Triboulet

Chapitre 31RABELAIS

Le lendemain matin, Manfred fit ses adieux à Lanthenay. Celui-ciavait voulu monter à cheval pour escorter son ami jusqu’à lapremière étape. Mais Manfred avait exigé de partir seul. La Gypsieavait assisté à la discussion avec un intérêt qu’elle étaitparvenue à dissimuler.

– Je ne t’accompagnerai donc pas, dit tristementLanthenay.

– Cela vaut mieux ainsi, dit la Gypsie avec une voix siétrange que Lanthenay tressaillit.

– Pourquoi ? demanda-t-il vivement.

– Je serais trop seule… Qui sait si Manfred net’entraînerait pas au loin… Oui, je serais trop seule…

Et s’adressant à Manfred :

– Tu vas où ?…

– En Italie.

– En Italie ! fit-elle lentement.

On a vu que Manfred avait toujours été indifférent à la Gypsie.Le grand intérêt dans l’existence de la bohémienne, c’étaitLanthenay…

– Que je t’accompagne au moins jusqu’aux portes, repritcelui-ci. On ne sait ce qui peut arriver…

– Que veux-tu qu’il arrive ? M. de Monclar est tropbon prévôt pour supposer que je vais en plein jour traverser Parisà cheval et franchir la porte comme un bon marchand qui s’en vafaire ses achats…

Les adieux furent brefs. Manfred, à cheval, sortit de la Courdes Miracles. À une centaine de pas stationnait un carrosse.

Manfred n’était guère en situation d’esprit de s’occuper de quoique ce fût qui ne fût pas sa pensée.

Mais un carrosse, en un tel endroit, en ce misérable quartier oùtoute marque de fortune pouvait passer pour une sorte de défi et deprovocation, était un spectacle si inattendu que Manfred se penchasur sa selle.

Dans l’intérieur du carrosse, une femme semblait attendre, unefemme très belle, avec un air très doux et une vague tristesserépandue sur sa physionomie.

– Passez votre chemin ! dit une voix rude.

Celui qui lui avait parlé ainsi était assis sur le siège ducarrosse. Manfred le regarda curieusement ; cela lui semblaitvraiment un phénomène qu’on osât lui parler ainsi.

– Veux-tu que je te descende de ton siège parl’oreille ? demanda-t-il tranquillement.

L’homme roula des yeux féroces.

– Par saint Pancrace ! cria-t-il en italien, je vaiste montrer comment on descend un cavalier de sa monture,moi !

Il allait s’élancer en effet.

– Spadacape ! dit impérieusement la dame, del’intérieur du carrosse.

Spadacape s’arrêta court. Et Manfred allait se livrer à quelqueraillerie bien sentie, lorsqu’il vit les yeux de la dame se fixersur lui d’un air de muette prière.

De ce geste gracieux et un peu emphatique qui lui étaithabituel, il souleva sa toque à plume noire, s’inclina en mettantdans son attitude tout ce qu’il put y mettre de respect ému, etpassa.

La dame suivit Manfred des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu aucoin d’une ruelle. À ce moment, de la maison devant laquelle lecarrosse était arrêté, sortit un homme.

C’était celui-là même que nous avons déjà entrevu près du gibetde Montfaucon, – celui que Spadacape appelait« monseigneur » et qui avait dit à Manfreddélivré :

– Je suis le chevalier de Ragastens.

Le chevalier de Ragastens monta dans le carrosse qui s’éloignaaussitôt.

La dame l’interrogea du regard, avidement. Et le chevalier deRagastens secoua la tête d’un air découragé.

Manfred traversait Paris au petit trot, passant au paslorsqu’une charrette encombrait le chemin, s’écartant pour ne paséclabousser les femmes, regardant fixement, d’un air de suprêmedéfi, les gens du guet que parfois il rencontrait, – enfin, neprenant aucune des précautions que Lanthenay lui avait longuementénumérées.

Et il y avait dans ses yeux une rayonnante insolence contre leshommes, une ironie furieuse contre la destinée. Il montait unmagnifique bai brun qu’il dirigeait avec l’aisance d’un cavalierconsommé.

Plus d’une marquise, du fond de sa chaise à porteur, le suivitdes yeux avec admiration. Plus d’une femme du peuple allant auxprovisions se retourna le cœur battant.

