay se précipita. À ce moment, une rumeur emplit la rue.On entendit les ordres brefs du grand prévôt ; lesarquebusiers à cheval venaient d’arriver, et, rangés dans la rue,en face de la porte, apprêtaient leurs armes.

Lanthenay s’était jeté, entraînant Dolet, dans l’ouverturelaissée libre par la mort du sergent qui venait de tomber.

– Sauvé ! rugit-il.

Mais, au même instant, il éprouva une violente secousse, et, laseconde d’après, il se trouva au delà des gardes, parmi les hommesde Manfred, tandis que Dolet, violemment saisi par Gilles Le Mahu,demeurait dans l’intérieur… Cinq ou six gardes entourèrent aussitôtl’imprimeur, tandis que les autres, faisant volte-face,s’escrimaient contre les truands.

– Malheur, malheur sur nous ! rugit Lanthenay.

Il voulut se jeter sur les hallebardes.

Manfred le saisit à bras-le-corps.

– Libres, nous pouvons encore le sauver ! dit-ilrapidement. En retraite !…

Un coup de tonnerre retentit, comme en réponse à ce mot.C’étaient les arquebusiers qui tiraient ensemble.

On entendit la voix de Monclar qui ordonnait de charger lesarquebuses.

– En avant ! vociféra Manfred en se retournant vers larue.

Il regarda autour de lui : ils n’étaient plus qu’unedizaine. Lanthenay se sentit entraîné comme en rêve. L’instantd’après, il se retrouva dans la rue…

– En joue ! commanda Monclar.

La situation était effroyable pour les truands…

Rangés en peloton serré, les arquebusiers visaient le petitgroupe qui venait de franchir la porte…

Manfred, dans ce moment qui eut la durée d’un éclair, vit qu’ilsallaient tous mourir là… Il jeta autour de lui le regard furieux dusanglier acculé, et aperçut Monclar qui déjà levait le bras pourcommander le feu. D’un bond, Manfred fut sur lui. Et les truands,les hallebardiers, les gardes, les bourgeois penchés à toutes lesfenêtres virent un spectacle extraordinaire. Manfred venait desauter sur la croupe du cheval de Monclar. Il levait le poignardsur le grand prévôt.

– Qu’un seul fasse feu, gronda-t-il, et je tue le grandprévôt comme un chien !

– Feu !… commanda Monclar impassible.

– Bas les armes ! rugit Manfred en posant la pointe deson poignard sur la gorge de Monclar stupéfait.

Les arquebusiers reposèrent leurs armes.

Les truands, entraînant Lanthenay, se jetèrent vers la Seine enune course éperdue. Alors, Manfred sauta du cheval et, à son tour,s’en alla.

– Feu ! feu donc ! hurla Monclar.

Cette fois, les arquebusiers tirèrent. Manfred entendit autourde lui les balles qui s’aplatissaient contre les murs des maisons.Une seconde plus tard, il tournait le coin d’une ruelle etdisparaissait. Monclar, dans toute cette mêlée, n’avait pas eu untressaillement.

Gilles Le Mahu se précipitait vers lui :

– Ah ! monseigneur, quelle alerte !…

– Le prisonnier ? interrogea Monclar.

– Il est là ! triompha Le Mahu. Je suis arrivé juste àtemps pour le saisir au péril de ma vie…

– C’est bon… Mettez-le aux fers…

Le grand prévôt se tourna alors vers les arquebusiers.

– Monsieur, dit-il à l’officier qui les commandait,pourquoi n’avez-vous pas obéi à mon ordre de faire feu ?

– Pour vous sauver la vie. Monseigneur, dit l’officier.

– Vous vous êtes mêlé là d’une chose qui ne vous regardaitpas. Remettez votre épée à votre lieutenant.

L’officier remit son épée à son subalterne. Sur un signe dugrand prévôt, il fut entouré par quatre arquebusiers.

– Emmenez ce rebelle ! dit froidement Monclar.

– Où cela, Monseigneur ? demanda le lieutenant.

– À la Bastille !

– Merci, monsieur ! s’écria l’officier. La leçon estbonne, et, une autre fois, je vous laisserai tuer…

Monclar ne répondit pas et, mettant pied à terre, entra dans laConciergerie.

– Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-il à M. LeMahu. Soyez bref.

Le geôlier en chef de la Conciergerie raconta comment il avaitla veille reçu la visite du révérend père Loyola qui lui avaitmontré un ordre signé de la propre main du roi, et comment, le jourmême, M. de Loyola était revenu et s’était fait introduire dans lecachot d’Étienne Dolet. Le digne concierge ne comprenait pas encoreque sous la robe et le capuchon du moine, c’était un autre queLoyola qui était entré dans le cachot.

Monclar haussa les épaules.

– Menez-moi auprès du prisonnier, dit-il.

Dolet avait été réintégré dans un cachot où on l’avait enchaîné.Toutefois, ce nouveau cachot, étant situé au rez-de-chaussée,n’était pas inondé, et le prisonnier n’avait à y subir que latorture de cette chaîne qui le prenait aux poignets et auxchevilles : adoucissement considérable qu’il devait àl’effarement de M. Le Mahu qui, dans le premier moment, n’avaitplus songé qu’à faire enfermer le prisonnier dans la cellule laplus proche…

– Vous avez voulu vous sauver ? demanda le grandprévôt en entrant. C’est donc que vous êtes coupable ?

Tous les chefs de police, juges, questionneurs, à toutesépoques, ont eu de ces logiques profondes. Sans laisser à Dolet letemps de répondre, Monclar continua :

– Vous avez toutefois une excuse : c’est que vous avezété entraîné par cet homme…

– Vous vous trompez, c’est moi qui l’ai entraîné, ditDolet. Lui n’était venu que pour me donner une marque d’amitié…

– Il n’en est pas moins coupable, et mérite la corde.

Étienne Dolet regarda le grand prévôt, se demandant dans quelleintention il lui parlait ainsi.

– Vous pouvez, continua Monclar, adoucir votre sort àvous-même, et vous éviter une condamnation sévère…

Dolet garda le même silence.

– Je vais vous dire comment, poursuivit Monclar… Maissachez d’abord que vous serez sûrement condamné à mort… Le seulpoint qui me paraisse douteux encore est de savoir si on vous tuerapar la pendaison ou par le feu.

Dolet frissonna.

– Vous pouvez vivre, dit vivement Monclar, et même obtenirvotre liberté en faisant ce que je vais vous dire…

– Parlez, monsieur.

– Eh bien, cet homme qui est venu doit avoir confiance envous, n’est-ce pas ?… Attirez-le ici par les moyens que jevous indiquerai, et vous êtes sauf ; votre vie pour celle deLanthenay.

Dolet leva sur Monclar un regard calme et serein et, sanscolère, murmura :

– Vous me faites pitié…

– Vous n’acceptez pas ?… Bien, bien… L’heure viendraoù vous regretterez cette minute…

Le grand prévôt jeta sur Etienne Dolet un dernier regard danslequel il y avait peut-être de l’admiration. Il le salua avec uneglaciale politesse, puis il sortit.

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