813

4.

Il retrouva son auto sur la grand-route.

– Chez moi, dit-il à Octave.

Chez lui il demanda la communication de Neuilly, téléphona sesinstructions à celui de ses amis qu’il appelait le Docteur, puiss’habilla.

Il dîna au cercle de la rue Cambon, passa une heure à l’Opéra,et remonta dans son automobile.

– À Neuilly, Octave. Nous allons chercher le Docteur. Quelleheure est-il ?

– Dix heures et demie.

– Fichtre ! Active !

Dix minutes après, l’automobile s’arrêtait à l’extrémité duboulevard Inkermann, devant une villa isolée. Au signal de latrompe, le Docteur descendit. Le prince lui demanda :

– L’individu est prêt ?

– Empaqueté, ficelé, cacheté.

– En bon état ?

– Excellent. Si tout se passe comme vous me l’avez téléphoné, lapolice n’y verra que du feu.

– C’est son devoir. Embarquons-le.

Ils transportèrent dans l’auto une sorte de sac allongé quiavait la forme d’un individu, et qui semblait assez lourd. Et leprince dit :

– À Versailles, Octave, rue de la Vilaine, devant l’hôtel desDeux-Empereurs.

– Mais c’est un hôtel borgne, fit remarquer le Docteur, je leconnais.

– À qui le dis-tu ? Et la besogne sera dure, pour moi dumoins… Mais sapristi, je ne donnerais pas ma place pour unefortune ! Qui donc prétendait que la vie estmonotone ?

L’hôtel des Deux-Empereurs… une allée boueuse deux marches àdescendre, et l’on pénètre dans un couloir où veille la lueur d’unelampe.

Du poing, Sernine frappa contre une petite porte.

Un garçon d’hôtel apparut. C’était Philippe, celui-là même àqui, le matin, Sernine avait donné des ordres au sujet de GérardBaupré.

– Il est toujours là ? demanda le prince.

– Oui.

– La corde ?

– Le nœud est fait.

– Il n’a pas reçu le télégramme qu’il espérait ?

– Le voici, je l’ai intercepté. Sernine saisit le papier bleu etlut.

– Bigre, dit-il avec satisfaction, il était temps. On luiannonçait pour demain un billet de mille francs. Allons, le sort mefavorise. Minuit moins un quart. Dans un quart d’heure le pauvrediable s’élancera dans l’éternité. Conduis-moi, Philippe. Reste là.Docteur.

Le garçon prit la bougie. Ils montèrent au troisième étage etsuivirent, en marchant sur la pointe des pieds, un corridor bas etpuant, garni de mansardes, et qui aboutissait à un escalier de boisoù moisissaient les vestiges d’un tapis.

– Personne ne pourra m’entendre ? demanda Sernine.

– Personne. Les deux chambres sont isolées. Mais ne vous trompezpas, il est dans celle de gauche.

– Bien. Maintenant, redescends. À minuit, le Docteur, Octave ettoi, vous apporterez l’individu là où nous sommes, et vousattendrez.

L’escalier de bois avait dix marches que le prince gravit avecdes précautions infinies. En haut, un palier et deux portes. Ilfallut cinq longues minutes à Sernine pour ouvrir celle de droitesans qu’un grincement rompît le silence.

Une lumière luisait dans l’ombre de la pièce. À tâtons, pour nepas heurter une des chaises, il se dirigea vers cette lumière. Elleprovenait de la chambre voisine et filtrait à travers une portevitrée que recouvrait un lambeau de tenture.

Le prince écarta ce lambeau. Les carreaux étaient dépolis, maisabîmés, rayés par endroits, de sorte que, en appliquant un œil, onpouvait voir aisément tout ce qui se passait dans l’autrepièce.

Un homme s’y trouvait, qu’il aperçut de face, assis devant unetable… C’était le poète Gérard Baupré.

Il écrivait à la clarté d’une bougie.

Au-dessus de lui pendait une corde qui était attachée à uncrochet fixé dans le plafond. À l’extrémité inférieure de la corde,un nœud coulant s’arrondissait.

Un coup léger tinta à une horloge de la ville. « Minuit moinscinq, pensa Sernine. Encore cinq minutes. » Le jeune homme écrivaittoujours. Au bout d’un instant il déposa sa plume, mit en ordre lesdix ou douze feuillets de papier qu’il avait noircis d’encre, et semit à les relire.

Cette lecture ne parut pas lui plaire, car une expression demécontentement passa sur son visage. Il déchira son manuscrit et enbrûla les morceaux à la flamme de la bougie. Puis, d’une mainfiévreuse, il traça quelques mots sur une feuille blanche, signabrutalement et se leva. Mais, ayant aperçu, à dix pouces au-dessusde sa tête, la corde, il se rassit d’un coup avec un grand frissond’épouvante.

Sernine voyait distinctement sa pâle figure, ses joues maigrescontre lesquelles il serrait ses poings crispés. Une larme coula,une seule, lente et désolée. Les yeux fixaient le vide, des yeuxeffrayants de tristesse, et qui semblaient voir déjà le redoutablenéant.

Et c’était une figure si jeune ! des joues si tendresencore, que ne rayait la cicatrice d’aucune ride ! et des yeuxbleus, d’un bleu de ciel oriental.

Minuit, les douze coups tragiques de minuit, auxquels tant dedésespérés ont accroché la dernière seconde de leurexistence !

Au douzième, il se dressa de nouveau et, bravement cette fois,sans trembler, regarda la corde sinistre. Il essaya même un sourire– pauvre sourire, lamentable grimace du condamné que la mort a déjàsaisi.

Rapidement il monta sur la chaise et prit la corde d’unemain.

Un instant il resta là, immobile, non point qu’il hésitât oumanquât de courage, mais c’était l’instant suprême, la minute degrâce que l’on s’accorde avant le geste fatal.

Il contempla la chambre infâme où le mauvais destin l’avaitacculé, l’affreux papier des murs, le lit misérable.

Sur la table, pas un livre : tout avait été vendu. Pas unephotographie, pas une enveloppe de lettre ! il n’avait plus nipère, ni mère, plus de famille… Qu’est-ce qui le rattachait àl’existence ? Rien, ni personne.

D’un mouvement brusque, il engagea sa tête dans le nœud coulantet tira sur la corde jusqu’à ce que le nœud lui serrât bien le cou.Et, des deux pieds renversant la chaise, il sauta dans le vide.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer