Triboulet

Chapitre 29LA TAVERNE AU BORD DE L’EAU

Ce soir-là, dans l’étroit logis de la Cour des Miracles oùManfred avait été soigné et rapidement guéri par les baumes et lesonguents de la Gypsie, les deux amis – les deux frères – étaientseuls…

Pensif, Lanthenay s’accouda à la fenêtre et fixa son regard surle ciel noir, comme s’il eût attendu le lever d’un astre oul’éclair d’une inspiration. Derrière lui, à pas pressés, Manfredmarchait dans la chambre, la lèvre crispée par un ironique sourire,ce sourire à la fois hautain et amer qui semblait défier sadestinée.

Depuis la scène de l’invasion du Louvre, depuis cette minuteépique où Lanthenay avait emporté dans ses bras Manfred sanglant,ils ne s’étaient rien dit du sujet qui les préoccupait tous deux.Mais ils étaient habitués à lire ouvertement dans leurs yeux.Lanthenay savait que la pensée de son frère luttait, en une lutteterrible, de tous les instants, contre un amour impossible ettriomphant.

Manfred savait que Lanthenay ne songeait qu’aux moyens de leguérir. Ils se taisaient… Mais ils sentaient que l’heure étaitvenue où il faudrait parler…

– À quoi songes-tu ? attaqua Manfred avec uneimpatience mal dissimulée. Ce n’est pas un soir à faire del’astronomie, j’imagine. Regarde ce ciel. Est-il assez noir !Où sont les étoiles ? Elles se cachent, les gueuses… car iln’y a pas assez de noir dans mon cœur !

– Manfred !

– Eh ! oui… par les cornes de Lucifer, il semble quele ciel même me refuse l’aumône d’un sourire !

Il reprit sa promenade saccadée.

– À quoi songes-tu toi-même ? dit alors Lanthenay decette voix grave et lente qui lui était habituelle. Tu tournes dansta cage, mon pauvre lion malade !

– Je marche, voilà tout ! Je marche pour ne pasm’asseoir ; observe que tout à l’heure je m’étais assis pourne pas marcher… Mais quoi ! Assis ou debout, éveillé ouendormi, je m’ennuie, frère… je m’ennuie atrocement.

– Manfred, calme-toi, je t’en prie ! fit Lanthenay,alarmé par la visible exaspération de son ami.

– Écoute… J’ai hier, ou avant-hier, je ne sais plus aujuste, tant les heures se ressemblent… j’ai rencontré deux moines…Ils m’ont demandé le chemin de leur couvent… Étaient-ilsgris ? Ou l’étais-je moi-même ? Je leur ai dit leurchemin en les tenant à distance, car je n’aime pas cette engeance…Alors ils m’ont béni…

– Amen ! fit Lanthenay qui essaya de rire.

– Écoute encore !… Je suis allé vider un vieux flaconà la taverne que la femme de Grégoire emplit de ses charmes…Pendant qu’elle me remplissait mon verre, elle m’a embrassé sur leslèvres… Le vieux vin et le baiser ont laissé sur mes lèvres un goûtd’âcre fadeur qui m’écœure…

– Impertinent ! je le dirai à la belle MmeGrégoire !

– Écoute encore !… Comme j’errais à la nuit tombante,j’ai vu Jean le Piètre sortir de chez la Maladre. Il me doit lavie, tu sais ? L’an passé, je le tirai de l’eau en plongeantdans la Seine au moment où il allait se noyer… Depuis, il me saluetoujours de loin, et humblement. Eh bien, Jean le Piètre est venu àmoi et m’a pris les deux mains. Cette effusion m’a surpris. Je l’airegardé. Il pleurait… Pourquoi ? C’est la joie, m’a-t-il dit…une grande joie qui m’est venue. Et il est parti en courant. Lajoie de Jean le Piètre m’a tourné sur le cœur comme un vinempoisonné…

Il s’arrêta, haletant… Son poing se tendit vers les massesd’ombres profondes, à travers la fenêtre…

– Ô Paris ! Paris de honte ! Paris decrime ! Paris des catins et des enjôleuses qui piétinent lescœurs ! Ô Paris, tu m’ennuies, tu m’assommes, toi, tesmaisons, tes rues, tes hommes et tes jeunes filles menteuses,voleuses, impudentes, cyniques, chair banale offerte au dernierenchérisseur… Et quand ce dernier enchérisseur est un roi…

Manfred saisit une bouteille et à toute volée la lança contre lemur. Puis, soudain, comme si la bouteille brisée en mille morceauxeût brisé aussi quelque chose en lui, sa colère furieuse tomba.