C’était vraiment un beau cavalier, bien que son costume sobre, –pourpoint de velours et cuirasse de cuir fauve, – n’offrit rien dece brillant qui distinguait les gentilshommes de la cour.

Il franchit les portes sans encombre et en eut comme un regret.Le chef du poste qui gardait la porte le salua même, et Manfredrendit le salut avec un sourire railleur.

Hors la porte, il mit son cheval au galop et s’arrêta sur uneéminence… De là, il jeta un long regard sur Paris.

Il partait pour un long voyage… pour la vie d’aventures le longdes grands chemins… Quand reviendrait-il ?

Et, malgré lui, il pensait que ce serait bientôt ! Ce futdu bout des lèvres, sans conviction, qu’il murmura :

– Peut-être ne reverrai-je jamais mon vieuxParis !

Dans ce vaste horizon de toits, de tourelles, de pignons, declochers et clochetons, il ne voyait qu’une masse sombre : laligne confuse des bâtiments du Louvre.

Et, cette fois, ce fut avec une profonde amertume que l’adieusuprême monta du fond de son cœur :

– Adieu, Gillette !

C’est que, présent à Paris ou loin de la ville, il lui semblaitque maintenant sa vie se séparait à jamais de celle deGillette…

Et pourtant ! Mais non ! Plus de rêves insensés !Plus d’amour qui torture ! Plus rien que la joie de courir enliberté, au gré de sa fantaisie !

Il fit demi-tour et partit à fond de train dans la direction deMeudon…

– Là, songeait-il attendri, je trouverai la paroleconsolante de celui qui a éclairé mon esprit, de celui dont lavaste et prodigieuse pensée a formulé cet amer et puissant défi aumalheur qui menace les hommes à leur naissance : Rire estle propre de l’homme !

La route s’enfonçait presque aussitôt sous la haute futaie d’uneforêt qui s’étageait en frondaisons roussies jusqu’aux bords de laSeine, – forêt séculaire, forêt superbe, profonde et mystérieuse,dont les bois de Meudon sont aujourd’hui les derniers vestiges…

Le sol était jonché de feuilles mortes. Une tristesse infinie sedégageait de ce paysage sur lequel l’hiver tout proche avait jetéun voile de désolation.

Manfred arriva bientôt à Meudon. Le village s’accotait à laforêt. À ses pieds coulait la Seine ouatée de brumes.

Dans l’air mélancolique montait la chanson d’un maréchalferrant, scandée par les coups de marteau argentins sur l’enclume.Manfred vit la clarté rouge au fond de la forge ; il vit lemaréchal qui frappait sur un fer d’où jaillissaient desétincelles…

Devant la porte, des enfants jouaient…

Une femme, jeune et joufflue, les regardait en souriant.

Manfred envia cette paix sereine et poussa un soupir.

Deux cent pas plus loin, il s’arrêta devant une maison isolée,sise à mi-côte et tournée au soleil levant.

Elle était petite et avenante.

Au rez-de-chaussée de cette maison, c’était une grande bellesalle à manger avec un âtre immense où des sarments enflammés setordaient, sifflaient et pétillaient.

L’ameublement était très simple, hormis un magnifique dressoirchargé de vaisselles et de bouteilles de vin.

Au milieu, une table couverte d’une nappe éblouissante. Troiscouverts étaient mis, en bel ordre. Une servante, jeune, jolie,accorte et plaisante, tournait autour de cette table, en juponcourt, et les bras à demi nus. À trois pas de la table, un hommeentre deux âges, la tête penchée sur l’épaule, les yeux plissés,regardait, ou, pour mieux dire, étudiait en connaisseur le travailde la servante.

– Gertrude, mon enfant, le surtout n’est pas convenablementplacé. Peste ! Il faut qu’on le voie… c’est un cadeau de notresire le bon roi François… Malheureuse enfant !Qu’aperçois-je ? Tu n’as pas mis les couvertsd’argent ?

– Dame, mon maître…

– Des couverts en étain ! Fille stupide, panurgienne,stulte…

– Stulte ! s’écria la servante ébahie.

– Oui, stulte ! Stulta es ! Mais tu nesais donc pas, quintessence de naïveté, que je reçois aujourd’huides rois à ma table !

– Sainte Marie ! bégaya Gertrude qui, de saisissement,pâlit, rougit, verdit, et finalement laissa tomber la corbeilled’argenterie.

– Des rois ! Quels rois, donc !murmura-t-elle.