Lanthenay le vit atrocement malheureux. Une immense pitiél’envahit, et il se résolut au sacrifice devant lequel sa tendressereculait depuis plusieurs jours…

– Ton mal n’est pas grave, dit-il en affectant un tonléger, et le remède est à ta portée. Paris t’ennuie ? Le mondeest grand…

– Que dis-tu ? fit Manfred en tressaillant.

– Que tu es libre, frère ! Que le monde, c’estl’inconnu qui s’ouvre devant toi ! Que tu as un bon cheval,une bonne épée, et que l’Europe est pleine de rumeurs de bataille…qu’il y a partout des moutons à défendre contre des loups… et que…cela t’amuserait peut-être…

La voix de Lanthenay devint tremblante. Manfred éclata ensanglots.

Au même instant ils étaient dans les bras l’un de l’autre, etleur fraternelle étreinte les tint enlacés un moment.

– Ô frère, que tu es bon ! dit Manfred… Ainsi, tu asdeviné ! Tu as compris ! Oh ! pardonne-moi de tequitter ! Je n’y tiens plus, vois-tu ! Je mourraisici…

Et il ajouta tout bas :

– Si près d’elle !

– De quel côté iras tu ? se hâta de demanderLanthenay.

– Que sais-je ? répondit fiévreusement Manfred… LeNord ou le Midi… les pluies ou le soleil… Tout me sera bon… pourvuque la pluie qui rafraîchira mon front ne soit pas la pluie quimouillera ses cheveux… pourvu que le même soleil ne nous éclairepas… elle et moi !

– Frère ! frère !… prends garde !…

– Et puis, tiens, en réalité, j’ai caressé un rêve, tout demême : je veux voir l’Italie… l’Italie m’attire…Pourquoi ? Je ne sais !… Mais dans les rares moments oùla Gypsie cause librement, lorsqu’elle parle de l’Italie… de Rome…oh ! Rome surtout… et qu’elle en fait la description, il mesemble que je revois un tableau familier…

Il s’arrêta tout à coup, puis, se parlant à lui-même :

– Oui… Il faut que je voie l’Italie… etRome !

– Quand pars-tu ? demanda Lanthenay.

Et comme Manfred gardait le silence, il ajouta :

– Pars demain… veux-tu ?…

– Demain !…

– Oui, frère ! N’est-ce point chose arrêtée dans tonesprit ?

– Ah ! Lanthenay, mon frère ! s’écria Manfred,comme, avec délices, j’eusse entrepris un autre voyage !comme, avec bonheur, j’eusse été plus loin que l’Italie et Rome,plus loin que les confins du monde et de la vie, si je n’avais eupeur de mourir en songeant que tu allais pleurer !

Ces deux admirables amis se regardèrent avec admiration. Puis,comme si tout eût été dit, Manfred ceignit son épée et posa sur satête sa toque à plume noire.

– Tu sors ? demanda Lanthenay inquiet.

– Un peu d’air… Au surplus, ne crains rien. Cette nuit sanslune est faite pour les truands comme nous ! Les bourgeois ontpeur, le guet se cache, le roi François dort en son Louvre etl’illustre Monclar médite au fond de son hôtel. Paris est à nousjusqu’à demain matin.

Lanthenay jeta un regard sur le ciel.

– La nuit sera claire dans deux heures, quand la lune seraassez haute et que le vent aura balayé ces nuages… Veux-tu demoi ?

– Ne crains rien ! répondit Manfred simplement.

Lanthenay soupira. Les deux amis échangèrent une poignée demain. Puis Manfred s’éloigna… Où allait-il ?

Où vont les amoureux qui ont juré de fuir à jamais la femmedétestée et adorée ? Sous quelles fenêtres vont-ils rôder, lanuit ? Vers quelle maison silencieuse sont-ils poussés commemalgré eux ? Manfred allait au Louvre !

Oh ! cette Gillette qu’il avait chérie avec tant deconfiance et d’ardeur, avec une tendresse si profonde et siingénue !

Il allait donc l’arracher de son cœur… Il allait donc lui jeterde loin un éternel adieu ! Il la méprisait.

Elle s’était vendue pour un titre…, Et il allait vers elle, versl’ombre du grand palais où elle dormait… Il y allait sans but, sansespoir, sans pensée, avec le seul désir d’être un peu plus prèsd’elle pour une heure… Après, ce serait fini. Après, il fuirait… Ilétoufferait cet amour insensé !…

Comme il se disait ces choses mornes et contradictoires, ilarriva devant le Louvre imposant et sombre.

Lentement, il se mit à faire le tour du Louvre, et parvint surla berge, son regard flamboyant cherchant à voir les fenêtreséclairées : il en vit !

Au loin, par delà les jardins, deux fenêtres brillaient d’unelueur clignotante comme un sourire ironique.

Pourquoi Manfred eut-il soudain la conviction que là, dans cettechambre éclairée, se trouvait le roi !

Vraiment, il le vit ! Il vit Gillette !

Le roi la serrait dans ses bras… et elle ! elle éprouvaitun orgueil abject à se livrer à cet amant qui était roi !

Cette scène qu’il imaginait avec la puissance de création quedonne la jalousie tortura Manfred. Puis, tout à coup sa colères’affaissa…

La douleur l’emporta dans son cœur, Et il eut la terreur del’existence affreusement vide qu’il allait vivre, maintenant…seul ! loin d’elle !

– Ô Gillette ! murmura-t-il sourdement.

Et il détourna son regard que voilait une larme.

À ce moment même, les gros nuages qui couraient au cielsemblèrent se déchirer, un rayon de lune éclaira vivement lepaysage du vieux Paris.

Une barque descendait la Seine.

Une barque, à pareille heure, c’était un événementextraordinaire, et peut-être redoutable.

D’un bond, Manfred se mit à couvert dans la zone d’ombre épaissedes peupliers séculaires qui murmuraient tristement. De là, ilregarda ce bateau qui descendait.

Trois rameurs le manœuvraient avec une hâte vigoureuse et sûre.Un jeune homme était assis à l’arrière…

La barque se rapprocha soudain de la rive. Elle avait dépasséManfred et abordait presque en face la baraque de planches que nousavons signalée en un précédent chapitre.

– Des habitués de la taverne aux mariniers ! songeaManfred.

Mais, à ce moment, l’homme qui était assis à l’arrière du bateause leva pour sauter sur la berge. Il était à quinze pas de Manfred.Celui-ci le reconnut.

– M. le marquis de Sansac ! murmura-t-il.

Voici, très exactement, ce qui se passa à cet instantprécis :

Manfred jeta les yeux sur ces fenêtres éclairées où il imaginaitque se trouvaient le roi et Gillette ; puis, dans un mouvementmachinal, ce regard se reporta sur Sansac.

En même temps que le regard, toute la colère accumulée dans lecœur de Manfred rejaillit sur Sansac.

Cédant à une impulsion violente et irraisonnée, il s’avança enpleine lumière, et de cette voix âpre et mordante qui lui étaithabituelle lorsqu’une émotion plus douce ne la brisait pas, ils’écria avec un rire d’insultes :

– Salut et honneur à monsieur le marquis de Sansac, fleurde gentilhommerie ! Marquis, quelle jolie fille venez-vousd’enlever ce soir ?… oh ! pas pour vous !… pourvotre maître !… À quel prix ?… François est-ilgénéreux ?…

Soudain, la porte de la taverne aux mariniers s’ouvrit.

– Sus ! sus ! crièrent des voix.

En même temps, une douzaine d’hommes s’élancèrent avec un grandcliquetis d’armes. Sansac, d’un geste, leur désignait Manfred.

– Par l’enfer ! rugit celui-ci. Ces gentilshommes sontplus lâches encore que je ne supposais…

Et tirant sa rapière avec une sorte de joie farouche :

– Voilà enfin une occasion de faire le grand voyage que jerêvais… Adieu, mon frère Lanthenay !…

Et la rapière se mit à décrire le terrible moulinet qui luiétait familier. Un cri sourd… puis encore un cri… une exclamationde rage… une malédiction… c’étaient autant de blessures que lemoulinet faisait autour de lui.