– Des rois, des princes, des empereurs, des maîtresparfaits en philosophie, théosophie, morosophie, logicosophie,lexicosophie, et enfin toutes les sciences par quoi les hommes sonttout doucettement conduits à l’abêtissement suprême… Mets lescouverts d’argent, ma fille. Et maintenant, dis-moi : cettepoularde que j’allai choisir moi-même entre les cent poulardes dela Justine, la fermière… j’espère qu’elle sera dorée à souhait,croustillante quant à la peau, juteuse et bien en point quant àl’intérieur farci de ces excellents marrons…

– La poularde, notre maître ? Pour ce qui est de lapoularde, je crois que ces messieurs les rois et empereurs enseront satisfaits.

– Bene ! Et ce pâté d’anguilles que tu confectionnashier de tes mains potelées…

– Pour ce qui est du pâté, il achève de refroidir…

– Et ce chapelet de grives que Gargantua eût déclaréessublimes à voir, et qui, j’espère, seront plus sublimes encore sousla dent ?

– Pour ce qui est des grives, écoutez-les chanter, monmaître, dans la casserole…

– Chanson parfaite et odeur superdélectable. Et les œufspour l’omelette, ma fille ?

– Je fus les quérir il y a une heure dans lepoulailler.

– Benissime. Rappelle-toi que l’omelette veut être saisiepar une flamme haute et claire. Elle demande à cuire en moins detemps qu’il n’en faut pour un Pater, et exige d’êtreservie brûlante et fumante…

– Voilà bien des exigences qu’a l’omelette…

– Tout étant en règle quant à la mangeaille et ripaille, jem’en vais de ce pas dans la cave songer à la buverie…

L’homme ayant ainsi parlé jeta un dernier regard sur la tablescintillante, et sortit dans le jardin pour entrer dans sa cave, unpanier à la main.

Il aperçut alors Manfred qui, ayant mis pied à terre, attachaitson cheval près de la porte d’entrée.

– Ah ! Ah ! voici du renfort ! Tu arrives àpoint pour m’aider, maître Jean des Entommeures !

– Vous aider à quoi, maître Rabelais ?

C’était Rabelais, en effet. L’auteur du Livreseigneurial, celui qui s’appelait lui-même abstracteur dequintessence, paraissait alors une cinquantaine d’années.

C’était un homme étrange qui disait aux garçons et jeunesfilles :

– Aimez-vous ! Hardi, n’ayez crainte ! Plus vousvous aimerez et plus la nature sera contente. Fabriquez-moi à ladouzaine de ces marmots joufflus…

Aux pauvres hères qui passaient devant sa porte, ildisait :

– Entrez, buvez et mangez…

Aux princes et hauts personnages qui venaient le voir parcuriosité ou pour le consulter sur quelque maladie, il racontaitdes apologues qui cachaient à peine de dures vérités, si bien queplusieurs l’avaient pris en haine.

À tous, il disait :

– Riez ! Vous ne rirez jamais assez ! Le rire estsain ; l’homme doit rire s’il veut vivre longtemps…

Et pourtant, on ne le voyait pas trop rire. Il y avait plutôtdans son œil une sorte d’attendrissement.

Il aimait à organiser des fêtes devant sa porte par les beauxsoirs d’été. Il faisait venir le ménétrier, le hissait sur unetable ou un tonneau, et la danse commençait. Il faisait boire lesjeunes gens, et les regardait danser en tortillant sa barbiche…

– Vous aider à quoi ? avait dit Manfred.

Et le ton de sa voix était tel que Rabelais, surpris, le regardafixement, longuement.

– Oh ! oh ! quelle est cette figure decarême ? dit-il enfin. M’aider à quoi ?… À quoi, parBacchus, si ce n’est à choisir quelques flacons, en cette cave quetu honoras de plus d’une visite…

– Je n’ai pas soif…

– Tu n’as pas soif ! Et depuis quand est-ce une raisonpour ne pas fêter quelque peu le jus de la treille ? Ehquoi ! serais-tu brouillé avec mon clos de laDevinière ?

En parlant ainsi, Rabelais étudiait attentivement la physionomiedu jeune homme.