Lentement, Manfred avançait vers l’enclos des Tuileries,songeant que parmi les détours et recoins de la fabrique de tuiles,il trouverait un endroit propice à une défense désespérée. Lescoupe-jarrets, stupéfaits, attaquaient avec moins d’audace et,déjà, ils se tenaient à distance respectueuse.

– Mais foncez donc, misérables ! vociféraSansac !

Ce fut Manfred qui fonça.

Le choc fut effrayant. La rapière voltigea, siffla, frappa depointe et de taille : trois hommes tombèrent.

– Vous êtes un mauvais bandit, cria Manfred à Sansacécumant ; vous ne savez pas choisir les bons assassins !…Encore un !… Ça fait huit !…

Huit des coupe-jarrets gisaient sur le sable. Les autress’enfuirent dans toutes les directions. Manfred, appuyé sur sonépée, poussa un éclat de rire homérique ; mais deux hommess’avancèrent à ce moment près de Sansac.

– Riez ! marquis, mais riez donc avec moi !fit-il.

– Tu ne riras pas longtemps ! gronda Sansac qui, trèsbravement, s’avança alors, l’épée haute, sur Manfred.

Manfred se vit sur le côté d’une petite maison qu’entourait unjardin enclos de murs, percés d’une porte basse.

Ce fut à cette porte que Manfred s’accota ; car les deuxhommes qui venaient d’apparaître escortaient Sansac, l’épée nue,et, cette fois, ce fut silencieusement, avec une rage froide, quel’attaque eut lieu.

– Le trio est complet ! cria Manfred de sa voix defanfare. Je me disais aussi : je ne vois que l’un des troisfélons… Bonsoir, monsieur d’Essé, voleur de filles ! Bonsoir,monsieur de La Châtaigneraie, truand blasonné ! Peste, mesdrôles ! J’ai donc, l’autre soir, omis de vous rembourserquelque monnaie ?…

– Courage ! À la rescousse ! hurla LaChâtaigneraie. Cinq ou six des stipendiés, voyant les troisgentilshommes attaquer Manfred, accoururent.

À ce moment, Sansac tomba lourdement.

Essé et La Châtaigneraie poussèrent un cri de fureur :

– Démon !…

– Capons[10] !

– À mort ! À mort !…

Manfred avait devant lui sept épées. En tête des assaillants, LaChâtaigneraie et Essé. Les coupe-jarrets attaquaient avec frénésie.La rapière de Manfred parait… mais ne portait plus de coups, ellesuffisait à peine à parer.

Il y eut quelques secondes d’un combat silencieux et féroce.Manfred se vit perdu.

Un étrange sourire erra sur ses lèvres…

– Il est à nous ! rugit La Châtaigneraie en portant uncoup de pointe furieux à Manfred.

Le coup frappa dans le vide et La Châtaigneraie poussa unhorrible juron de fureur.

Manfred venait de disparaître. La porte contre laquelles’appuyait Manfred s’était tout à coup ouverte.

Instinctivement, sentant du terrain derrière lui, le jeune hommeavait rompu et franchi la porte en maintenant en respect sesadversaires. Aussitôt, la porte s’était refermée…

Des hurlements, des insultes, des vociférations…

Et, dans le jardin, sous la clarté de la lune, Manfred quis’incline devant une femme.

C’est cette femme qui a ouvert la porte et l’a referméebrusquement. Et cette femme, c’est Madeleine Ferron !…

De sa fenêtre, elle a tout vu ! Elle a assisté à toute labataille ! Elle a vu l’attaque des coupe-jarrets, leur fuiteéperdue… Une admiration lui est venue pour cet inconnu qui, seul,bataille contre une quinzaine d’assaillants.

Et lorsqu’il s’est appuyé à la petite porte de son jardin,lorsqu’elle a compris que sous la nouvelle attaque, il va peut-êtresuccomber, elle est descendue en toute hâte…

De l’autre côté de la muraille, les coupe-jarrets couraient,cherchant un passage pour pénétrer dans le jardin.

– Enfonçons la porte, dit Essé.

Mais La Châtaigneraie, soucieux, lui montra les cadavres quiparsemaient la berge…

– La partie est perdue pour ce soir, dit-il avec une ragefroide. En retraite !…

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