– Maître, dit tout à coup Manfred, je viens vous faire mesadieux…

– Tes adieux ! Tu pars donc ? As-tu dit adieu,aussi, à la belle gaîté qui faisait que je t’aimais et chérissaisentre tous ? As-tu dit adieu à cet éclat de jeunessedébordante de vie ?… N’es-tu plus Jean des Entommeures, grandbuveur, conteur et si bon vivant qu’on se sentait revivre à soncontact ? Ne mérites-tu plus ce nom que je te donnai paramitié ?…

– Non, maître, dit Manfred en s’efforçant de sourire, vousle voyez, je ne ressemble plus à messire Jean des Entommeures dontvous vouliez que je prenne le nom…

– C’est ma foi vrai, mon fils… Tu n’es plus la copie de cemoine moinant de moinerie, bien fendu en gueule, grand conteurd’exploits, réconfortant les cocus et si plaisant à voir et àentendre. Que t’arrive-t-il donc ?

– Il m’arrive que je pars au loin, très loin… et que j’ensuis triste…

– N’est-ce que cela ? Reste, alors !

– Non, maître, il faut que je parte…

– Pas avant d’avoir dîné une fois encore avec moi.

– Maître… protesta Manfred.

– Ne dis pas de fadaises, mon fils, et crois-en ton vieuxmaître. Tu as un gros chagrin qui ne demande qu’à sortir. Eh bien,tu vas dîner, bien dîner, je te le jure, et mieux boire… Aprèscela, nous verrons… Allons, viens, prends-moi ce panier… etdescendons ensemble à la cave.

Dans la cave, Rabelais se mit à fureter, inspectant les bonscoins, soulevant des lattes, et, de temps à autre, passant avecmille précautions une bouteille à Manfred qui la mettait dans lepanier.

– D’abord, ces deux bouteilles de vin d’Anjou, disaitRabelais… Mettons-en quatre pour mieux faire… Ensuite, ce vieux vinvenu des côtes généreuses de la Bourgogne… prenons-en sixbouteilles… et enfin, pour clore cette fête du gosier, terminonspar le feu de mai, c’est-à-dire par ces quatre flacons de mon closde la Devinière ; au total, cela nous fait quatorzeflacons ; or, nous serons quatre : savoir, toi, moi, etdeux autres personnes qui vont arriver d’un instant à l’autre.

– Quelles sont ces deux personnes ? demanda Manfredavec indifférence.

– Écoute, tu vas assister à une farce mirobolante etsupercoquentieuse, une farce énorme, une farce telle que, dans lessiècles des siècles, je veux qu’on dise : C’était un fameuxfarceur que maître Rabelais !

– Voyons la farce ?…

– Tu as entendu parler de ce terrible moine qui s’appelleIgnace de Loyola et qui veut détruire dans les bûchers tous lessectateurs de la religion nouvelle ?

– Oui… C’est une grande calamité que de tels hommesviennent au monde.

– Je vois que tu connais l’homme. Maintenant, as-tu entenduparler du chef de la religion nouvelle ?…

– Messire Calvin !

– Oui, Calvin !… Ignace de Loyola donnerait vingt ansde sa vie pour tenir Calvin à sa merci. Calvin consentirait à périrdans les supplices pourvu que Loyola meure en même temps. La haineque ces deux hommes se sont vouée est épouvantable… Ils brûlent dudésir de se tuer… Ce sont deux puissants cerveaux, et chacun d’euxaspire à la domination de l’Église, et par là à la domination deshommes… Eh bien ! les deux personnes qui vont dîner à ma tablesont Ignace de Loyola et Calvin !

Manfred jeta sur Rabelais un regard d’admiration.

– Maître, dit Manfred, ne craignez-vous pas que la hainequ’ils se portent l’un à l’autre ne retombe un jour survous ?…

– Bah ! ils ne peuvent me détester plus qu’ils ne medétestent, et j’ai l’orgueil de penser que ces redoutables manieursde foules et de consciences me redoutent, moi, l’humbledocteur !…

Et, devenu pensif, Rabelais ajouta lentement, comme s’il se fûtparlé à lui-même :

– Ce sont des hommes de ténèbres, et moi j’aime la lumière.Ils me craignent comme les hiboux craignent ce qui est trop clair.Ils me haïssent. Et pourtant ! Quel crime fut le mien ?J’ai toujours prêché que la vie humaine est respectable et que lascience doit sauver un jour l’humanité… Oui, oui… voilà le vraicrime pour eux ! Il faut que l’humanité demeure ignorante,parce que les conducteurs de peuples trouvent dans l’ignorance leplus puissant auxiliaire à leur despotisme.

Manfred, étonné, écoutait ces paroles dont la hardiesse faisaitpalpiter son cœur.

– Maître, prenez garde ! murmura-t-il.

– Écoute, mon fils… Ignace de Loyola est un sublimedespote. Il rêve d’étreindre l’univers de ses mains puissantes…Calvin est un despote révolté. Il veut, lui aussi, être un maître.La lutte entre ces deux hommes commence peut-être une longuebataille entre les peuples… et qui sait quel siècle en verra lafin !… Qui sait si dans cinq cents ans, il n’y aura pas encoredes successeurs de Loyola pour menacer du bûcher et de la cheminéesoufrée quiconque n’adorera pas leur Dieu… c’est-à-dire leurtyrannie !… Qui sait s’il n’y aura pas des successeurs deCalvin pour prêcher une manière d’adorer ce même Dieu, pourlaquelle il faudra que le sang coule !… Et moi, je dis :Ô science ! comme tu es encore loin du cerveau deshommes ! Ô lumière ! comme tes voies sont lentes !Mais comme ton triomphe, si éloigné qu’il nous paraisse, apporte deconsolations au penseur solitaire !…

Rabelais, ayant ainsi parlé, se baissa soudain, ramassa unebouteille couverte d’une vénérable poussière, et la tendit àManfred :

– Ajoute encore celle-ci, dit-il.

Puis il reprit :

– J’ai reçu, il y a deux jours, la visite du révérendIgnace de Loyola. Et il m’a dit qu’il venait saluer en moi une desplus belles réputations de sagesse qui soient en Europe. Alors jel’ai prié d’honorer ma modeste table, et il a accepté à conditionque nul ne sache !… Comprends-tu ? Il faut qu’un jour ilpuisse m’accuser sans avoir à rougir devant moi de vouloir tuer sonhôtel… Calvin est venu hier me dire qu’il avait grand désir de meconvertir aux clartés nouvelles, c’est-à-dire à la méthode nouvellede prononcer l’Oremus ! Lui aussi a accepté de mangerà ma table, et lui aussi m’a prié de taire son nom !…

Le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte du jardininterrompit Rabelais. Il sortit rapidement de la cave et s’avança àrencontre d’un cavalier de haute mine, l’air hautain, les yeuxnoirs pleins de feu, qui s’avançait en disant avec une menaçanteironie :

– Salut à maître Alcofribas, prince de la science…

Rabelais s’inclina et répondit :

– Qu’est-ce que ma pauvre science auprès de la forte foiqui vous anime, messire ?…

– Senor della Cruz, interrompit vivement Loyola.

– La foi du senor della Cruz, reprit en souriant Rabelais,écrase la science d’Alcofribas.

– Vous n’avez donc pas la foi, maître ? demandaLoyola.

– Que serais-je si je n’avais pas la foi ! s’écriaRabelais. Mais je ne suis qu’un homme et vous êtes un saint…

À ce moment, un deuxième carrosse vint s’arrêter près de lamaison. Un homme parut…

Il avait le visage pâle et bilieux ; il était très maigre,presque décharné, ses yeux brillaient d’un éclat insoutenable et,sur ce visage émacié, semblaient deux phares brûlant dans la nuit.Cet homme, c’était Calvin.

Il vit que Rabelais n’était point seul et, tout de suite, d’unevoix glaciale, tranchante, il dit :

– Roger de Bures, gentilhomme picard, salue maître Rabelaiset la compagnie qui l’entoure.

Rabelais prit une main de Loyola et une main de Calvin, etdit :

– Le ciel me tiendra en joie jusqu’à la fin de mes jourspour avoir permis que je visse de mes propres yeux cette chosemerveilleuse entre toutes : le senor della Cruz et le seigneurRoger de Bures, deux illustres maîtres, réunis sous mon humbletoit…

Puis, se tournant vers Manfred, il ajouta :

– Celui-ci, mes hôtes, est un de mes élèves les pluschers : c’est Jean des Entommeures en personne.

– Je croyais, dit Loyola, que Jean des Entommeures était lenom d’un personnage de votre Livre seigneurial.

– Aussi est-ce par pure affection et plaisanterie que monmaître m’appelle ainsi, dit Manfred ; quant à mon vrai nom,senor, permettez que je le tienne secret. Vous savez sans doutemieux que personne qu’on a souvent besoin d’un masque auvisage.

Loyola regarda fixement ce jeune homme qui parlait avec une sibelle insolence provocante.

Cependant, on était entré dans la salle à manger, et chacunavait pris place autour de la table sur laquelle Gertrude,tremblante d’émotion, venait de déposer la fameuse omelette. Et,déjà, Rabelais avait rempli les verres.

Il levait le sien en faisant miroiter le rubis liquide, lelevant à hauteur de ses yeux attendris, et il disait :

– À vous, senor della Cruz, illustre lumière, flambeau del’Espagne ; à vous, seigneur Roger de Bures, maître essciences théologiques ; à toi, mon bien-aimé Jean, à tous, jebois en mon âme et conscience, en souhaitant du fond de mon cœurque la paix descende en vous avec l’amour des hommes, vos frères…nos frères…

Il vida son verre d’un trait… Manfred l’imita avec une sorte defurie et se versa aussitôt une nouvelle rasade qu’il vida jusqu’àla dernière goutte.

Loyola et Calvin avaient à peine mouillé leurs lèvres sur lebord de leurs verres. Ils s’observaient.

– Donc, fit Loyola en regardant fixement celui qui sefaisait appeler Roger de Bures, monsieur s’occupe de sciencesthéologiques ?

– N’est-ce pas la science des sciences ? Connaître levrai Dieu et la vraie manière de l’adorer ?

– Rome nous enseigne comment nous devons adorer Jésus et laVierge, dit Loyola d’un ton de voix qui sonnait la bataille.

Calvin pinça ses lèvres minces et, acerbe, riposta :

– La vérité est dans Rome ; mais elle est hors de Romeaussi.

– Voilà bien l’esprit d’hérésie ! On en arrive àcontester l’autorité des docteurs de la foi ! Prenez garde,monsieur, de tomber en quelque monstrueuse erreur et de glisser auxidées nouvelles. Rappelez-vous saint Augustin qui voulaitapprofondir les mystères. Qu’arriva-t-il à saint Augustin ? ilvit un enfant sur le sable du rivage. L’enfant avait fait un petittrou dans le sable ; il puisait de l’eau de mer avec unecoquille et la versait dans le trou… « Que fais-tulà ? » demanda le saint. – « Je veux, dit l’enfant,mettre là toute l’eau de l’Océan ! » Et comme saintAugustin souriait, l’ange car c’était un ange, se prit àdire : « Il me sera plus facile de transvaser toute l’eaude la mer avec cette coquille, en ce petit trou, plutôt qu’à toid’approfondir le mystère… » Et il s’évapora.

Calvin haussa les épaules.

– Dieu a permis que l’homme pût étudier et éclairer safoi…

– Il faut croire ! dit violemment Loyola.Malheur à qui ne croit pas ! Malheur à qui veutcomprendre ! Allez à Rome, monsieur ! Et prosternez-vousaux pieds du sublime pontife qui régit la chrétienté…

– Est-il besoin d’aller si loin, dit Calvin, pour constaterla corruption des cardinaux, la simonie des évêques et lapourriture du vieux monde chrétien !

Loyola pâlit et jeta un regard foudroyant sur Rabelais qui,paisiblement, dit à Manfred :

– Tu bois trop de ce vieux vin de Bourgogne, mon fils. Aveccette aile de poularde, attaque mon vin de la Devinière…

Alors Loyola ramena son regard sur Calvin.

– Voilà l’hérésie ! s’écria-t-il.

– Voilà la réforme ! dit Calvin d’une voix âpre.

– Voilà l’ennemi ! Nous le dompterons, par leciel !

– La vérité vaincra l’erreur, lorsque nous agirons épuré lareligion !

– Rome est divine, monsieur !

– Rome est en ruines !

– Avant que Rome tombe, elle aura fourni un levier poursoulever le monde !

– Et si la foi est morte, quel sera le levier ?

– La Peur ! répondit Loyola. Et, violemment, ilcontinua :

– Puisque le monde ne veut plus croire, nousterroriserons le monde. Jésus veut être adoré. Il le sera.

– Et nous, nous détruirons l’imposture. Nous trancherons lemembre qu’a pourri la gangrène afin de sauver le corps. Et lecorps, c’est la foi ! Ce qui est pourri, c’est la religion…Nous jetterons l’Église à bas pour édifier un temple nouveau, et enface de Rome, nous dresserons Genève !

– Genève ! foyer d’hérésie et d’impureté !

– Dites : foyer de lumière !

Les deux hommes étaient debout, sombres tous deux, figurant deuxsystèmes de despotisme en présence.

Entre eux Rabelais, qui les regardait avec un sourire où il yavait peut-être plus d’amertume que de gaieté.

Et, assis sur son siège, Manfred, dédaigneux d’une telledispute, était justement le symbole de cette révolte desconsciences qui exaspérait Ignace de Loyola.

– Messires, dit Rabelais en étendant ses deux bras dans unesorte de bénédiction, vous, senor della Cruz, et vous, seigneurRoger de Bures, veuillez m’écouler.

Les deux adversaires s’assirent par politesse pour leur hôte,mais en se jetant des regards menaçants.

– Est-il besoin de tant de controverses ? repritRabelais : Le monde a foi en l’être supérieur, éternel etomnicréateur. La nature entière est son domaine. La forêt est leplus beau des temples ; les monts sont des colonnes autrementbelles que les pauvres colonnes de Notre-Dame ; l’Océan est àlui seul une immense rêverie d’amour et de foi ; messires,pourquoi ne pas laisser l’humanité aimer et prier à sa guise ?Pourquoi lui imposer des règles dans un sentiment qui est si élevé,si vaste, si puissant que toute règle est presque une insulte à samajesté ?

– Et l’Écriture ? s’écria aigrement Calvin.

– Voilà bien l’idée nouvelle des philosophes, dit à sontour Loyola. Je m’étonne qu’un homme revêtu de votre caractère osesoutenir de pareilles théories et d’aussi abominables conceptionsde l’esprit religieux…

– Je m’incline devant votre haute sagesse, mon hôte, ditRabelais. Mais j’ai parlé dans un esprit d’universelleconciliation. Et j’estime que Dieu, s’il voit dans nos consciences,doit être plus satisfait de mes paroles de paix que de voscontroverses guerrières.

– Parce que vous concevez Dieu comme un être faible. Parceque vous n’avez pas compris Jésus qui est toute la force en mêmetemps que toute la douceur. Dieu est fort ! Sachez-le. Et ilveut que ses ministres soient forts… Monsieur le curé, je suisheureux de saluer en vous une des lumières de la philosophiemoderne, ajouta Loyola avec une sourde menace à peinedissimulée ; mais, je dois vous le déclarer, ce sont toutesces philosophies qui sont la cause du mal dont souffre… quedis-je ! dont meurt la chrétienté.

Calvin secoua la tête, approbateur. Lui aussi était contre les« philosophies ». Il voulait une religion.

Rabelais leur versa un verre de son clos de la Devinière.

– Buvez, mes frères, dit-il avec une souverainegravité…

Et l’accent fut tel que les deux antagonistes saisirent en effetleurs verres et, cette fois, le vidèrent d’un trait.

Alors Rabelais eut un sourire de satisfaction malicieuse.Loyola, plus fougueux, reprit :

– Ces philosophies, je leur déclare une guerre à mort. Cesera avant peu l’extermination des hérésies et de la science. Lascience est maudite. L’ignorance est sacrée. En Espagne, nous avonscommencé à traquer les faiseurs de livres. En France, j’ai obtenudu roi chrétien François de Valois que les mêmes poursuites soientcommencées. Malheur ! trois fois malheur aux hérétiques et auxsavants ! Il y a à Paris un homme de perdition : EtienneDolet… Nous voulons tuer la science. Pour tuer la science, noustuerons l’imprimerie. Pour tuer l’imprimerie, nous tuerons Dolet.(Manfred serra les poings.) Il y a à Paris un foyer depestilence morale, je veux dire de révolte : la Cour desMiracles, qui n’est pas seulement le cloaque des mendiants et destruands, qui est aussi la fournaise profonde où bouillonnentsourdement les révoltes contre les autorités sacrées. Nousdétruirons de fond en comble la Cour des Miracles. (Manfredpâlit.) C’est une guerre qui commence, je vous le déclare. Ilfaudra choisir entre la croix et le bûcher. Ou la croix dominera lemonde, ou le monde deviendra un véritable bûcher !…

– La croix dominera le monde, dit alors Calvin, mais ceuxqui la présentent aux peuples sont des hommes pervers. Il faut denouveaux prêtres.

– Malheureux ! Oseriez-vous contester l’autorité dupape ?

– Je la nie ! dit Calvin froidement.

Loyola se leva. Il était blême de fureur.

– Messire, dit-il à Rabelais, en quel guet-apensm’avez-vous attiré ?…

– Eh quoi ! s’écria Rabelais. Vous êtes tous deux desintelligences supérieures et vous ne pouvez respecter en chacun devous la pensée adverse !… La pensée n’est-elle pas sacrée,elle aussi ! Vous offensez le Dieu que vous prétendezservir !…

– Adieu ! fit brusquement Loyola.

Il sortit en toute hâte.

Dans le jardin, où Rabelais l’accompagna, il demanda :

– Comment s’appelle ce Roger de Bures ?…

– Je ne lui connais pas d’autre nom…

– Voulez-vous que je vous le dise, son vrai nom ?…

– Je l’attends avec curiosité…

– Calvin !…

– Serait-ce possible !

– Calvin l’impie ! Calvin l’hérétique ! Calvinest en France ! Calvin est à Paris ! Et la France nes’abîme pas sous quelque cataclysme !

– Calmez-vous, vénérable père…

– Vous avez raison, dit soudain Loyola en prenant un visagesouriant. Ce malheureux n’est peut-être qu’égaré… Tâchez de leramener à la vraie foi…

– J’y tâcherai…

– Est-il chez vous pour quelque temps ?

– Peut-être pour deux ou trois jours… Mais j’ignorais… Vousm’avez ouvert les yeux… Je ne veux pas que mon toit abritel’hérésie…

– Gardez-vous de le renvoyer, dit vivement Loyola. Faitesau contraire tout ce que vous pourrez pour l’endoctriner quelquepeu…

– Je vais m’y employer…

– Quelle victoire si vous pouviez le ramener àl’Église !

– Vous me montrez ma voie !…

– Je suis sûr que si vous avez avec lui un entretien, dèsce soir même vous aurez déjà obtenu un résultat…

– J’ose l’espérer…

– Adieu donc, messire. Je pars… Je retourne au fond de monmonastère méditer dans le silence et la prière la parole divine quenous sommes chargés de répandre.

– Et moi, je vais méditer votre parole, illustre maître. Cejour sera un des plus beaux et des plus nobles de ma vie… Jeconserverai le verre que vous avez touché, et nul au monde n’yposera plus ses lèvres…

Loyola monta dans sa voiture qui partit aussitôt. En hâte,Rabelais rentra dans la salle à manger.

– Savez-vous comment s’appelle l’homme qui sortd’ici ? demanda-t-il à Calvin.

– Quel qu’il soit, c’est un être de mort !…

– Il s’appelle Ignace de Loyola.

– Lui !… Je l’avais presque deviné !…

– Si vous m’en croyez…

– Je comprends : je vais prendre à l’instant même lechemin de Genève…

Rabelais sourit. Hâtivement, Calvin fit ses adieux à son hôte etdeux minutes plus tard son carrosse partait à fond de train. AlorsRabelais eut un rire large et sonore.

– Que dis-tu de la farce ? demanda-t-il à Manfred quibouclait son épée.

– Je dis, maître, que vous venez de vous faire deux ennemisterribles. Ils ne vous pardonneront jamais.

– Bah ! je ne les crains pas… J’ai pour moi le roi…J’ai mieux encore… j’ai ma conscience… Mais maintenant que noussommes seuls, buvons quelques verres de ce vin qui réconforte, etparlons un peu de ton voyage…

– Mon voyage est terminé, maître ; je rentre àParis !

– Tu vas chez Dolet ?…

– D’abord ! Et puis à la Cour des Miracles !Votre Loyola parle de tout exterminer, de tout pourfendre, de toutbrûler… Peut-être ne se doute-t-il pas qu’il y a des gens décidés àse défendre… Ah ! maître, je m’ennuyais, je revis !Bataille, puisqu’on veut la bataille ! Guerre à mort, puisquec’est par la guerre qu’on prétend nous dompter ! Sous peu,maître, vous entendrez parler de grandes choses !…

Manfred se dirigea à son tour vers la porte du jardin, sautalégèrement sur son cheval et partit au galop.

Rabelais, mélancoliquement, remplit son verre et le fit miroiterun instant à la lumière.

Puis, lentement, il le but, le savoura. Et il murmura :

– Est-il vraiment possible que les hommes passent leur vieà s’entre-déchirer quand il y a tant de sujets de réjouissance encommun !

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